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Série Allemagne - Page 3

  • Série Allemagne - No 26 - Klaus Mann, Méphisto, l'ambiguïté du diable

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 26 – Quand un acteur de légende, l’immense Gustaf Gründgens, se vend corps et âme, par pur opportunisme, au Troisième Reich, l’écrivain Klaus Mann en fait un livre. Le héros devient « Hendrik Höfgen », il brille dans le rôle du diable, et multiplie les compromissions avec le régime nazi. Et le roman, Méphisto, n’est rien d’autre qu’un chef d’œuvre.

     

    Jeudi 16.07.20 - 17.53h

     

     

    C’est l’un des romans les plus fascinants du fils perdu de Thomas Mann. Je m’en veux déjà, je ne devrais pas dire cela, toujours ramener Klaus Mann (1906-1949) à son immensité de génie de père, Prix Nobel de littérature en 1929, l’un des plus grands romanciers de langue allemande, l'auteur des Buddenbrooks, de la Montagne magique et de Mort à Venise, passages obligés de tout germaniste en herbe, monument de la littérature mondiale.

     

    Laissons donc le dieu Thomas, que nous avions déjà évoqué ici le 16 août 2015, dans l’épisode no 13 de notre Série, « Sanary, l’exil bleuté des écrivains », et que nous retrouverons pour vous parler un jour de Lübeck. Et intéressons-nous intrinsèquement à Klaus, non seulement fils du divin (je me gifle en le répétant), mais aussi neveu d’Heinrich (cf. numéro 12 de notre Série, 12 août 2015, « Heinrich Mann, le vrai père de l’Ange bleu »), frère d’Erika, frère de Golo, tous artistes, incroyable famille ! Dire que les relations, d’un membre à l’autre de cette Olympe littéraire où chaque nid cache une vipère, respiraient la facilité, serait exagéré.

     

    Parlons de Klaus. Et reconnaissons qu’à l’ombre d’un père qui dévore tout, une place d’écrivain est possible. Et quel écrivain ! Même si Klaus n’avait été le fils de personne, son nom retentirait encore dans la littérature allemande. Et c’est notamment grâce à Méphisto.

     

    L’affaire est assez simple à comprendre, ce qui m’amené, après une nuit (sic !) d’hésitation, à vous proposer ce sujet, qui me permet de remettre à un improbable lendemain un cycle autrement plus complexe, celui des rapports entre littératures grecque et allemande. Donc, de me lancer dans un texte de cette Série qui sera - un jour - consacré à Hölderlin.

     

    Méphisto, c’est bien sûr le diable, dans le Faust de Goethe. Le personnage principal du roman de Klaus Mann, nommé Hendrik Höfgen, fait référence à l’immense comédien allemand Gustaf Gründgens (1899-1963), qui précisément interpréta comme nul autre, sur toutes les scènes allemandes, le rôle de Méphistophélès. Eh oui, dans cette affaire, il y a Goethe, il y a Thomas Mann, on se heurte sans arrêt à des géants statufiés, on aimerait juste respirer un peu. Respirer : ce fut l’affaire de toute la courte vie de Klaus Mann. Il a entretenu une relation avec Gründgens (le vrai), qui entre 1926 et 1929 fut… le mari d’Erika, sa propre sœur ! Nid de vipères, cycle thébain de l’infernale proximité, tout est là, tout se tient. Thèbes, ou plutôt Argos ? Erika-Klaus, comme Electre et Oreste ?

     

    Le Méphisto de Klaus Mann, sorti en 1936, nous raconte donc, par nom à peine transposé et ne dupant personne, l’histoire d’un Gründgens encore bien vivant ! On y découvre un engagement dans les voies les plus progressistes, proches des communistes, dans l’avant-garde artistique de la République de Weimar (très audacieuse, comme on sait, dans l’invention formelle, nous le verrons avec le Bauhaus). Et le même immense acteur qui n’hésite pas, par opportunisme, pour avoir des rôles, des postes, à devenir une icône théâtrale du Troisième Reich ! C’est le destin de Gründgens, qui d’ailleurs survivra à tout cela, continuant d’arpenter les planches après la guerre, et dirigeant même, de 1955 à 1963, le Deutsches Schauspielhaus de Hambourg.

     

    A noter que Klaus Mann, lui, contrairement à son personnage et au vrai Gründgens, fut un authentique opposant de la première heure au régime nazi, tout comme son père Thomas (je me regifle), tout comme son oncle Heinrich.

