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Liberté - Page 952

  • Bartok 1943 : les sons des adieux

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    Sur le vif - Samedi 21.03.15 - 17.50h

     

    Les adieux de Mariss Jansons, après plus de dix ans d’un travail acharné à la tête de cet ensemble, à l’Orcherstre Royal Concertgebouw d’Amsterdam. C’était hier soir, vendredi 20 mars, le moment de grâce que nous offrait la chaîne Mezzo. L’immense chef letton, 72 ans, n’est que le sixième maestro à la tête de cet orchestre depuis l’année de sa création, en 1888. C’est dire l’attachement du public néerlandais – et, à travers lui, des mélomanes du monde entier – à la personne de celui qui dirige « son orchestre », l’un des plus importants dans le monde musical aujourd’hui.

     

    Le grand moment, ce fut, en fin de programme, le Concerto pour Orchestre de Béla Bartók. Composé à New York en 1943, l’année même où naissait en cachette à Riga, Lettonie, Mariss Jansons : dans le ghetto de cette ville, une partie de sa famille avait trouvé la mort. En exil aux Etats-Unis depuis 1940, Bartok n’y était pas heureux, les commandes se raréfiaient, et c’est presque dans la misère que l’un des plus grands compositeurs du vingtième siècle y mourra d’une leucémie, le 26 septembre 1945, privant le monde, juste libéré de la Guerre, de son exceptionnelle inventivité. Celle qu’on retrouve, justement, dans ce Concerto, l’une de ses dernières grandes œuvres.

     

    A New York, 1943, à des milliers de kilomètres de la Hongrie, Bartók compose une œuvre qu’à Amsterdam, 72 ans plus tard, loin de sa Lettonie natale, dirige un chef de légende. En laissant entendre, dans l’interview diffusée pendant l’entracte, que le choix de programmation était dû au hasard, on se prend à penser que Jansons promène un peu le journaliste Antoine Pecqueur, au demeurant excellent, un jeune confrère dont j’adore l’enthousiasme et la très grande connaissance des choses musicales : il est lui-même Prix de basson du Conservatoire de Lyon.

     

    Comme les dernières années de Bartók à New York (1940-1945) m’ont toujours pas mal travaillé, je pensais à la mort, hier, pendant le Concerto pour Orchestre. J’avais tort : cette œuvre est un incroyable hommage au génie de chaque instrument, les vents notamment. Chacun, mis en valeur, y trouve sa sonorité ciselée : la très belle réalisation d’hier soir a su rendre hommage, plan par plan, au moment exact où il le fallait, à l’apport de chaque instrument. A la vérité, une œuvre impressionnante, aboutissement d’une existence : il y a bel et bien comme un chant de mort dans le troisième mouvement, avant le retour à la vie, le final.

     

    Puisse Mariss Janssons, ailleurs qu’à Amsterdam, ou en y revenant comme invité, nous faire profiter, longtemps encore, de son incomparable expérience du pupitre. Ce chef magique, qui s'était effondré d'une attaque en 1996, en dirigeant la Bohème à Oslo, fait partie, comme feu Abbado, comme quelques autres, de ceux qui m’impressionnent totalement. Il y a en lui, dans l’intensité de la présence, l’incroyable souci du détail, la fusion avec l’orchestre, quelques fragments d’âme qui nous jettent dans l’œuvre. Lorsque cette dernière provient d’un Béla Bartók au sommet de son art, on se dit que la chaîne Mezzo, une fois de plus, nous a mis en contact avec les grands. Et cela, ça fait du bien, vraiment.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Gauchebdo : éclipses d'une autre galaxie

     

    Sur le vif - Vendredi 20.03.15 - 17.55h

     

    Depuis des années, ici même, je dis le plus grand bien de Gauchebdo. Je continue ce soir, et n’en démordrai pas. Tant qu’il me restera un souffle de vie, j’accorderai la préférence à ces articles qui nous surprennent et nous emportent, nous cultivent, infiniment, non d’un simple savoir lisse d’encyclopédie en ligne, mais parce qu’ils nous provoquent et nous remuent. Ils creusent, approfondissent, et en même temps nous élèvent, nous arrachent à nos pesanteurs, nous dessinent, à travers le ciel retrouvé, d’insoupçonnés chemins de traverse. Tel est, parmi quelques rares autres, Gauchebdo, hebdomadaire que je lis tous les samedis 15h, à part cette semaine, où j’ai pris de l’avance : chacun défie le temps comme il peut.

     

    Un journal qui nous parle de la Grèce, pays qui vit une expérience unique, et qui en parle avec intelligence, ouverture, à travers la vie politique, mais aussi sociale, et surtout culturelle des Grecs d’aujourd’hui. Là, dans le numéro d’aujourd’hui, no 12, daté du 20 mars 2015, grande interview de Yanis Varoufakis, le déjà célèbre ministre des Finances. Reprise de l’Humanité : « Comme la République de Weimar, le centre a échoué. Le Pasok s’est effondré ». Un moment fort, où le grand argentier d’un pays sans argent renvoie à la puissante Allemagne d’aujourd’hui, celle de Mme Merkel, les fantômes de sa propre mémoire.

