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Liberté - Page 953

  • Jean Lacouture : une perte, irrémédiable

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     Sur le vif - Vendredi 17.07.15 - 16.59h

     

    On m’aurait annoncé, en début d’après-midi, l’incendie de la Bibliothèque Vaticane, mon sentiment de vide et de perte n’eût pas été plus vif. On a envie, dans ces moments.là, de sortir toutes les variantes du proverbe africain sur la mort d’un sage, un aîné qui nous aurait conduits, sur la présence duquel nous comptions pour toujours. Jean Lacouture avait certes 94 ans, je ne l’avais plus eu au téléphone depuis deux ou trois ans, je ne sais plus, mais rien n’y fait, le choc est là. La perte, oui, irréparable. La perte, parce que c’est une vie qui s’éteint. Une conscience. Une encyclopédie. Un art incomparable du récit, du portrait. La semaine dernière, traversant le Vaucluse avec mon épouse, nous nous disions que je devais absolument reprendre contact avec lui. Et puis voilà, la mort a frappé.

     

    Je perds aujourd’hui quelqu’un qui m’a nourri. J’étais parmi les premiers à faire la queue devant une grande librairie des Rues Basses, ce jour de 1984 à Genève, lorsque venait de sortir de presse le tome 1 de son triptyque sur de Gaulle, sous-titré « Le Rebelle ». Puis en 1985, tome 2, « Le Politique ». Puis 1986, tome 3, « Le Souverain ». Henri Guillemin s’était exclamé, dans le Monde : « J'en jurerais. Pour quelque vingt ou trente ans, l'étudiant qui s'informera auprès de son professeur : et sur de Gaulle, quoi de fondamental ? s'entendra forcément répondre : sur de Gaulle, voyez Lacouture. » Il avait parfaitement raison : nous y voilà, au terme de ces trente ans, et nulle biographie du Général, parmi des centaines, n’a égalé ces trois volumes de Lacouture.

     

    Alors, ayant lu ces trois tomes en 1986, il n’y eut rien de plus urgent que de dévorer tous les autres, ceux qu’il avait déjà écrits, et ceux que, jusqu’à sa mort, il allait nous réserver. Car le mot « retraite » ne devait pas dire grand chose à cet incomparable vieillard, gorgé de vie, de goût et de mémoire, à l’image de ces grands crus bordelais dont il parlait avec passion. A la RSR, je l’appelais soit aux Editions du Seuil, où il avait encore son bureau, soit chez lui, dans le Vaucluse. Dans l’heure, il rappelait, et acceptait avec enthousiasme toute proposition d’interview. Il jouait le modeste, mais aussitôt en direct face au micro, éblouissait par sa faconde, son érudition. Il nous racontait Bernanos ou Malraux, Léon Blum ou Mauriac, de Gaulle ou Nasser, Germaine Tillion, l’Indochine (qu’il avait couverte comme journaliste) ou l’Algérie, et bien sûr Pierre Mendès France, dont il demeure l’un des plus grands spécialistes, et qui fut l’un des hommes de sa vie.

     

    Après l’interview, il nous rappelait : « Ca allait ? Je n’ai pas trop radoté ? Surtout, n’hésitez pas à couper. » Nous ne coupions pas une seconde, pour la bonne raison que l’entretien avait eu lieu en direct, l’acte était commis, et l’interviewé, comme toujours, avait été génial. C’était un homme d’une incroyable vivacité, racontant comme nul autre, restituant vie aux morts, ressuscitant des personnages largement oubliés (comme ce fameux Emile Mayer (1851-1938), dont il nous établit, dans le Tome 1 sur de Gaulle, l’immense influence exercée par cet officier supérieur sur le futur homme de Londres. Qui, avant Lacouture, à part quelques ultra-spécialistes, avait entendu parler d’Emile Mayer ?

     

    Jean Lacouture n’était pas historien, mais journaliste. Il marchait à la passion, mais alors totale, dévorante. Pour de Gaulle, il a passé des années à fouiner dans des milliers d’archives, il s’est entretenu avec une quantité de témoins encore vivants. Et lui qui, comme journaliste, dans l’équipe du Monde, à l’époque de Beuve-Méry (1944-1969), n’avait jamais épargné le Général, et même l’avait parfois franchement combattu, sera, quinze ans après la mort du Rebelle, celui qui écrira le mieux sa vie. Avec le plus de souffle. Avec la plus grande galerie de portraits. Avec une foule d’inédits. L’éditorialiste s’était mué en portraitiste. Dans cet art, nul ne saurait se comparer à lui.

