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Liberté - Page 945

  • Togo-Frambois : l'exil sans le royaume

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    Lundi 27.04.15 - 15.08h

     

    Un peu plus d’une heure. C’est le temps nécessaire, sans se presser, à la lecture du « Journal d’un exilé » de Yaovi Mawussi Bossa, également appelé « Olivier », publié il y a quelques jours, à compte d’auteur, à Genève. J’en ai reçu un exemplaire grâce à Ridha Ben Boubaker, Tunisien de Genève, un homme d’une belle conscience panafricaine, qui m’a parlé de cet ouvrage jeudi dernier. Ce soir, si tout va bien, l’auteur devrait être sur le plateau de Genève à chaud.

     

    C’est un récit d’exil parmi des centaines d’autres. L’homme, d’une heure à l’autre, doit s’extirper de son pays, le Togo, prendre la fuite. Entre ce moment-là et aujourd’hui, il nous raconte par le détail l’itinéraire d’un demandeur d’asile en Suisse. Et c’est la première vertu de ce témoignage : donner au « requérant » (je n’ai, pour ma part, jamais aimé ce mot, pour des raisons de laideur sonore autant que de participe présent administratif) un visage, un parcours, une sensibilité, un destin. Nous ne sommes ni dans l’ordre de la masse qui submerge, ni dans celui de l’anonymat, nous avons juste affaire à un humain, face à une machine. Je crois savoir que l’un des plus puissants prosateurs de la littérature universelle avait, un jour de 1914 à Prague, rédigé un récit de ce genre.

     

    Et puis, tiens, voilà par exemple la vie quotidienne à Frambois, « cette colonie de vacances », comme l’appelle non sans humour l’auteur, page 47. Frambois, avec d’autres yeux que ceux de M. Maudet. Frambois, étape administrative dans une jungle sans issue. Frambois, oui, les co-détenus, la correspondance avec l’avocat, commis d’office. Mais aussi, les interrogatoires, l’Office de la population, la jungle qui sécrète une autre jungle. Aujourd’hui, si j’ai bien compris, Olivier est en attente de renvoi.

     

    Mais comprendre la complexité administrative du traitement des demandeurs d’asile, en Suisse, n’est pas simple. Ce dossier-là a été très volontiers, depuis des décennies, laissé par les politiques aux méandres de la bureaucratie. Ce petit livre, ou disons ce récit broché, enfin ce codex improvisé, nous restitue tout cela. Non à travers le regard des fonctionnaires. Mais par le prisme d’un être humain, celui d’un destin. C’est le sien. Et cela pourrait, tout autant, être celui de chacun de nous.

     

     

    Pascal Décaillet

     

    *** Le Journal d'un Exilé - Par Yaovi Mawussi Bossa - Publié à compte d'auteur - Genève, mars 2015 - 89 pages.

     

  • Russie-Occident : lumineux ouvrage de Guy Mettan

     

    Dimanche 26.04.15 - 17.03h

     

    480 pages d’un voyage saisissant à travers l’Histoire. Quelques heures de lecture, pour revivre avec l’auteur un millénaire de relations entre l’Occident et la Russie. Guy Mettan est député, ancien président du Grand Conseil genevois, directeur du Club Suisse de la Presse. Mais il est avant tout un rigoureux historien de formation, fouineur, passionné, chasseur de préjugés. Contre l’esprit du temps, la doxa dominante sur une question politique ou historique, il n’a pas peur de se faire des ennemis. Revoilà le Guy Mettan qui me plaît infiniment, celui par exemple qui savait, dans les guerres balkaniques des années 90, refuser la diabolisation d’un camp, plonger dans l’Histoire pour expliquer le présent, démarche autrement plus complexe que la simple dénonciation, sur la seule base d’une posture humanitaire ou morale.

