Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Série Allemagne

  • Série Allemagne, no 32/144 : de Lübeck à Venise, l'âme errante d'un génie

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 32 – Mort à Venise ! Lire et relire cette nouvelle de moins de 70 pages, d’une densité exceptionnelle, publiée en 1912. Et s’immerger dans le style d’un génie, nommé Thomas Mann.

     

     

    Je n'avais plus repris Thomas Mann dans le texte depuis un certain temps, la retrouvaille est saisissante. Idole de ma jeunesse, avec Kafka, l'homme de Lübeck est l'un des narrateurs les plus exigeants de la langue allemande. La longueur de certaines phrases, l'enchevêtrement des subordonnées dans une principale qui s'étire jusqu'au verbe final, la complexité des incises, n'en font pas un auteur facile. Sa syntaxe, d'une subtilité exceptionnelle, nous ramènera plus facilement à la langue de Proust, avec son génie du détour, qu'à la simplicité de Gide. Entrer dans cette oeuvre, dans cet allemand d'une incroyable nuance lexicale et structurelle, c'est accepter le prix de la saveur. Bref, il faut s'accrocher.

     

    Mais au prix de quel bonheur ! Les deux premiers tableaux de "Der Tod in Venedig" (1912) sont une plongée dans les entrailles de la langue, celle de Luther et des Frères Grimm, celle de la philosophie aussi. Et même celle de la médecine, ce qui est courant dans l'univers romanesque européen de ces années-là, et particulièrement dans l'oeuvre de Thomas Mann. Lire "Der Zauberberg" (1924).

     

    D'abord, la promenade dans Munich, Prinztregentenstrasse, d'un homme d'âge mûr, écrivain de son état, ses traits physiques, son visage, des indications sur sa santé, son caractère dominateur, son éducation, ce qui lui traverse l'âme. Les mots sont incroyablement choisis, le souci de précision confine au terrifiant. Thomas Mann n'est pas un approximatif : le plus grand prosateur de langue allemande (avec Kafka) n'écrit ni pour se distraire, ni pour passer le temps, mais pour accomplir une oeuvre au millimètre, dans la souffrance et l'insatisfaction, tant que le mot juste n'est pas à la bonne place.

     

    Tableau suivant, digne de l'époustouflant traveling (l'entrée à New York) du roman "Amerika", de Kafka, exactement contemporain de "Der Tod in Venedig" : le même écrivain, Gustav von Aschenbach, arrive à Venise, par la mer, en provenance d'Istrie. Cette scène du bateau, avec le fourmillement de ses personnages, des commerçants croates, des étudiants, Venise qui se précise dans l'horizon qui se dérobe, les premières plages, et enfin le Grand Canal, la descente à terre, le reste du trajet en gondole pour se rendre à l'hôtel, Aschenbach qui s'assoupit en le laissant bercer, Venise qui doucement s'instille en lui, le jeu des vagues et du reflux, chaque mot sonne juste, chaque phrase est le plan d'un film. Nous n'en sommes qu'au texte, en 1912, mais Visconti et Benjamin Britten sont déjà là, tout est posé, tout est fixé, délimité, tout est jeté, tout est dit. Thomas Mann n'écrit pas seulement une histoire, il la scénarise déjà pour des interprétations futures. Cela s'appelle autorité, du mot "auteur".

     

    Je ne vous ai même pas encore parlé de Tazio, je sais qu'il va surgir, je prends mon temps. Je reviendrai sur tout cela dans la suite de cette Série. Sur Mort à Venise. Sur Thomas Mann, et son art du récit. Sur les Buddenbrook. Sur le Zauberberg. Sur quelques oeuvres moins connues, aussi, comme Tristan. Je vous parlerai aussi de Lübeck, merveille de ma jeunesse, Venise hanséatique, autre Venise ! Mais c'est une autre histoire. Ou peut-être, dans les strates du romancier, toujours la même. Celle de son enfance recommencée.