     

    Mais Gustaf Gründgens, alias Hendrik Höfgen, alias Méphisto (« Ich bin der Geist, der stets verneint», ainsi se présente-t-il à Faust, au début de la tragédie de Goethe), lui, s’est vendu au régime nazi. Pacte faustien ? Âme perdue ? Destin du peuple allemand, tout entier ? Chacun jugera. D’autres artistes l’ont fait, par exemple au plus haut niveau musical. L’un des plus importants philosophes du vingtième siècle, aussi. Et puis, d’autres, beaucoup moins nombreux, ne l’ont pas fait. Parmi eux, un certain Klaus Mann. Une existence orageuse, fracassée, des tentatives de suicide, et puis un jour à Cannes, à l’âge de 42 ans, la mort, la vraie. Dès qu’il apprend l’événement, Thomas, le père (je me fustige), fait allusion à l’ombre sans doute envahissante qui avait dû être la sienne. La main glacée du destin.

     

    Le Méphisto de Klaus Mann est un très grand livre. Et Klaus, un très grand écrivain. Avec lui, on ne fréquente pas la voûte universelle du Ciel, comme avec Thomas (là, je me saigne). Non. On est juste avec des humains fragiles, des hommes et des femmes qui s’aiment et qui souffrent. Et avec Gründgens, pardon Höfgen, on plonge dans le coeur du pacte avec le diable. Juste pour demeurer, un peu plus encore, sur le devant de la scène.

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux – Une Série racontant le destin allemand, de 1522 (traduction de la Bible par Luther) jusqu’à nos jours. Les 24 premiers épisodes ont été publiés en 2015, et peuvent être lus directement en consultant ma chronique parue le 11 juillet 2020, ici :

    https://pascaldecaillet.blog.tdg.ch/archive/2020/07/11/serie-allemagne-c-est-reparti-307498.html .

    La Série n’est pas chronologique, elle suit mes coups de cœur, mes envies, mes lectures. Lorsqu’elle sera achevée, une version rétablissant la chronologie vous sera proposée.

     

     

     

     

     

     

  • Série Allemagne - No 25 - Ernst von Salomon, le Réprouvé !

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 25 – Si la complexité de l’Allemagne des années 1918/19, celle de la Révolution, des combats acharnés entre Corps francs et Spartakistes, ne vous fait pas peur, alors lisez à tour prix « Les Réprouvés » (1930) : ce récit autobiographique, saisissant, est un chef d’œuvre.

     

    Dimanche 12.07.20 - 16.45h.

     

     

    Lorsque j’ai lu « Les Réprouvés » (Die Geächteten), en 1980, ce livre a produit sur moi l’effet d’un choc. Je n’avais jamais entendu parler d’Ernst von Salomon, je ne connaissais guère la Révolution allemande du 9 novembre 1918, encore moins les combats féroces de 1919 entre les Spartakistes et les Freikorps (Corps francs). J’étais pourtant, depuis de longues années déjà, un passionné d’Histoire allemande. Mais ces épisodes-là, pourtant capitaux, je les ignorais.

     

    Il faut dire que nul n’en parlait ! L’historiographie de l’époque évoquait largement le nazisme (1933-1945), la Grande Guerre (1914-1918), et même la République de Weimar (1919-1933), mais étrangement, la Révolution allemande, pourtant si génialement décrite dans le roman « November 1918 » d’Alfred Döblin (première parution en 1935, puis publication intégrale après la guerre), n’intéressait que quelques universitaires dans l’univers germanophone, et… quasiment aucun dans le monde francophone !

     

    Rien que cette carence historiographique mériterait un épisode entier : on a l’impression que, dans les décennies d’après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de forces s’étant déployées en 1918/19, des communistes aux sociaux-démocrates, et aussi les nationalistes, avaient intérêt à ce qu’on ne remue pas trop cette période trouble, et pourtant essentielle. Ce mouvement de recul était sensible tant en DDR (où les communistes étaient au pouvoir, dont certains survivants de 1919) qu’à l’Ouest. Alors, pour un jeune passionné de 22 ans, en 1980, on accédait plus facilement à la Révolution allemande par le roman (Döblin), ou le récit biographique (Ernst von Salomon) que par les livres d’Histoire. Cette lacune, depuis, a été comblée, notamment par l’éblouissante « Révolution allemande, 1918-1923 », du Britannique Chris Harman (La Fabrique éditions, 2015). J’y reviendrai.

