Samedi 18.04.15 - 18.27h
Un décor de radio-théâtre, années cinquante. Une scène, toute en longueur, deux rangées de spectateurs. On arrive, on a un peu peur : on se dit certes qu’on va écouter l’un des récits les plus éblouissants jamais écrits, mais enfin deux heures de « lecture », ça peut risquer d’être dur. On se trompe, et on s’en rend compte, pour son plus grand bonheur, dès les premières minutes : ce qu’ont réussi Daniel Wolf et ses douze comédiens, en nous restituant les dialogues du « Procès » de Kafka, saisit, ravit. Ils sont debout, face aux gros micros de l’époque, lisent leur texte, laissent tomber par terre la partie déjà lue, cela se fait en effet en radio. On se croirait dans un enregistrement « d’Enigmes et Aventures », à la grande époque. Au studio 15. Ou au studio 8.
Ils lisent, et puis ils interprètent. Lisent. Jouent. Et nous séduisent. Après neuf répétitions seulement, ça n’est déjà plus une simple « lecture », c’est autre chose. Et l’état, inédit, de cet intermédiaire nous restitue, dans son rythme, sa musicalité, et surtout son absolue drôlerie, l’univers de ce récit, appelé « roman », composé en 1914, publié en 1925, un an après la mort de Kafka, à l’âge de 41 ans. Oui, ce « Procès », devenu l’un des grands textes de la littérature universelle, que tout le monde connaît ou croit connaître, l’ayant lu ou non, parce que son auteur est devenu aussi célèbre qu’une chose, un objet, un concept : on dit « kafkaïen » pour « absurde », « complexe », « bureaucratique », etc. On dit « Kafka » comme on dit « frigo ».
Et justement, la vertu première de cette mise en bouche est de laisser venir à nos oreilles l’incomparable petite musique de l’un des plus grands prosateurs de la littérature de langue allemande. Toute ma vie, je me suis interrogé sur la nature profonde de l’oralité, sa vraie différence avec l’écrit, ou la lecture silencieuse, la réalité non masquée des enjeux d’une prise de parole en public. Ou de la lecture d’un texte à haute voix. « Mit lauter Stimme ». Hier soir, à la Comédie, devant le savoir-faire de ces comédiennes et comédiens, je n’ai cessé de penser à la saisissante épaisseur de ce mystère. Pourquoi fait-on de la radio ? Pourquoi, à tel point, rêvons-nous d’en faire ? La radio, ce qu’elle implique, ce qu’elle charrie, ne se limite pas, dans « Processus Kafka » de Daniel Wolf, à un simple artifice de décor. Elle a une autre fonction, profonde, dans les enjeux du texte.
Alors, quoi ? Alors, c’est l’histoire de ce fameux Joseph K., remarquablement interprété par le jeune et troublant Jean-Aloïs Belbachir, qui, un beau matin, se fait « arrêter », sans pour autant qu’on le conduise en prison, et surtout sans avoir la moindre idée de la cause des ennuis que lui veut la justice. La mise en lecture de Daniel Wolf procède à un découpage nous restituant les scènes les plus mythiques de ce récit, dont nous retiendrons notamment trois monologues : celui de Me Huld, l’avocat (Armen Godel). Celui de Titorelli, artiste-peintre (Pascal Berney). Celui, célébrissime, et sur lequel tant de commentateurs se sont exprimés, dont George Steiner, du prêtre (Jacques Maitre), aumônier du tribunal : la fameuse Parabole de la Loi, éditée séparément, en 1915, dix ans avant la publication intégrale et posthume du Procès «sous le titre « Vor dem Gesetz ». N’entrons pas ici dans la question majeure et capitale de ce qui fut finalement publié, ou non, dans l’œuvre de Kafka, en fonction – oui non – des désirs de l’auteur, avec le rôle, comme on sait, de son ami Max Brod.
Il y avait deux classes, hier soir, niveau Maturité. Je me dis que certains de ces élèves, un ou deux peut-être, entreront un jour dans la lecture de Kafka grâce à cette mise en oralité. Les gens de théâtre d’hier leur en auraient donné le goût. Reste le mystère de ce récit à nul autre pareil, la profondeur des énigmes, à l’image de ce discours du Gardien de la Porte, dans la Parabole de la Loi, prophétique et sibyllin, ouvert et fermé comme une parole oraculaire, riche de multiples sens, dénué d’issue apparente. Quelque chose comme un texte sacré, livré à l’état brut, sans apparat critique. Pour la seule richesse de ses sons. Et le ravissement – comme en radio – de notre appétit musical, qui précède, en le dévorant, celui de notre entendement.
Pascal Décaillet
*** « Processus Kafka ». Direction Daniel Wolf. Encore ce soir (samedi), 19h, et demain (dimanche), 17h, à la Comédie.