     

     Pascal Décaillet

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux – Une Série racontant le destin allemand, de 1522 (traduction de la Bible par Luther) jusqu’à nos jours. Les 24 premiers épisodes ont été publiés en 2015, et peuvent être lus directement en consultant ma chronique parue le 11 juillet 2020, ici :

    https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2020/07/11/serie-allemagne-c-est-reparti-307498.html .

    La Série n’est pas chronologique, elle suit mes coups de cœur, mes envies, mes lectures. Lorsqu’elle sera achevée, une version rétablissant la chronologie vous sera proposée.

     

     

     

     

     

     

     

  • Série Allemagne - No 31/144 - 1918-1919 : la gentille Bavière aux avant-postes de la Révolution !

     

    Mardi 05.01.21 - 17.03h

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 31 – La Révolution allemande de 1918/19, je vous en parle souvent dans cette Série, et j’y reviendrai largement, tant elle est fondamentale. Mais saviez-vous que la calme Bavière a été le théâtre, dès novembre 1918 et pendant toute l’année 1919, des épisodes les plus radicaux de cette Révolution ? Avec des Soviets locaux, directement inspirés de la Révolution russe, deux ans auparavant ! Au point qu’on nommera la Bavière de ces deux années terribles « la République des Conseils ».

     

    La Bavière ! Que seraient les Allemagnes, sans cet Etat immense, riche d’une Histoire complexe et mal connue, qui s’étend des Alpes, à la frontière autrichienne, jusqu’à la Thuringe protestante, le pays de Luther ? Rien que l’Histoire bavaroise justifierait 144 épisodes, il nous faut choisir, braquer nos projecteurs sur des moments précis, mettre en contexte en tâchant d’être simples. Pour la Bavière, cette tâche de clarification (Aufklärung) vient se heurter à la redoutable puissance d’une imagerie populaire, entretenue par les Bavarois eux-mêmes, principalement ceux du Sud, l’Oberbayern, dans la région – en effet féérique – des lacs et des Alpes. Le blason touristique est une chose. La démarche historique en est une autre. Elle exige d’aller quérir le réel, derrière l’image.

     

    En première lecture, la mythologie bavaroise nous brandit un paravent : les montagnes, les lacs sublimes de l’extrême-sud, les églises baroques, où la Contre-Réforme fit merveille (ne manquez en aucun cas la Basilique d’Ottobeuren, où j’ai passé l’été 1973, et où j’ai vu Eugen Jochum diriger Bruckner), l’Oktoberfest de Munich, les Châteaux de Louis II, la bière, la mousse, les chapeaux à plumes, les culottes de cuir. Tout cela existe, j’y ai passé tant de temps moi-même, encore cet été 2020, au retour de l’ex-DDR. Tout cela existe, mais n’est qu’une partie de la vérité bavaroise. La plongée dans les livres d’Histoire nous invite à lire au-delà du mythe. Et à découvrir une Histoire – sociale, notamment – d’une singulière complexité. Sans doute l’immense majorité de nos profs d’Histoire n’en ont-ils qu’une vision approximative. Voire pas de vision du tout.

     

    Dans cette Série, j’ai souvent abordé le thème de la Révolution de novembre 1919 dans les Allemagnes, c’est un sujet immense, l’un de ceux qui m’occupent le plus, lui aussi totalement sous-estimé dans nos écoles. Officiellement, la Révolution allemande commence le 9 novembre 1918, avant-veille de l’Armistice, lorsque l’Empereur Guillaume II est déposé. En Allemagne, la Grande Guerre ne passe plus, l’opinion publique n’en peut plus, le Kaiser d’ailleurs ne décide plus rien depuis deux ans : c’est un duo de militaires, Hindenburg et Ludendorff, qui mènent le bal. Le territoire du Reich n’est pas touché, mais plus grand monde, en Allemagne, ne veut de cette guerre, et la grande offensive victorieuse des Alliés, menée par Foch, en automne 18, dans l’Est de la France, décide les politiciens, notamment sociaux-démocrates, à faire le coup de force contre l’Empereur. Ils le renversent, il part en exil en Hollande, où il mourra en 1941, dans des Pays-Bas occupés par les… Allemands !