     

    Né à Kiel, port de la Baltique, le 25 septembre 1902, et mort à Winsen (Basse-Saxe) le 9 août 1972, Ernst von Salomon est un personnage fascinant. Il fut membre des Corps francs, prôna la Révolution conservatrice, ne fut pas nazi (bien que souvent confondu avec eux), se tint à l’écart de la politique sous le Troisième Reich, et aussi après la guerre, jusqu’à sa mort. Il publie « Die Geächteten » en 1930, immédiatement traduit en français, sous le titre « Les Réprouvés » en 1931. Deux ans avant l’avènement du Troisième Reich ! Et puis, il publie en 1951 un véritable best-seller, « Der Fragebogen » (Le Questionnaire), à lire absolument, où il prend le parti de la dérision face aux interrogatoires de dénazification.

     

    Pourquoi faut-il lire « Les Réprouvés » ? Parce que ce récit autobiographique a valeur de chemin de défrichement dans une forêt historique qui longtemps n’apparut sur aucune carte. Compliqué, aujourd’hui, d’expliquer au grand public qu’on pouvait être, au lendemain de la défaite du 11 novembre 1918, puis du Traité de Versailles (1919), un conservateur nationaliste allemand, sans être pour autant un nazi ! A vrai dire, Ernst von Salomon, entré à l’âge de 12 ans dans le Corps royal des Cadets de Karlsruhe, puis 16 ans lors de la défaite, a engagé son destin dans une galaxie, celle des Corps francs, d’où le nazisme protohistorique est lui aussi né (en Bavière), mais avec lequel notre homme, comme des dizaines de milliers de ces combattants nationalistes, ne se confondra pas !

     

    Lire « Les Réprouvés », c’est donc accepter une école historique de la nuance. Ne pas mettre tous les nationalistes, tous les déçus de l’Armistice de novembre 1918, tous les écorchés du Traité de Versailles, dans le même panier. Certains devinrent des nazis, d’autres pas. Je raconterai un jour, dans cette Série, l’Histoire d’une famille de la noblesse militaire bavaroise, de très haut rang, fort connue de moi, qui avait refusé Versailles, défendu les thèses nationalistes, et… profondément rejeté le Troisième Reich, allant jusqu’à refuser de pavoiser sa maison lors du passage d’Hitler se rendant à Nuremberg. Une famille qui s’engagera dans le complot du 20 juillet 1944, et dont certains membres le payeront, le soir-même, de leur vie. Eh oui, l’Histoire allemande, c’est compliqué !

     

    La lecture des « Réprouvés » vous emmènera sur des chemins totalement inconnus du grand public, dont plus personne ne parle aujourd’hui ! En 1919, âgé de 17 ans, ulcéré par la défaite et par Versailles, notre jeune adhérent aux Corps francs quitte Weimar pour aller se battre du côté de la Lettonie, contre les communistes du Régiment Liebknecht. Puis, il trempe dans l’Organisation Consul (nationaliste, férocement opposée à la République de Weimar), se trouve lié à l’assassinat du ministre des Affaires étrangères, Walther Rathenau, le 24 juin 1922, puis fait de la prison. Bref, un véritable paria nationaliste dans une Allemagne en pleine effervescence, qui ne se calmera qu’avec le rebond économique du milieu des années vingt, avant de sombrer à nouveau dans le chaos après la Crise de 29. Mais cette Histoire-là, qui nous mènera droit au 30 janvier 1933, n’est déjà plus celle d’Ernst von Salomon. Sa première jeunesse est passée. La suite de sa vie, il la consacrera à l’écriture.

     

    Restent deux livres, au premier chef. Le Questionnaire, et Les Réprouvés. Incroyable témoignage humain d’un jeune Allemand qui refuse la défaite et ne rêve que d’action. Son action la plus éclatante, pourtant, sera d’écrire. Lisez « Les Réprouvés » : ce récit élargira, dans l’Histoire allemande, le champ de votre conscience.

     

    Pascal Décaillet

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux – Une Série racontant le destin allemand, de 1522 (traduction de la Bible par Luther) jusqu’à nos jours. Les 24 premiers épisodes ont été publiés en 2015, et peuvent être lus directement en consultant ma précédente chronique, parue hier ici même. La Série n’est pas chronologique, elle suit mes coups de cœur, mes envies, mes lectures. Lorsqu’elle sera achevée, une version rétablissant la chronologie vous sera proposée.