     

    Bien sûr, me direz-vous, le Valaisan Mettan, enfant d’Evionnaz, est citoyen russe (ayant adopté une enfant de ce pays), et préside la Chambre de Commerce Suisse-Russie. C’est vrai. On partagera ou non ses conclusions, mais de grâce, qu’on prenne la peine de lire son livre. Qu’on accepte de parcourir, en sa compagnie, le chemin éclairant qu’il nous propose, de Charlemagne à nos jours. Vous y découvrirez des faits. Rien que des faits. Dont une quantité, totalement inédits à l’état actuel de nos connaissances. Pour ma part, sauf peut-être dans le chapitre sur la russophobie allemande, où j’étais pas mal en terrain connu par ma passion pour l’Histoire germanique, j’ai appris des tonnes de choses passionnantes. Elles ne vous amèneront peut-être pas, à la fin du livre, à partager l’amour de mon compatriote Mettan pour la Sainte Russie, ni bien sûr les options politiques de Poutine. Mais elles vous auront donné un éclairage précieux, documenté, sur la manière dont l’Occident, au fil du temps, a forgé l’image d’une Russie maléfique et dangereuse.

     

    "J'avais la rage"

     

    « J’ai écrit ce livre parce que j’avais la rage », m’a confié Guy Mettan jeudi dernier. La rage : un mot qui tranche, quand on connaît le caractère paisible, débonnaire, de ce politicien modéré, comme peut l’être la démocratie chrétienne en Suisse. La rage, contre les préjugés antirusses. La rage, contre la méconnaissance. La rage, contre les moralistes qui adjugent le bien ou le mal, sans tenter de comprendre les racines. D’où l’essentiel de l’ouvrage, une savante et captivante vision diachronique, remontant à Charlemagne, et à une querelle un peu oubliée de nos jours, celle du « Filioque ». Entendez une différence d’interprétation, dans le Credo, entre l’Eglise romaine et l’Eglise grecque (Byzance), sur la part du Fils (entre le Père et le Saint Esprit) dans la Trinité. Querelle qui sera la source du Grand Schisme d’Orient, en 1054. Avec une belle pédagogie, Guy Mettan nous rappelle comment l’Occident a instrumentalisé cette dissension sur le dogme pour asseoir sa suprématie sur l’Orient.

     

    Et puis, l’auteur, sources et documents à l’appui, nous promène, dans les chapitres centraux du livre, à travers quatre grandes « russophobies » : celle des Français, des Anglais, des Allemands, puis (plus tard) des Américains. Où il est question du faux testament de Pierre le Grand sous Louis XV (pages 183 et suivantes), où se construit le mythe de l’expansionnisme russe. Ou encore (pages 233 et suivantes), du retournement des Anglais contre les Russes, pour des questions de domination maritime, après la chute de Napoléon (1815), avec le rôle de l’indépendance grecque et l’écrasement de la révolte polonaise. Mais aussi (pages 259 et suivantes), du rôle politique joué par le mythe de Dracula. Le champ de ces références-là, littéraires et culturelles, il fallait tout de même avoir l’ardeur et l’audace de le labourer : Guy Mettan l’a fait.

     

    Russie et vision romantique de la germanité

     

    J’en viens au chapitre le plus puissant pour moi, à la fois en vertu de ma passion pour l’Histoire allemande, mais aussi parce qu’il est le plus éclairant sur les actuelles positions de « l’Europe » d’aujourd’hui, principalement celles de l’Allemagne de Mme Merkel, dans l’affaire ukrainienne en cours. C’est, évidemment, le chapitre « Russophobie allemande » (pages 271 à 321). Je demande à chaque lecteur de mon blog de bien vouloir prendre connaissance, au moins, de ces cinquante pages-là. Parce que l’auteur va chercher dans l’Histoire, tous régimes confondus, les liens d’intérêts profonds de l’Allemagne face à son « Lebensraum » (page 293) de l’Est, donc en premier face à la puissance russe.

     

    Guy Mettan remonte (page 274) à la vision romantique de la germanité (Sturm und Drang, Lessing, Herder, Goethe, Schiller, Hölderlin, Fichte), sous les lumières de Kant et celles de Hegel, bref, toute cette exceptionnelle fin du dix-huitième siècle dans la littérature et la philosophie germaniques (on pourrait aussi parler de la musique). Et j’aurais voulu, pour ma part, c’est l’une de mes rares réserves sur le livre, que cette étape, majeure, fût davantage approfondie et développée par l’auteur. Il nous décrit comment la russophobie fut, au fil des décennies, un passage obligé des manuels scolaires allemands. Et comment cette vision, du reste, a survécu à la Seconde Guerre Mondiale, aux sept millions de morts allemands, aux vingt millions de morts soviétiques.