     

    Oui, c’est un homme qui m’a nourri. Les grandes biographies politiques. Mais aussi, son incomparable vie de Mauriac : Bordelais comme son héros, né 36 ans après lui, il a connu la même grande bourgeoisie girondine, celle du négoce des grands vins, celle des grands familles, où pèse le couvercle du silence. Dans les cent premières pages du livre, la jeunesse de Mauriac à Bordeaux, il nous raconte cette ambiance avec une telle plume qu’on se croirait dans Thérèse, dans Frontenac, ou dans le Nœud de Vipères.

     

    Je dirai un dernier mot sur l’Algérie algérienne. L’Histoire politique de ce pays est l’une de mes grandes passions. La genèse de l’idée indépendantiste, pendant la présence française (1830-1962), depuis Abdel Kader jusqu’à l’indépendance, c’est grâce à Lacouture que j’ai pu la connaître en détail. C’est lui qui m’a fait découvrir des hommes comme Fehrat Abbas ou Messali Hadj. Et tous les autres. Lui, Français, si ouvert au monde arabe : à l’Egypte, à la Tunisie, au Maroc, à l’Algérie. Un monde dont il avait couvert comme journaliste, dans le détail et sur le terrain, le processus de décolonisation, après la guerre.

     

    La France, aujourd’hui, perd son plus grand biographe. Oui, cet homme m’a nourri. Comme un père, ou comme une mère. Il a raconté, transcrit, donné vie. Il a galvanisé nos énergies, nos appétits, nos curiosités. Oui, la perte est irréparable. Un homme, c’est une conscience. Le jour où elle prend congé, nous sommes tous orphelins.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • L'Histoire allemande en douze tableaux - Série d'été

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    Jeudi 16.07.15 - 15.27h

     

    Chers lecteurs de ce blog,

     

    Je vous propose cette année une série d’été. Elle commencera demain, et s’intitulera « L’Histoire allemande en douze tableaux ». De la traduction de la Bible en allemand par Martin Luther (acte fondateur de la littérature allemande moderne), jusqu’à aujourd’hui.

     

    Il n’y aura, dans cette série, aucune prétention d’exhaustivité, peut-être d’ailleurs aucun déroulement chronologique du premier au douzième épisode. Il n’y aura que douze coups de cœur personnels, avec un accent sur ce que je connais le mieux : la fin du dix-huitième siècle, le Sturm und Drang, la résistance intellectuelle prussienne à l’occupation française (1806-1813), la naissance de l’idée nationale allemande, le Zollverein, les chemins de l’unité, les premières assurances sociales sous Bismarck. Et puis, bien sûr, des éléments liés aux deux Guerres Mondiales, mais cela, vous le connaissez tout autant que moi, je préfère vous présenter des aspects plus inattendus.

     

    J’aimerais vous parler de la traduction de Sophocle par Hölderlin, de l’helléniste Wilamowitz, de l’importance de la ville de Lübeck chez Thomas Mann, de la génuflexion de Willy Brandt à Varsovie (décembre 1970). Et puis, tout de même, concernant la Seconde Guerre Mondiale, il me sera difficile de ne pas consacrer un épisode à l’attaque allemande à l’ouest, le 10 mai 1940, Pays-Bas, Belgique, et surtout France, qui capitulera comme on sait le 22 juin, six semaines seulement plus tard. Nous sommes là dans une période que je connais jour après jour, et sur laquelle l’opinion publique nourrit quantité de préjugés, archifaux.

     

    Et puis, en vrac, j’aimerais aussi vous parler de musique, et sans doute consacrer un épisode à mon poète préféré dans la littérature germanophone du vingtième siècle : le Roumain de langue allemande Paul Celan (1920-1970).

     

    Mais là, je me rends compte, avec ce plan improvisé, que je suis déjà en train de vous préparer une série en… 120 épisodes ! Il me faudra donc faire des choix. Chaque fois, je vous donnerai, en fin d’article, l’un ou l’autre conseil de lecture. Et je vous annoncerai, après chaque épisode, le titre du suivant.