     

    Un pays qui nous parle de la Tunisie, c’est tout de même le moins qu’on puisse faire, cette semaine, à travers une présentation du Forum social mondial, qui se tiendra du 24 au 28 mars à Tunis. Un journal qui consacre un long et bel article, signé Bertrand Tappolet, au FIFOG, le Festival international du Film oriental de Genève, sous l’angle, notamment, des ouvrières textiles du Caire. On est quand même, et j’enrage en l’écrivant,  en termes d’appel et d’ouverture, à quelques milliers de lieues marines des futilités de mode et de complicité promotionnelle que nous balancent nos suppléments culturels du week-end. Le Samedi littéraire du Journal de Genève est mort. Celui de la Gazette de Lausanne, encore plus impressionnant, oui celui des fulgurances de Franck Jotterand, est mort. Il reste la NZZ, la Frankfurter Allgemeine, quelques autres. Et il reste l’esprit de résistance et d’originalité culturelle de Gauchebdo.

     

    Allez, je vous en donne encore un ou deux. Une remarquable page, signée Myriam Tétaz-Gramegna, sur les 90 ans de Pierre Boulez, ce génial compositeur, éternellement « à l’affût d’un monde sonore inouï ». Ou encore, un papier sur l’horreur des tranchées, vécue par Cendrars, dont on sait qu’il y laissa un bras.

     

    Et si l’écriture, celle d’un papier journalistique comme d’autre chose, nous proposait aussi, comme dans Boulez, le chemin vers « l’inouï » ? Et si chaque syllabe venait ravir nos oreilles d’une indomptable nouveauté ? Et si l’avenir de la presse, contrairement à toutes les apparences, et surtout à toutes les arrogances des grands groupes lécheurs d’actionnaires, appartenait à ces minuscules équipes : une, deux, trois personnes. Mais entre eux, la flamme de l’écriture, la fraternité dans l’ordre du verbe. A partir de là, que Gauchebdo soit communiste, je m’en fous complètement. L’essentiel que j’ai perçu de leur travail est d’un autre ordre, d’une autre solitude, d’une autre galaxie.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Pénélope à la tête du DIP

     

    Sur le vif - Jeudi 19.03.15 - 16.06h

     

    Anne Emery-Torracinta, la patronne de l’Instruction publique genevoise depuis l’automne 2013, a beau provenir du même parti que son prédécesseur Charles Beer (2003-2013), elle n’en mène pas moins une politique radicalement différente. Avec un autre style de commandement. Disons qu’elle prend des décisions, et qu’elle s’y tient. On apprécie ou non ce qu’elle veut faire, mais au moins elle annonce clairement la couleur. Du coup, elle se fait des ennemis. A l’interne, notamment, comme dans la fameuse affaire des chaises musicales Seymaz-Candolle, qui est loin d’être réglée, et où le minimum de concertation n’a pas été au rendez-vous. Sur ce dossier, j’ai exprimé ici mon avis : on ne joue pas impunément avec les lieux où souffle l’esprit ; on ne déplace pas ainsi les gens comme des pions.

     

    Mais revenons à la méthode de gouvernance. A part dans cette affaire, où elle est précipitée, il faut bien admettre qu’elle est plutôt bonne. Après la décennie Beer (ou peut-être après la double décennie Beer-MBG), il fallait donner des signes d’autorité, de clarté, de netteté dans les idées, au plus haut niveau du Département. La toute dernière décision (cf. Tribune de Genève d’aujourd’hui) en est un excellent exemple. Elle concerne la suppression de 12 postes de directeurs au primaire : sachant que trois postes sont inoccupés, on va passer de 73 à 58 directeurs. On commence sérieusement à s’éloigner des 93 postes initiaux, voulus par Charles Beer.

     

    Socialiste, Mme Emery-Torracinta ? Oui, sans doute, mais d’une autre fibre, disons moins gentiment associative, que celle de son prédécesseur. Si on prend ces deux décisions, et qu'on ajoute celle, fracassante, prise récemment sur l’IUFE (Institut universitaire de Formation des Enseignants), on peut assez aisément reconstituer la figure mythologique de Pénélope, l’épouse d’Ulysse, qui, pour échapper aux prétendants pendant les vingt ans d’absence de son mari (dix ans de Guerre de Troie, dix ans pour revenir), s’échinait à défaire la nuit la tapisserie qu’elle tissait le jour. Eh oui, il faudra s’y habituer, notamment dans la chère famille socialiste : ce que Charles avait fait, Anne le défait.

     

    Assurément, la Pénélope du DIP ne se sent liée par nulle espèce de legs à son prédécesseur. Sur quantité de dossiers majeurs, elle n’hésite pas, ouvertement, à prendre le contrepied du ministre précédent. A l’interne, il y a certes ceux qui peinent à encaisser cet autoritarisme, non sans raison dans l’affaire des transferts de bâtiments. Mais il y en a beaucoup d’autres, aussi, qui apprécient de voir qu’enfin, au plus haut niveau, quelqu’un décide. Avec une volonté politique claire, une ligne de conduite, des moyens pour mener la bataille. Ainsi, Pénélope crée l’événement : c’est du chef du DIP, désormais, que viennent à nouveau les impulsions, qu’on les aime ou non. Du ministre, et non de l’insistante pression de quelque parlementaire. Le ton est donné. Il y a désormais un caractère exécutif à la tête de l’Instruction publique genevoise.

     

     

    Pascal Décaillet