     

    Ça, c’est le début de la Révolution allemande, enchaînement très complexe d’événements, partout dans les Allemagnes, entre 1919 et 1923. On en retient, pour faire très court, les affrontements très violents entre communistes et Corps-francs (lire, dans cette Série, mon épisode sur les Geächeten, les Réprouvés, d’Ernst von Salomon, No 25/144, 12.07.20). On en retient l’émergence, en 1919, de la République de Weimar, et ses débuts terriblement difficiles au milieu du tumulte généralisé. Je reviendrai sur tout cela, dans les mois et les années qui viennent, en détail.

     

    Mais il est une chose que le grand public ignore. L’avant-garde de la Révolution allemande de 1918, c’est la Bavière ! C’est le 7 novembre, à Munich (deux jours avant le début officiel de la Révolution allemande, quatre avant l’Armistice), que le SPD (social-démocrate) Kurt Eisner, incite la population à occuper les casernes, et prendre le pouvoir. Le roi Louis III et sa famille prennent la fuite. C’est la fin de la dynastie des Wittelsbach, qui tenait la Bavière depuis 738 ans. La fin de la monarchie à Munich. 48 heures avant la chute, à Berlin, du Kaiser ! La gentille Bavière, paradis des lacs et des châteaux, est aux avant-postes d’une Révolution nationale qui, jusqu’aux marins de la Baltique, touche toutes les Allemagnes ! Et cela, très peu de gens, chez nous, le savent. Ils se figurent principalement la Révolution allemande à Berlin. Ils ont tort.

     

    Le 8 novembre (nous sommes encore en guerre, pour trois jours !), Eisner proclame la « République socialiste de Bavière ». Il a contre lui la droite nationale, qui le hait, et qui jouera un rôle fondamental, par le bais des Corps-francs, dans la Bavière des années 1919-1923, l’un des orateurs de brasserie de cette mouvance ayant pour nom Adolf Hitler.  Mais Eisner a aussi contre lui les plus modérés des sociaux-démocrates, qui, partout dans les Allemagnes, fin 18, début 19, jouent la carte gouvernementale leur permettant de devenir un pilier de la République de Weimar. A cela s’ajoute le désordre total – le mot « bordel » serait plus indiqué ! – des fractions de Bavière aux mains d’Eisner. Nous avons affaire à une République révolutionnaire qui n’a rien de républicain, et, en matière de Révolution, n’a pas le dixième du potentiel d’organisation de Lénine et Trotski, deux ans plus tôt. Le 12 janvier 1919, Eisner est battu par les sociaux-démocrates modérés aux législatives. Le 21 février, il est assassiné.

     

    C’est dans la foulée de cet événement que les gauches bavaroises, un moment fédérées, proclameront, les 7 et 8 avril, la Räterrepublik, la République des Conseils de Bavière. La plupart des grandes villes bavaroises y adhèrent, notamment en région danubienne, que l’imaginaire populaire se figure si calmes. C’est mal connaître le tempérament souabe, celui des années de formation d’un Bertolt Brecht, par exemple. C’est à ce moment qu’interviennent deux communistes, Eugen Léviné et Max Levien, pour prendre le pouvoir en Bavière. Le pays iconique de Sissi et de Louis II, de Linderhof et de Neuschwanstein, aux mains des Soviets ! Pourquoi personne ne nous parle-t-il jamais de cet épisode ? La Bavière, pays limitrophe de la Suisse par le lac de Constance, serait-elle moins importante que la lointaine Russie ?