     

    J’espère que cette série vous plaira. Puisse-t-elle, en cette période caniculaire, avoir au moins une vertu : celle de nous rafraîchir la mémoire !

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Grèce, Allemagne : les outils pour décrypter

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    Sur le vif - Jeudi 16.07.15 - 10.21h

     

    Depuis l'Antigone de Sophocle, il y a vingt-cinq siècles, et sans doute avant (car le mythe véhiculaire pré-existait à l'âge classique), des dizaines de milliers de personnes ont tenté d'en décrypter le sens, déjà puissamment dans l'Antiquité, puis à travers une infinité de variantes du récit, dans toutes sortes de mythologies, par exemple balkaniques.



    Le grand critique littéraire George Steiner a consacré à cette richesse, cette diversité du mythe, un ouvrage décisif. Les plus grands écrivains de la littérature allemande, Friedrich Hölderlin (1770-1843) et Bertolt Brecht (1898-1956), ont empoigné le texte de Sophocle, l'un pour le traduire avec la fulgurance de son génie, jamais deux langues ne furent aussi bien enchevêtrées l'une dans l'autre; le second, pour nous en donner une version théâtrale inoubliable avec des inflexion d'une Souabe qui lui était natale, tout autant qu'au premier.



    Le Courrier de ce matin est donc sur la bonne voie en évoquant le mythe d'Antigone comme clef de lecture de l'actuelle affaire grecque. On peut contester ses conclusions, les trouver un peu courtes, je dirais surtout hors du texte. Mais je guetterai, pour ma part, avec attention et intérêt toute entreprise éditoriale, sur la crise autour de la Grèce, faisant appel à d'autres outils que simplement nous parler de la dette et son échelonnement, des dernières gesticulations de la machinerie européenne, ou les derniers délais collés sur la tempe de M. Tsipras. Tout cela est certes factuel. Eh bien, il y a un moment, dans le décryptage d'une situation, où la simple énumération juxtaposée des faits ne suffit absolument plus. Pire : il y a un moment où ne coller qu'aux faits, c'est servir le puissant. Emboucher son clairon.



    D'autres outils. Mais alors, lesquels ? Il se trouve, voyez-vous, que les deux pays dont nous parlons le plus dans cette crise, la Grèce et l'Allemagne, ont produit les systèmes de références littéraires et culturelles les plus aboutis de la civilisation européenne. Ils ont inventé des mythes. Produit des récits. A peu près tous les mécanismes de domination et de pouvoir, ils les ont imaginés, racontés, en leur donnant des noms. La crise actuelle était à prévoir dans l'Histoire de la Grèce. Et elle l'était aussi, assurément, dans l'Histoire de l'Allemagne de l'après-guerre. Tout cela, tout ce qui advient historiquement, a été comme puissamment préfiguré par les poètes, les tragiques, des hommes de théâtre de ces deux prodigieuses cultures.

     

    Prenez l'éblouissante "Cassandra" de Christa Wolf (1929-2011) : l'une des plus grandes plumes de la littérature de l'Allemagne de l'Est nous livre en 1983 sa version du cri prophétique de la princesse troyenne. Prenez les pièces de Heiner Müller, autre génie est-allemand (1929-1995), lorsqu'il revisite Médée ou Philoctète : partout, les Allemands convoquent la Grèce, l'interrogent, la parcourent, puisent en elle leur propre génie. Cela, depuis la seconde partie du dix-huitième siècle. Cela, en mettant en scène les rapports de domination et de soumission. Cela, il faudrait l'ignorer, le passer sous silence, alors que tous les archétypes de pouvoir de la crise actuelle sont là ? Préfigurés. Hurlés en prophétie. En prémonition.



    Il commence donc à être temps, dans les rédactions, d'ôter aux seuls chroniqueurs économiques et financiers le monopole de discours de décryptage. Ils doivent bien sûr être là, avec leurs outils, il ne s'agit pas de se priver de leur parole. Mais il est urgent de faire appel à une autre lecture, plus en profondeur, davantage en regard des récits, des textes, des visions de ces deux saisissantes civilisations. Car enfin, une crise entre la Grèce et l'Allemagne, ça ne se raconte tout de même pas de la même manière qu'un conflit, ou, une divergence de perspectives, entre le Luxembourg et la Lettonie.

     

    Pascal Décaillet