Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Liberté - Page 950

  • Série Allemagne - No 8 - Le sac du Palatinat (1688-1689)

    spire.jpg 

     

    L'Histoire allemande en 144 tableaux - Série - No 8 – Le mot « sac » est encore bien doux pour exprimer la violence de ce qui fut commis, sur ordres de Louis XIV et de Louvois, dans le Palatinat, en 1688 et 1689.

     

     

    Des villes entières détruites. Les villages, les châteaux, les forteresses, les ponts, rasés. Un pays entier, dévasté. Les champs, incendiés. Les récoltes, pillées. Les populations, chassées. La guerre est toujours une chose abominable, et les Allemands en ont souvent su quelque chose, comme agresseurs. Mais ce qui s’est passé dans le Palatinat, ou Comté palatin du Rhin, aujourd’hui Land allemand associé à la Rhénanie, naguère partie du Saint Empire, mérite aujourd’hui d’être rappelé. Par l’intensité de l’horreur. Par l’aspect systématique, et prémédité en cabinet, des crimes commis. Plus encore, par la trace que toutes ces exactions ne manqueront pas, dès 1689, de laisser dans la mémoire blessée des Allemands, par rapport à la France. Voltaire, dans « Le Siècle de Louis XIV » nous laisse d’admirables pages sur la question. François Bluche, biographe du Roi Soleil, n’épargne pas le héros de son livre, lorsqu’il traite le sujet.

     

    N’oublions pas une chose : si les Allemands, à juste titre depuis 1870, ont en France une réputation d’envahisseurs (1870, 1914, 1940), les armées françaises, pour leur part, ont maintes fois mené campagne dans les Allemagnes, et occupé des provinces entières. Cela, sous l’Ancien Régime, lors des guerres de la Révolution, sous l’Empire. Et même, côté occupation, sous la République, de 1918 à 1925. Puis, après 1945. Cela, avec toujours une obsession : la maîtrise du Rhin, « frontière naturelle ».

     

    Ce qui frappe, dans le sac du Palatinat, c’est l’aspect prémédité. Les armées françaises n’ont pas frappé dans le feu d’une action violente face à l’ennemi. Non, elles ont appliqué la planification de destruction de tout un pays (le Palatinat en était un), établie froidement, en haut lieu. Faut-il, devant l’Histoire, incriminer Louis XIV lui-même, ou plutôt son redoutable ministre de la Guerre, Louvois (1641-1691) ? Faut-il appliquer la responsabilité majeure aux maréchaux de camp, sur le terrain, on pense en priorité au terrible Ezéchiel de Mélac (1630-1704), destructeur d’Heidelberg en mars 1689, bourreau du Palatinat ? La guerre fut-elle menée « en cabinet » à Versailles, par un état-major trop théorique et trop éloigné des réalités ? Toutes ces questions, l’historien Jean-Philippe Cénat les traite admirablement, dans son article éclairant sur la question, « Le ravage du Palatinat : politique de destruction, stratégie de cabinet et propagande au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg », Revue Historique 2005, no 633.

     

    Dernière question, la plus importante : Louis XIV, ce grand souverain de son siècle, n’avait-il pas l’intelligence stratégique de comprendre que, s’il gagnait militairement sur le terrain, il allait perdre, pour longtemps, les estimes et les appuis des Princes d’Europe, à commencer ceux des Allemagnes ? Gagnant une bataille, il allait noircir durablement la réputation de la France. Sur un point, les historiens sont d’accord : quatre ans après la Révocation de l’Edit de Nantes (1685), l’affaire du Palatinat est, immédiatement après, la seconde erreur majeure de son interminable règne (1643-1715). La France, assurément,  n’en est pas sortie grandie. L’Allemagne, meurtrie. La mémoire allemande, lacérée. Je vous donne un exemple : au vingtième siècle, il arrivait encore aux Allemands (et, qui sait, aujourd’hui ?) de nommer leur chien « Mélac », en mémoire de l’incendiaire qui pourtant, ayant pris sa retraite après les Guerres de la Ligue d’Augsbourg, touchera jusqu’à sa mort une juteuse rente du roi.

