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Liberté - Page 949

  • Série Allemagne - No 10 - Weimar, 1804: le Wilhelm Tell, de Schiller

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - Épisode no 10 - Weimarer Hoftheater, 17 mars 1804 : devant la haute société ducale, la Première du « Guillaume Tell », de Friedrich Schiller.

     

     

    Sur Friedrich Schiller (1759-1805), considéré, déjà par ses contemporains, puis par la postérité, comme le grand poète national allemand, j’ai ma petite idée. Je crois qu’il fait partie de ces monuments de la littérature mondiale dont tout le monde parle, mais que peu ont lus. Moi-même, j’ai sans doute dix fois moins lu de Schiller que de Hölderlin, cent fois moins de Schiller que de Brecht. Et, si on le lit assez peu, il y a peut-être une raison : ce grand poète, hugolien avant la lettre (Victor Hugo n’a que trois ans à sa mort), souvent jugé comme romantique à cause de la puissance médiévale de son inspiration, n’est à vrai dire pas très facile à lire.

     

     

    Tenez, « Wilhelm Tell », justement, dont nous allons parler ici, est une pièce complexe, déroutante, au sens premier de ce mot : elle quitte constamment la route ! Pour des incises, des histoires dans l’histoire, des chemins de traverse. Il y a des moments où il faut s’accrocher pour suivre. Cet art de « l’excursion » est parfaitement maîtrisé : Schiller en use, à l’instar d’autres dans l’ordre du baroque ou du picaresque, comme d’un procédé littéraire. Dans Tell, comme ailleurs dans son œuvre, théâtrale ou non.

     

     

    En ce 17 mars 1804, Schiller est dans sa 45ème année. Il n’a plus qu’un an à vivre. Son œuvre, Maria Stuart, Wallenstein, les Brigands, tout cela est déjà accompli. A Weimar, à côté de Goethe, il est, de son vivant, une institution. Allez visiter cette ville (j’y ai séjourné en 1999), vous n’échapperez pas à ce couple mythique, ni à leur statue commune. Son travail sur le personnage de Guillaume Tell est considérable : il connaît parfaitement les multiples versions antérieures du récit, le contexte historique de la Suisse naissante, au début du quatorzième siècle, les épisodes face à Gessler, ces histoires-là circulent, elles constituent pour Schiller un matériau de base.

     

     

    Schiller n’invente pas Guillaume Tell, mais il en propose une version qui fera le tour du monde. Au fond, le grand public sait qu’il existe un Guillaume Tell de Schiller (je soutiens que très peu l’ont vraiment lu), et, beaucoup plus connu, plus plaisant, plus populaire, un Guillaume Tell de Rossini, opéra présenté pour la première fois à Paris en 1829. Pour les dizaines, les centaines d’autres versions du mythe, la notoriété est moindre : tenez, figurez-vous qu’il existe un Guillaume Tell de Guy Mettan, opéra-rock qui m’avait amené à interviewer l’auteur pour la RSR, décidément un homme étonnant dans l’ordre de la culture, en 1991 !

     

     

    Pourquoi le Wilhelm Tell de Schiller est-il universel ? Question difficile ! En tout cas pas par la langue, profondément germanique – et même volontairement germanisante – destinée en 1804 à un public allemand, dans l’exigence et les particularismes d’une écriture qui, certes, ravit les spécialistes, mais n’accède pas immédiatement à la dimension planétaire. C’est pourtant ce texte, tellement allemand, qui, en langue originale ou en traduction, fera le tour de l’Europe romantique, puis celui du monde. Au fond, dans le grand public, on sait de Schiller qu’il est l’auteur de « L’Hymne à la Joie », dans la Neuvième Symphonie de Beethoven, qu’il s’est occupé de Jeanne d’Arc et de Marie Stuart, et qu’il nous a raconté l’histoire de Guillaume Tell. Schiller : on connaît ses tubes, on ignore le reste.

     

     

    Reste l’essentiel. Raconter l’histoire puissante d’une aspiration à la liberté, puis d’un tyrannicide, en mars 1804, à Weimar, doit impérativement être placé dans son contexte historique. Ce dernier n’est pas helvétique, mais bien sûr allemand, et européen. L’une des grandes affaires de Schiller, c’est la Révolution française, porteuse des idées de liberté. 1804, c’est l’année où Napoléon se fera couronner empereur (le 2 décembre), mais en mars il est encore considéré par nombre d’artistes et de grands esprits allemands comme le continuateur de la Révolution. Beethoven lui avait tout d’abord dédié sa Troisième Symphonie, l’Eroica, avant de revenir sur cette dédicace, pour cause de couronnement, donc de pouvoir personnel. Et puis, surtout, nous sommes un an avant la reprise des hostilités (1805, 1806) avec les Allemagnes, qui amèneront Napoléon à vaincre sur toute la ligne, défaire le Saint Empire (1806), créer la Confédération du Rhin, occuper la Prusse jusqu’en 1813. Bref, en ce mois de mars 1804, Bonaparte est encore (plus pour longtemps !) perçu dans les Allemagnes comme un « Robespierre à cheval », juste pas encore comme un tyran.