     

    Bien sûr, il ne faut pas s’imaginer la République des Conseils régnant uniformément sur la Bavière. Nous sommes dans un phénomène avant tout urbain, dont la vieille paysannerie bavaroise, catholique et conservatrice, est infiniment éloignée. La Räterrepublik, qui commençait à installer la dictature rouge sur le pays et à proclamer la Déesse Raison dans la très catholique Munich, finit écrasée par les Corps-francs, nous y reviendrons largement. Mais il faut imaginer le traumatisme que ces événements de 1918/19 laisseront sur une opinion publique bavaroise foncièrement conservatrice. Après la République des Conseils, c’est l’idéologie des Corps-francs qui s’installe, que viennent grossir les rangs des millions de démobilisés. Parmi eux, un ancien combattant de juste trente ans, nommé Adolf Hitler. A Munich, jusqu’à son putsch raté de novembre 1923, il fera beaucoup parler de lui. Mais c’est une autre histoire.

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux – Une Série racontant le destin allemand, de 1522 (traduction de la Bible par Luther) jusqu’à nos jours. Les 24 premiers épisodes ont été publiés en 2015, et peuvent être lus directement en consultant ma chronique parue le 11 juillet 2020, ici :

    https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2020/07/11/serie-allemagne-c-est-reparti-307498.html .

    La Série n’est pas chronologique, elle suit mes coups de cœur, mes envies, mes lectures. Lorsqu’elle sera achevée, une version rétablissant la chronologie vous sera proposée.

     

     

     

     

     

     

  • Série Allemagne - No 30/144 - Ostpolitik : à l'Est, du nouveau !

     

    Samedi 02.01.21 - 17.01h

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 30 – Près de 9000 signes pour cet épisode, pardonnez-moi, c’est un peu long. Mais l’Ostpolitik de Willy Brandt, entre 1969 et 1974, est l’un des thèmes de l’Histoire allemande qui, depuis ma jeunesse (au moment même des événements), m’habitent avec le plus de puissance. Alors, dans ce numéro 30/144 de ma Série, j’ai pris le temps de vous en restituer, en profondeur, le contexte historique. A tous, excellente lecture !

     

     

    Vaincue le 8 mai 1945, l’Allemagne commence par ne pas exister du tout, en tant qu’Etat, pendant quatre ans : seulement quatre zones d’occupation alliées. C’est le temps du déblaiement des ruines, même pas encore celui de la reconstruction. Il faut attendre 1949 pour que naissent, sur les décombres du Reich, deux Etats : la République fédérale à l’Ouest, capitaliste et pro-américaine ; la République démocratique à l’Est, communiste et satellite de l’Union soviétique.

     

    Pendant vingt ans, ces deux Etats d’une même nation vont s’ignorer. Ils ne se reconnaissent pas mutuellement, chacun vit sa vie. Il faut reconstruire, oublier le Troisième Reich (le vrai travail de mémoire ne viendra que beaucoup plus tard), lancer les générations nouvelles sur des rêves nouveaux : à l’Ouest l’économie de marché, à l’Est le Plan. La reconstruction est rapide, elle frappe les observateurs de l’Europe entière. A l’Ouest, elle est carrément fulgurante, mais l’Est, infiniment moins doté en moyens, ne démérite pas, contrairement à tout ce que la propagande occidentale nous raconte.

     

    Chacun vit sa vie, mais c’est en apartheid. Deux mondes, deux systèmes, deux univers. A l’Ouest, le pouvoir de l’argent, subordonné à la vision du monde américaine. A l’Est, le pouvoir du parti, en obédience face à Moscou. Les Allemagnes renaissent, le redressement économique émerveille le monde, en tout cas à l’Ouest. La force de caractère des Allemands, qui ont refait leur pays en quelques années, sert d’exemple. La RFA, en 1969, est la quatrième puissance économique du monde : 24 ans seulement après une défaite comparable à celle de 1648, à l’issue de la Guerre de Trente Ans : là, il faudra aux Allemands un siècle pour se relever, il leur faudra attendre un homme immense, Frédéric II, le roi de Prusse. Je reviendrai un jour sur cette terrible seconde partie du dix-septième siècle allemand, déjà abordée, dans cette même Série, avec mon épisode sur le Sac du Palatinat, par Louis XIV, no 8/144, 29 juillet 2015 ( https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2015/07/29/serie-allemagne-no-8-le-sac-du-palatinat-1688-1689-269035.html ).

