Vendredi 01.05.15 - 19.01h
Je plonge ici dans ma mémoire. Nuremberg, juillet 1971. Au cœur de l’un des nombreux, étincelants étés allemands de mon adolescence, j’ai eu le privilège d’aller voir le Götz von Berlichingen, de Goethe, au théâtre. Je me souviens que c’était un dimanche soir. Je me plaisais infiniment à Nuremberg : je venais, quelques jours auparavant, d’y visiter avec fascination la grande expo Dürer, dans sa ville natale, pour ses 500 ans. J’ai consigné tout cela sur mon Tagebuch, mais n’ai nul besoin de le consulter : je venais de fêter mes treize ans, j’étais incroyablement motivé pour la culture allemande, je me souviens de tout. Comme si c’était hier.
Götz von Berlichingen est une pièce de jeunesse de Goethe, écrite à 23 ans, sans doute même un peu avant. Elle constitue l’un des actes fondateurs du Sturm und Drang, ce séisme littéraire de la seconde partie du dix-huitième siècle, où l’Allemagne prend congé de l’influence française pour aller creuser dans sa propre Histoire : en l’espèce, les grands confits germaniques du seizième, dont la Guerre des Paysans. Goethe ressuscite, plus de deux cents ans après sa mort, un personnage historique qui lutte pour l’identité allemande et pour la liberté : « Freiheit, Freiheit, Freiheit » : ce sont ses derniers mots, sur scène. La langue, surtout, contraste avec celle de l’Aufklärug, elle est plus dialectale, plus populaire, plus allemande. Au fond, avant l’heure, Goethe, avec cette pièce, nous fait du Schiller.
Tout cela, je n’en avais évidemment nulle conscience. Mais ce drame allemand m’avait fasciné. La qualité de la langue, la main de fer du chevalier, la voix rocailleuse du personnage principal, les tonnerres d’applaudissements, à la fin. Je n’ai lu la pièce que plusieurs années plus tard. Mais je crois bien que c’est là, ce dimanche soir, qu’une inconsciente décision en moi a dû émerger. Je crois aussi que cet été de juillet 1971 en Franconie, ma fascination pour les bords du Main, mon émotion de retrouver, à Würzburg, une célèbre maison dans laquelle avait vécu ma mère dans les années 1937-1938, tout cela a déterminé en moi quelque chose de capital, pour la suite.
J’ignore absolument pourquoi, maintenant, j’écris ces lignes. Je crois simplement que j’arrive à un âge où la mémoire est encore totalement intacte, et où s’active un besoin puissant de revivre des émotions de jeunesse. Ce théâtre, cette scène finale, ce Nuremberg de 1971, tout cela me remonte avec une incroyable précision. Si je devais, un jour, publier un livre, je veux dire autre chose que les chroniques du temps, il est certain que les années allemandes de mon adolescence y tiendraient un rôle central.
Pascal Décaillet