     

     

    L’aspiration à la liberté, celle dont parle toute l’Europe, en ce mois de mars 1804, ça n’est évidemment pas celle des premiers Suisses de 1291, et années suivantes, non, c’est celle de l’immense mouvement créé par la Révolution française. Faisant représenter son Wilhelm Tell devant une Cour ducale de Weimar qui, toute éclairée qu’elle soit, fonctionne encore sur les principes d’Ancien Régime, Schiller prend le risque de déplaire. Cela ne manquera pas : le petit monde aristocratique qui assiste à la Première ne la comprend pas vraiment. Alors, au lieu de faire franchement à Schiller la critique du propos, on lui adressera, non sans quelque raison, celle de la forme, parfois touffue et complexe.

     

     

    Et puis, le tyrannicide, celui de Gessler ou de Rodolphe de Habsbourg, en 1804, en évoque un autre dans les Cours d’Europe : évidemment, le « régicide » de Louis XVI, en janvier 1793. Au moment où Schiller fait jouer son Guillaume Tell, de nombreux émigrés de l’aristocratie française ont justement élu domicile dans les Allemagnes. Bref, l’absolu génie de Schiller, c’est de faire jouer sa pièce au bon moment. La question de la liberté, en ce mois de mars 1804, à Weimar comme dans toute l’Europe, est centrale. Celle du droit des peuples (comme les Suisses du quatorzième siècle, s’affranchissant des baillis des Habsbourg) à disposer d’eux-mêmes, aussi. Tout cela, alors qu’un homme immense, d’abord libérateur, bientôt oppresseur, commence à étendre son ombre sur l’Europe : Napoléon.

     

     

    C’est la résonance historique, la puissance de frappe sur des enjeux non archaïques, mais totalement contemporains, qui font la grandeur, l’universalité du Wilhelm Tell de Schiller, au moment de sa Première, en mars 1804. La Suisse des origines n’y est qu’un prétexte. Les enjeux de libération sont planétaires. Schiller est habité par l’idée d’affranchissement de la « Gemeinschaft », entendez communauté humaine regroupée autour de valeurs, qu’on oppose souvent à la « Gesellschaft » de Rousseau, celle du Contrat social. Ne voulant retenir de son œuvre que l’exaltation de la germanité libérée, d’autres, plus tard, tenteront de dévoyer Schiller. Par exemple un certain Joseph Goebbels. Mais c’est une toute autre histoire. Que nous vous raconterons ici. Plus tard.

     

    A ce sujet, un minuscule détail : j'ai décidé la nuit dernière de modifier légèrement le nom de ma Série Allemagne : ce ne sera plus "L'Histoire allemande en 12 tableaux", mais "L'Histoire allemande en 144 tableaux".

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

  • Série Allemagne - No 9 - Leipzig, 1869 : Ein Deutsches Requiem

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - Série - No 9 – Leipzig, Gewandhaus, 18 février 1869 : la Première, en version intégrale, du Deutsches Requiem, de Johannes Brahms. Un moment majeur de l’Histoire musicale allemande.

     

     

    C’est une œuvre immense, incomparable, le travail d’une vie. Et pourtant, l’auteur n’a que 36 ans. Et encore près de trois décennies à vivre. Mais c’est une tournant de maturité, une étape décisive dans l’un des plus grandes destins musicaux du monde. Lorsque l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig interprète, ce 18 février 1869, la Première intégrale du Deutsches Requiem, sous la direction de Carl Reinecke (1824-1910), l’œuvre a déjà été présentée au public, dans des versions partielles, notamment à la Cathédale de Brême (1868) et, la même année, à la Tonhalle de Zurich. Les trois premiers morceaux avaient déjà été joués en 1867, à Vienne.

     

    Le Deutsches Requiem, c’est quinze ans de travail dans la vie de Brahms. C’est la Bible chantée dans la langue allemande, celle de la traduction de Luther. Ce sont seulement deux solistes (un baryton et une soprano), au milieu de l’immensité chorale. Le Requiem de Brahms ne ressemble à aucun autre : ni à celui de Mozart, ni à celui de Fauré, ni à celui de Verdi, ni à celui de Gounod. D’ailleurs, est-ce un Requiem, au sens classique, ou plutôt une Trauermusik, un Begräbnisgesang ? Clara Schumann nous laisse entendre que Brahms aurait écrit cette musique des morts en hommage à sa propre mère.

     

    J’en viens au titre : « Ein Deutsches Requiem ». D’abord, Brahms, pétri d’éducation luthérienne, précise la nature germanique de sa musique. Voilà donc, trois ans après l’unité allemande, un an avant la guerre contre la France, au milieu des Allemagnes relevées, un Requiem dont la langue porteuse ne sera pas le latin, mais bel et bien l’allemand. Celui de Luther ! Celui de cette traduction de la Bible, autour de 1522, dont je ne vous ai pas encore parlé, mais qui constitue l’acte fondateur de la littérature allemande moderne. Brahms travaille lui-même sur le texte, puisant des fragments du Nouveau Testament, comme de l’Ancien. Mais surtout, il applique sa musique à la langue allemande. En 1869, la langue allemande est centrale, dans les Lieder, dans tous les actes artistiques et musicaux de l’époque. La germanité s’affirme.