     

    L’année charnière, c’est 1969, avec l’arrivée au pouvoir de celui que j’ai toujours considéré comme le plus grand Chancelier allemand de l’après-guerre, Willy Brandt (1913-1992). J’ai déjà beaucoup écrit, et publié, sur cet homme d’exception, je vous renvoie notamment à mon article « L’inconnu de Lübeck », publié le 6 mai 2004, dans la Revue Choisir.

     

    De son vrai nom Herbert Ernst Karl Frahm, le futur Willy Brandt passe sa jeunesse dans la fascinante ville hanséatique qui avait été, quelques décennies plus tôt, celle de Thomas Mann, et où se déroule l’action des Buddenbrook, le chef d’œuvre de 1901 qui vaudra à son auteur le Prix Nobel de littérature. Brandt, lui, recevra en 1971 celui de la Paix, pour l’Ostpolitik. Willy Brandt s’engage à gauche, devient un opposant au Troisième Reich, passe toute la période hitlérienne en exil en Scandinavie, s’installe à Berlin, ville en ruines, après la guerre, en devient le Maire (Bourgmestre-Gouverneur) de 1957 à 1966, puis Ministre des Affaires étrangères de la Grande Coalition, sous Kiesinger (66-69), puis, sommet de sa carrière, premier Chancelier social-démocrate (SPD) de l’après-guerre, en 1969. Après vingt ans de démocratie chrétienne, atlantiste et totalement subordonnée aux Américains (Adenauer, Erhard, Kiesinger), une page se tourne. L’une des plus importantes de l’Histoire allemande, depuis la guerre.

     

    Willy Brandt, Chancelier de 1969 à 1974, c’est l’homme de l’Ostpolitik. Pour la première fois depuis la guerre, la République fédérale regarde vers l’Est. Elle n’attend pas, pour cela, l’autorisation des Américains, elle s’émancipe, elle définit et poursuit des objectifs nationaux. « Deux Etats, une Nation », les quatre mots sont déjà dans le discours d’investiture de Willy Brandt, en 1969. Le ton est donné. Celui qui, vingt ans plus tard, vieilli, à trois ans de sa mort, sera encore là, pour saluer la chute du Mur, dans ce Berlin dont il avait été Maire pendant près de dix ans, aura, dès le début des années 1970, lancé le très long processus sans lequel la Réunification n’aurait pas été possible.

     

    La genèse et la paternité de l’Ostpolitik sont complexes. Il faut remonter aux trois années (1966-1969) où le SPD Brandt était, dans la Grande Coalition, le Ministre des Affaires étrangères du CDU Kiesinger. Il faut sans doute aussi remonter à ses années passées à la Mairie de Berlin. Brandt sait s’entourer : il a, autour de lui, de brillants conseillers, dont Egon Bahr, l’un des pères de l’Ostpolitik. Une équipe d’hommes, dans l’Allemagne atlantiste des années soixante, qui ressentent l’impérieuse nécessité nationale de renouer les liens historiques avec l’Est. D’abord, la RDA, autre Etat d’une « même Nation » ! Mais aussi, la Pologne, pays martyrisé par la Seconde Guerre mondiale, l’occupation allemande, l’extermination des Juifs : le contentieux est terrible. Mais encore, l’Union soviétique, adversaire no 1 de l’Allemagne nazie, quatre ans d’une guerre d’une violence incomparable, vingt millions de morts, et des millions côté allemand, et finalement la victoire du 8 mai 1945. C’est avec ces pays-là, moins d’un quart de siècle après la guerre, que Willy Brandt et ses équipes entendent renouer le dialogue. L’enjeu est immense, phénoménal. Dans la presse allemande, presque personne n’y croit.