     

     

     

     

     

     

     

  • Série Allemagne - No 24 - 1945 : le Grand Exil

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 24 - Fin 1944, puis en 1945, et même après la capitulation du 8 mai, ils furent entre 12 et 15 millions, les "Allemands" implantés (certains depuis des siècles) dans l'Est de l'Europe, à fuir l'Armée Rouge, puis les régimes issus du communisme, pour rejoindre la "Mère Patrie". Mais qu'est-ce, au juste, qu'un "Allemand", quand il vient de Bessarabie ou des bords de la Volga ? Vaste question ! Elle se pose, au moins, depuis le 18ème siècle.

     

    Commencée ici même mi-juillet, mon Histoire allemande comportera 144 tableaux, de 1522 à nos jours. Mais le seul sujet que je vous raconte aujourd’hui est si vaste, si terrible, si peu connu encore, il fut tant occulté dans les décennies de l’après-guerre, par les vainqueurs, mais même par les Allemands eux-mêmes, qu’il mériterait à lui seul 144 épisodes. Il s’agit de l’un des plus grands exils de l’Histoire humaine, l’une des plus grandes vagues de migrations (ces mots, évidemment, nous parlent aujourd’hui) : celle d’au moins douze millions d’Allemands qui vivaient à l’Est, certains depuis des siècles, et, paniqués par l’arrivée de l’Armée Rouge fin 1944, début 1945, ont tout quitté pour filer vers l’Ouest.

     

    Le problème, c’est que la « Mère-Patrie » qu’ils allaient rejoindre, cette Allemagne, Mère Blafarde, « Deutschland, bleiche Mutter », dont parle le sublime et prémonitoire poème de Brecht (1933), se trouvait être, à ce moment-là, un pays totalement détruit, en ruines, vaincu, mis au ban des nations, occupé militairement par quatre puissances étrangères. Eh bien figurez-vous que ce pays en lambeaux les a accueillis, ces enfants lointains de la Nation allemande, il les a intégrés, et l’Allemagne d’aujourd’hui, à bien des égards grâce à eux, est l’une des plus grandes puissances du monde. Je vous laisse apprécier l’effet-miroir avec la situation d’aujourd’hui, 70 ans après, l’Allemagne à nouveau confrontée, à grande échelle, à une vague du Refuge. Sauf que cette fois, ce ne sont pas des « Allemands ».

     

    Mais qu’est-ce qu’un « Allemand » ? Vaste question, qui mériterait elle-même 144 chapitres pour tenter d’y répondre ! Depuis le dix-huitième siècle au moins, elle se pose. Quels critères régissent la nationalité ? Un Allemand de Roumanie, comme l’immense poète Paul Celan (1920-1970), est-il un Allemand ? Un Allemand d’Ukraine ? Un Allemand de la Volga, dont la famille est implantée là-bas depuis l’époque de Frédéric II et de la Grande Catherine ? Un Allemand vaincu de Königsberg, la ville de Kant, russifiée après 1945 et rebaptisée Kaliningrad ? Un Allemand de Dantzig, rebaptisée Gdansk, comme Günter Grass ? Un Allemand de Silésie ? Un Allemand de Posen, polonisée en « Poznań » après 1945, comme cet homme qui m’a tant marqué, ancien combattant du front russe, chez qui j’ai passé l’été 1972, avec lequel j’ai bien dû avoir des centaines d’heures de discussions sur la guerre ? Un Allemand de Poméranie ? Un Sudète ? Un Saxon de Transylvanie ? Un Allemand des Carpates ? Un Allemand de Bucovine ? Un Allemand de Bessarabie ? Un Allemand de la mer Noire ? Un Germano-Balte ?

     

    Un Pied-Noir français, qui doit quitter l’Algérie en juillet 1962, accoste au moins dans une Métropole en pleines Glorieuses, plein emploi, il y trouvera du travail. Mais vous imaginez la famille de Prusse orientale qui reflue, début 1945, vers l’Ouest, et trouve « refuge » dans un pays en cendres ? Cette histoire, dantesque, un homme l’a racontée, à sa manière, avec son génie : Günter Grass. Les historiens suivront, ça commence enfin d’ailleurs : mais la fiction les aura précédés. C’est comme la Guerre de Troie : d’abord Homère, d’abord l’épopée, d’abord l’Iliade. Et puis, trois millénaires plus tard, Moses Finley (1912-1986), l’auteur du Monde d’Ulysse.

