Sur le vif - Mercredi 08.04.15 - 16.24h
Démanteler la SSR. C’est le procès d’intention que les inconditionnels de cet immense consortium appliquent à toute personne se risquant à articuler des pistes de réflexion sur l’avenir de l’audiovisuel et Suisse, le financement des entreprises ou des émissions. Ainsi, dans le Temps de ce matin, deux cadres retraités de la SSR, Guillaume Chenevière et Claude Torracinta, sortent la tête de leur fortin, avec un louable esprit dans l’ordre de la guerre de position, pour prendre la défense d’une Ligne Maginot qu’ils estiment attaquée dès qu’on remet en cause sa suprématie, et surtout sa gourmandise en moyens et en effectifs. Ces deux hommes, qui en d’autres guerres eurent (notamment le second) d’ardents mérites, se trompent de combat, d’époque et de stratégie. Surtout, faute d’être actifs aujourd’hui, ils oublient l’essentiel : une ligne de fortifications ne se prend pas. Elle se contourne. Avec de l’audace, du mouvement, de l’imagination, de l’innovation.
* Autre chose qu'une affaire de Géants et de Titans.
Il n’est pas question que la dialectique sur le rôle et le financement de la SSR se laisse ramener à une querelle de Titans, d’un côté les caciques du Mammouth, et face à eux un Pietro Supino, le grand patron de Tamedia, dont les véritables intentions (la guerre totale dans un théâtre d’opérations qui n’est aujourd’hui qu’en timide gestation, celui des sites d’information internet, avec sons et images) sont parfaitement lisibles. C’est pourquoi, le 1er avril dernier, acceptant bien volontiers l’hospitalité du rédacteur en chef du Temps, je prenais moi aussi la plume pour donner mon point de vue.
J’ai passé moins de temps à la SSR que MM Chenevière et Torracinta, mais sur deux décennies, j’y ai occupé, comme correspondant à Berne, chef de la rubrique suisse, et surtout comme producteur des trois grandes tranches d’informations, des postes de front. Où il s’agissait, en 1993 (nouvelles Matinales) comme en 2000 (création de Forum, une heure d’informations et de débats, 18h- 19h, formule toujours en vigueur quinze ans après), de lancer de nouveaux défis, prendre l’initiative, attaquer la concurrence, innover. A la SSR, pendant cette période dont je ne regrette rien, j’ai tout donné. Le front de l’information m’est donc, je crois, assez connu, peut-être de moins haut que MM Chenevière et Torracinta, mais assurément sur le terrain, et avec une passion qui ne m’a jamais quitté : celle, chaque jour recommencée, de produire et présenter une émission d’actualité.
Démanteler la SSR, disent-ils. Mais où diable voient-ils cela ? Je ne réponds ici que pour moi-même, et non pour M. Supino, et cherche en vain le passage de mon texte où j’appellerais à une cessation d’activités, ou un passage par pertes et profit de cette auguste institution. Je l’ai écrit et le répète volontiers ici : la SSR produit d’excellentes émissions d’intérêt public, tout ce qui touche au débat politique, à la mise en lumière des enjeux économiques ou culturels, notamment. Les émissions d’information, les Téléjournaux, Infrarouge, Arena, les magazines économiques, de santé ou de consommation, pour ne citer que quelques exemples. Ai-je demandé que cet univers-là, en gros celui du journalisme d’information, soit « démantelé » ?
* Autres terrains, autres enjeux.
Seulement voilà, le théâtre d’opérations de l’audiovisuel, depuis que ces deux respectables Messieurs ont quitté leurs fonctions pour passer du statut d’acteurs à celui de pensionnés, a considérablement évolué. Peut-être, à leur époque, pouvait-on dire : « SSR = service public, privés = médias commerciaux ». Mais aujourd’hui, la réalité du terrain n’a plus rien à voir avec cette équation. Et pour cause ! Prenez Canal 9, La Télé, Léman Bleu, liste non-exhaustive pour la Suisse romande. Je le répète : chacun ces trois médias, sur sa portion de terrain, avec les moyens qui sont les siens (dérisoires face à ceux de la SSR), déploie des efforts immenses pour refléter la vie politique, économique, sportive (de proximité), sociale et culturelle de sa région. Au prorata de leur taille, ils produisent beaucoup plus d’émissions « de service public » que la SSR. Le constater, c’est photographier le terrain d’aujourd’hui, tel qu’il est, sans pour autant appeler au « démantèlement » de qui que ce soit.
D’ailleurs, pour vouloir « démanteler » la SSR, il faudrait commencer par s’y intéresser. Or, cette entreprise captera nos attentions (tout comme les TV privées d’ailleurs) non pas sa structure, déprimante et étouffante, mais par la qualité de ses émissions. Certaines (je les ai citées) sont totalement dans le champ du « service public ». D’autres, pas du tout. Il n’y a à cela rien de grave : la SSR est totalement libre de produire les émissions qu’elle veut, et d’équilibrer l’offre citoyenne par des séries américaines, ou des programmes plus légers, qui sans doute sont de bons capteurs d’audience. Mais je dis simplement, depuis un an dans l’espace public, que cette seconde catégorie d’émissions n’a absolument pas à être financée, ni même aidée, par l’argent public. Ni à la SSR, ni ailleurs. D’où mon idée de faire évoluer le système, dans les années ou les décennies qui nous attendent, vers une aide publique à des ÉMISSIONS, et non plus à des ENTREPRISES ENTIERES. Car en finançant l’intégralité d’une entreprise comme la SSR, on finance certes un peu le « service public » mais surtout quantité d’autres offres qui ne relèvent, quant à elles, que de la concurrence sur le marché privé.
* Au centre de tout : l'émission. Pas la structure.
Car enfin, l’unité de base, dans l’audiovisuel, ce ne sont PAS LES ENTREPRISES, avec le risque énorme d’usines à gaz que d’aucunes portent en elles, mais ce sont des ÉMISSIONS. Enfant de la télé, je garde une mémoire émue des premières années d’Apostrophes, mais sans du tout avoir retenu par quelle chaîne cette émission géniale était portée. Je me souviens de Pivot. Et de ses invités. Or, précisément, l’évolution des modes de langage dans l’audiovisuel, l’irruption des sites d’informations, le rôle que pourraient jouer les réseaux sociaux (qui doivent passer du mode du bavardage à une utilisation plus construite), tout cela nous amène à une atomisation bienvenue des producteurs d’informations.
C’est cela qui pourrait bien, d’ici cinq, dix ou vingt ans, conduire à un « démantèlement » non seulement de la SSR, mais de l’ensemble des actuelles « chaînes » (mais d’où sort, avec les « grilles », ce vocabulaire carcéral ?) productrices d’audiovisuel en Suisse. Si nous voulons que demeure, dans notre pays, un champ de « service public », c’est en l’orientant sur des offres, principalement des ÉMISSIONS, et non plus sur des STRUCTURES, que nous y parviendrons. La SSR, dans ce modèle, peut parfaitement survivre, et même s’en tirer fort bien. Pour peu qu’elle retrouve le goût du mouvement et de l’innovation. Une Ligne Maginot, aussi impeccable soit l’alignement de ses fortins, est toujours un espace de nostalgie. La mémoire enfouie d’une autre guerre.
Pascal Décaillet