     

    Et puis, il y a toute la puissance de ce « Ein ». Comme s’il s’agissait d’une musique pour les morts, parmi tant d’autres. Le mystère de cet article indéfini, modeste, discret, partiel, qui contraste évidemment avec l’incroyable universalité de l’œuvre, jouée et chantée dans le monde entier, depuis bientôt un siècle et demi. Depuis l’adolescence, je m’interroge sur ce « Ein ». Il demeure, pour moi, en sa part de mystère.

     

    Enfin, il y a Lepizig. La ville de Bach et de Wagner. En cette année 1869, l’un des centres musicaux de l’Allemagne. Brahms est natif de Hambourg, il doit beaucoup aux influences luthériennes de l’Allemagne du Nord, il terminera sa vie à Vienne, reconnu et honoré, mais c’est à Leipzig, au cœur des Allemagnes, que se joue le Deutsches Requiem. Dans une Saxe à laquelle la Prusse de Bismarck est en train de voler toute influence politique, mais qui demeure ville d’art, et de musique. Oui, un Requiem allemand, donné en Saxe, par un compositeur de naissance hanséatique, dans la langue de Luther, un Requiem arraché à tous les tellurismes germaniques, et qui pourtant deviendra oeuvre mondiale, universelle, jouée sur les cinq continents. Malgré toute la modestie de ce « Ein ».

     

    Il nous resterait bien sûr à parler de Johannes Brahms. De ses sentiments pour Clara Schumann, de quatorze ans son aînée. De ce qu’il doit au mari de cette dernière, Robert Schumann, qui, lui aussi, aurait envisagé, avant de sombrer dans la maladie qui allait exiger son internement, la composition d’un Requiem allemand. Il nous resterait à évoquer, avec le cortège des biographes et des musicologues qui ont analysé tout cela par le détail, l’immensité des influences de Brahms, l’étendue européenne de sa culture, l’universalité de ses sources musicales, évidemment Beethoven (dont il a dû porter, malgré lui, le titre de « successeur »), mais Bach. Mozart, Palestrina. Nous pourrions aussi évoquer l’aspect ouvert, « humain », œcuménique de ce « Deutsches Requiem », qui est donné comme un acte de musique sacrée, mais pas liturgique. Là encore, l’auteur se nourrit de la langue luthérienne, profondément allemande, de la Bible, pour mieux nous faire accéder à l’universel.

     

    C’est cela, je crois, la grandeur de ce Requiem. Non parce qu’il serait allemand. Mais parce que, étant donné littéralement comme « allemand », il nous propulse, par le miracle de la langue germanique, conjugué à celui de la musique, dans un ailleurs, planétaire. Hors du champ des langues et des nations. C’est peut-être là, le sens de ce « Ein » : partir de l’expérience individuelle, pour mieux parler le langage de tous.

     

     

    Pascal Décaillet

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    *** Prochain épisode - No 10 - La Première, en 1804 à Weimar, du Wilhelm Tell, de Friedrich Schiller.

     

     

     

  • Série Allemagne - Intermezzo no 2 - Accomplir l'essentiel

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    Jeudi 30.07.15 - 11.39h

     

    L'Histoire allemande m'occupe jour et nuit, pour ma plus grande passion. Un sujet en appelle dix autres. Les connexions s'enchaînent. Par la puissance de l'instinct, tout va d'abord très vite. Mais après, à chaque fois, il faut creuser, approfondir, reprendre des lectures, en entamer de nouvelles.

     

    Surtout, une chose me frappe : depuis quarante ans, je lis sur le sujet. En tout, des centaines d'ouvrages, voire plus. A chaque lecture, depuis l'adolescence, j'avais toujours l'impression de m'offrir une "excursion", hors de ce qui aurait dû être le sujet principal de mes champs d'intérêts. Combien de fois, lisant Hölderlin ou Celan, y trouvant une extase peu comparable, je me disais "Tu ne devrais pas lire cela maintenant, tu as tant d'autres choses à faire".

     

    Eh bien voyez-vous, doucement, avec la lenteur d'une révélation photographique en chambre noire, je suis en train de me rendre compte que tous ces livres, j'ai eu parfaitement raison de les lire. Et qu'entrer en chacun d'eux, c'était justement accomplir à fond, dans la durée, à travers les décennies, dans le travail de mon propre vieillissement, l'une des activités principales de mon existence.

     

    Pour m'en rendre compte, il aura fallu cette série. Chaque pièce, dans le puzzle, trouve sa place avec une facilité qui me fascine. Assurément, il y en aura plus que douze. Je suis parti pour un travail de beaucoup plus grande envergure.

     

    Pascal Décaillet