     

    D’abord Homère. D’abord, raconter. Restituer. Donner des voix. Mon Allemand de Posen, ancien du front russe, c’était tous les soirs qu’il racontait. Nous vivions dans une maison de briques rouges, tout au nord de l’Allemagne, juste du « bon côté » de l’Elbe, qu’il avait réussi à franchir, pour ne pas tomber aux mains des Russes. La maison, il l’avait construite lui-même, tout seul, juste après la guerre. Il présidait une association d’anciens, tous les samedis nous nous réunissions dans des garages, à Brême, à Hambourg, je ne sais plus. Et les anciens racontaient. Et moi, j’écoutais. A minuit, nous allions nous baigner dans le Mittelandkanal. Et les baigneurs, au garçon de quatorze ans que j’étais, racontaient le front russe. Mais mon Allemand, il m’a aussi raconté, pendant des heures, les conditions de sa captivité, près d’un an je crois, en 45-46, dans un camp de prisonniers géré par les occupants américains. C’est au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Je suis de très près l’historiographie allemande : des études, enfin, commencent à sortir sur ce thème.

     

    Parce que, bien sûr, pendant les décennies qui ont suivi la guerre, tout cela, tout ce grand Refuge des « Allemands » vers l’Allemagne, fut totalement occulté. Je n’en ai jamais entendu parler avant 1972, et puis plus jamais de 1972 à la fin du vingtième siècle, où j’ai commencé à suivre de très près les études sur le sujet. Il a fallu Günter Grass. Il a fallu tout l’immense brassage mémoriel des Allemands. Il a fallu, d’abord, qu’ils affrontent évidemment le pire du pire, leur rapport avec la mémoire de la Shoah, qu’ils accomplissent ce travail-là, pour qu’après, ils commencent à se pencher sur les malheurs des Allemands eux-mêmes. Je viens de retrouver dans mes archives personnelles, ce matin, l’éblouissant numéro spécial du Spiegel, daté de 2002, « Die Flucht der Deutschen . Die Spiegel-Serie über Vertreibung aus dem Osten ». Le mot « Vertreibung » est biblique : « Die Vertreibung aus dem Paradies ». Dire qu’on traverse l’Apocalypse, en ce début 1945, et qu’il faut aller chercher dans la Genèse, version Martin Luther, naissance de l’allemand moderne, pour trouver les mots justes. Sublime culture, sublime langue, que celle des Allemands.

     

    Pourquoi, dans mon été 1972, tout se passait-il dans des garages ? Pour une raison simple : c’était le seul endroit où les hommes pouvaient se retrouver entre eux. Ils prétextaient, après le café au lait et les gâteaux de 17h, une improbable passion envers des pièces de mécanique, pour en assouvir, disons au moins une autre : celle de la mémoire partagée. Cette fraternité des anciens combattants, Allemands de Pologne, me fascinait. Quand j’ai lu, plus tard, Malraux parlant du « cœur viril des hommes », j’ai immédiatement pensé à eux.

     

    Le Grand Refuge des Allemands vers l’Ouest, en 1944, 1945, et aussi pendant les années qui ont suivi, est estimé à douze, peut-être quinze millions de personnes. Les Germains avaient colonisé des territoires slaves depuis mille ans, là, en quelques années, ce fut soldé. Aujourd’hui, à part sur la Volga ou du côté des Saxons de Transylvanie, il n’en reste plus beaucoup. On estime que, dans ce Grand Refuge, près d’un demi-million de civils en fuite ont trouvé la mort. Il est vrai que la Guerre à l’Est avait fait plus de vingt millions de victimes chez les Soviétiques, plusieurs millions chez les militaires allemands. Alors, le vent de l’Histoire a brassé tout cela, on a oublié.

     

    Un homme, lui, n’avait pas oublié. C’est l’immense chancelier social-démocrate Willy Brandt (1969-1974). Lorsqu’il arrive avec son Ostpolitik, dont le moment le plus fort sera la génuflexion de Varsovie (décembre 1970), il sait l’immensité de l’équation historique des Allemands avec l’Est. Il sait que tout cela ne date évidemment pas du Troisième Reich, qui fut juste paroxystique, ni même de Tannenberg, ni même de Frédéric II, mais au moins des Chevaliers Teutoniques. Je reviendrai sur tout cela. Le sujet est trop vaste. Et me prend trop à la gorge. Bonne soirée à tous.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.