     

    Mais Brandt et un homme de conviction. Quand on a résisté pendant douze ans à l’idéologie nazie, on n’abandonne pas ses objectifs quand on est Chancelier, et que les Américains, les chefs de la CDU-CSU, l’immense majorité de la presse allemande, vous vilipendent à longueur de journées. Ils n’acceptent pas, en pleine Guerre froide, qu’on parle avec des communistes ; le social-démocrate Brandt joue la carte nationale, il porte son regard sur les Marches de l’Est, vieille équation de l’Histoire millénaire allemande, il veut rétablir le dialogue, il est habité par une vision gaullienne (où la question nationale prime sur les choix partisans), il réussira son incroyable pari. Il a mille fois mérité son Prix Nobel de 1971.

     

    Willy Brandt se tourne vers la DDR, l’Autre Allemagne, à laquelle vous connaissez mon attachement, j’y reviendrai longuement, plus tard. Il se tourne vers la Pologne, où les cicatrices sont encore d’une terrible vivacité. Il se tourne vers l’Union soviétique. Il se rend à Erfurt, à 1970, pour la première visite officielle d’un Chancelier de l’Ouest en DDR. Il signe à Varsovie, la même année, le Traité germano-polonais qui reconnaît comme frontière la fameuse Ligne Oder-Neisse (donc, et c’est capital, il renonce aux prétentions allemandes sur maintes villes de Pologne qui étaient germaniques jusqu’à 1945, pensez à Posen ou Breslau, sans parler de Dantzig). Il signe un Traité avec les Soviétiques, à Moscou, en 1971. Enfin, il signe avec la DDR le Traité fondamental du 21 décembre 1972, par lequel les deux Allemagnes, dix-sept ans avant la Chute du Mur, se reconnaissent.

     

    L’œuvre diplomatique de Brandt est fondamentale. Elle frappe par sa cohérence, son courage, sa clairvoyance, sa vision nationale à long terme, le respect (et cela rappelle Mendès France) des engagements pris en 1969, dans le Discours d’investiture. Oui, l’Ostpolitik porte en elle quelque chose de gaullien : la puissance d’un grand dessein, l’opiniâtreté pour y parvenir, la primauté des enjeux nationaux sur les dissensions idéologiques. J’ai toujours pensé, dès mon adolescence, que Willy Brandt était le de Gaulle allemand, un homme au-dessus de la mêlée.

     

    Et puis, l’Ostpolitik a eu son moment de sacre et de grandeur. Le 7 décembre 1970, le jour même de l’Accord germano-polonais, Willy Brandt, Chancelier fédéral de l’Allemagne, s’est rendu devant le Mémorial du Ghetto de Varsovie. Il a déposé une gerbe. Il a reculé un peu. Et puis, au milieu d’une assistance saisie par l’ampleur de l’événement, par la surprise aussi, il s’est agenouillé, en silence. Il est demeuré ainsi, un certain temps qui pouvait ressembler à l’éternité, sans un mot. Quelque chose, entre l’Allemagne et la Pologne, s’était passé. Quelque chose, aussi, de cosmique, entre l’Allemagne et l’Allemagne.

     

    Pascal Décaillet  

     

     *** L'Histoire allemande en 144 tableaux – Une Série racontant le destin allemand, de 1522 (traduction de la Bible par Luther) jusqu’à nos jours. Les 24 premiers épisodes ont été publiés en 2015, et peuvent être lus directement en consultant ma chronique parue le 11 juillet 2020, ici :

    https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2020/07/11/serie-allemagne-c-est-reparti-307498.html .

    La Série n’est pas chronologique, elle suit mes coups de cœur, mes envies, mes lectures. Lorsqu’elle sera achevée, une version rétablissant la chronologie vous sera proposée.