     

    « En 2014, écrit Guy Mettan (page 317), l’Allemagne a enfin obtenu son Lebensraum à l’Est ». Il nous décrit comment, par d’autres moyens que naguère, Mme Merkel accomplit, pacifiquement, en douceur, et avec la bénédiction de la communauté internationale, une œuvre d’expansion de l’influence allemande sur ses marches orientales. Ce chapitre-là, capital en soi, tellement crucial pour qui veut scruter la question ukrainienne avec les lunettes de l’analyse diachronique, est tellement vaste qu’il pourrait faire l’objet d’un nouveau livre. En attendant, j’encourage tout lecteur de ce blog à se saisir du bouquin de Mettan. Et à le lire. Nul n’en sera déçu : au-delà des options idéologiques des uns et des autres, il nous livre des faits, un éclairage, une vision, une compétence. Merci, Guy Mettan.

     

    Pascal Décaillet

     

    *** Russie-Occident: une Guerre de Mille Ans. Par Guy Mettan. Editions des Syrtes. Mars 2015.

     

  • Pierre Weiss : chaleur et lumière

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    Hommage - Samedi 25.04.15 - 17.59h

     

    Un homme de parole, un amoureux du verbe et de la musique, un redoutable bretteur, un fou de politique, une âme ouverte à la dimension spirituelle. Tel était Pierre Weiss, qui vient de nous quitter après un très courageux combat contre la maladie. Un homme habité par la vie. Tout sonore de l’excitation d’être. Un homme de culture, sensible aux langues (il en parlait plusieurs, dont l’italien), à la musicalité des syllabes, au chant des phrases. Orateur, il cherchait tout en parlant, s’écoutait dire, scandait, variait le tempo, décochait : le rythme, dans son discours, occupait une place majeure.

     

    Il ne lisait pas, Dieu merci. Il devait avoir quelques mots-clefs, savait de toute façon où il allait, se laissait trahir par ses propre pièges, et justement cette imperfection le servait, authentifiant l’improvisation. L’oralité est un métier, il l’avait appris très tôt, je sais exactement où et avec quels maîtres. Il savait avec une belle maîtrise compenser le défaut de grave, dans la tonalité de sa voix, par l’exubérance, tel le rossignol, sur la plus haute branche.

     

    Nous n’étions pas d’accord, Pierre Weiss et moi, sur le rôle de l’Etat en politique, disons que j’en voulais plus que lui. Ni sur le libre-échange économique. J’ai toujours été protectionniste, lui pas. Mais en vérité, combien ces dissensions-là sont vaines, lorsque remonte à la mémoire le champ de ce qui fut partagé. Nous avons eu les mêmes professeurs, dans cette école où j’ai passé onze années de ma vie et où, de six ans mon aîné, il m’avait précédé. Nous en parlions souvent, laissant se mélanger nos nostalgies, puissantes.

     

    Pierre Weiss était un homme de culture. Son rapport à la musique, par exemple, était bouleversant. Sa relation, aussi, avec la langue italienne, si subtile, si complexe. Son ancrage dans les humanités. Sa passion rhétorique pour la « disputatio », la joute oui, mais aussi construite que vivace, où la structure le dispute à l’étincelant. Parler en public comme on se met, au sens propre, à l’ouvrage. L’improvisation ne s’improvise pas.

     

    Il y aurait beaucoup à dire sur le lien qu’entretenait cet homme de passion avec les Lumières. Il n’en était héritier que partiellement, dans l’ordre de la liberté, qui nous réunit tous. Mais lorsqu’il n’était plus nécessaire de démontrer du haut d’une tribune, cet homme, en cercle plus fermé, ne cachait pas la part de spiritualité dans son chemin. Dans ces échanges-là, on pouvait découvrir une autre dimension que le métallique « Freisinn » de certains de ses collègues de parti. Aussi, ses goûts littéraires, et surtout musicaux, attestaient d’une incroyable ouverture à cette part de l’intime et du tellurisme que d’aucuns, pour faire court, ont appelé « le romantisme ». Disons, tout au moins, la dimension lyrique, celle qui s’en va faire vibrer d’autres cordes que les seuls accents de la Raison. Vernunft.

     

    Le monde politique genevois perd un homme d’une grande valeur. Un humaniste, l’un des derniers. Trempé dans la splendeur et la puissance du verbe. Habité par l’oraison. A sa famille, ses proches, émotion et sympathie. Quelque part, dans la partition inachevée du cosmos.

     

    Pascal Décaillet