     

    Cette Guerre de la Ligue d’Augsburg est l’un des grands cycles guerriers des sept décennies de règne de Louis XIV. Elle oppose, une fois de plus, la France au Saint Empire (l’éternel conflit, millénaire), et il est vrai qu’en cette année 1688, il y a risque d’invasion de la France par l’Alsace. Alors, comme toujours dans l’Histoire, comme un siècle plus tard au moment des Guerres de la Révolution, on fait donner l’Armée du Rhin. Le plan de guerre français est très clair : pour protéger les frontières du pays, on va s’employer à neutraliser les marches rhénanes, côté allemand, justement le Palatinat. En clair, on va abattre tous les murs de fortifications, détruire la récolte (la terre brûlée), raser les villes et les forteresses. De façon à faire du Palatinat une région impossible à vivre pour une armée en campagne. Du coup, on crée une zone tampon, protégeant les frontières françaises. Sur le strict plan militaire, l’opération réussira. Louis XIV sera vainqueur, ses généraux et maréchaux de camp, récompensés. Mieux : Napoléon, plus d’un siècle plus tard, comme le note Cénat dans l’article cité plus haut, rendra hommage à l’opération, et à son efficacité. Mais politiquement, diplomatiquement, le sac du Palatinat sera pour la France un désastre.

     

     

    Le sac du Palatinat avait un précédent, quinze ans plus tôt, impliquant l’un des plus grands chefs militaires de l’Histoire de France : en 1674, Turenne (1611-1675), peu de temps avant de périr d’un boulet à la bataille de Salzbach, s’était déjà livré à un premier « Ravage du Palatinat ». Mais en 1688 et surtout 1689, avec le Sac, ou « Second Ravage », la violence atteint des proportions rarement égalées. Heidelberg, Mannheim, Worms, Spire sont détruites. Les églises, rasées. Des milliers de maisons, détruites. A Heidelberg, l’une des villes les plus chargées d’Histoire en Allemagne, le château demeurera en son état de destruction, en témoignage des événements de 1689.

     

     

    Piller, détruire, incendier étaient certes courant au dix-septième siècle. Mais tous s’accordent à relever l’exceptionnelle violence de cette campagne française dans le Palatinat. Et surtout, les historiens s’interrogent (et Jean-Philippe Cénat aborde à fond cette question) sur l’aspect programmé à froid des exactions. Les horreurs palatines furent-elles tranquillement dictées par le « cabinet » de Versailles ? Qui, devant l’Histoire, en porte-t-il la responsabilité ? Des généraux sanglants, certes, comme le sinistre Mélac. Louvois, certes, brillant ministre, à qui rien n’échappe. Mais, in fine, comment ne pas incriminer le souverain lui-même, chef des armées, monarque absolu, autorité exécutive suprême du pays ?

     

     

    Une dernière chose me frappe, elle concerne la mémoire allemande. J’ai déjà dit, dans cette série, à quel point le dix-septième était un siècle abominable pour les Allemands, véritable champ de bataille de l’Europe. Ils devront attendre le milieu du dix-huitième, avec l’avènement de la Prusse et le grand Frédéric II, pour renaître. Dans la seconde partie de ce dix-huitième siècle, avec le Sturm und Drang, puis les débuts du romantisme, ils offriront au monde leurs plus grands écrivains, sans compter (pendant tout le siècle) la musique. Mais là, sur ce Sac du Palatinat, ce qui manque cruellement, c’est une œuvre littéraire, porteuse de mémoire, comme le fut le Simplicius de Grimmelshausen pour la Guerre de Trente Ans (1618-1648). Du coup, le Sac du Palatinat, personne n’en parle. Ou pas grand monde. Alors que nous sommes dans un événement majeur. Face à un étonnant silence de l’Histoire. C’est l’une des raisons qui m’ont poussé à m’y plonger  ces derniers jours, et vous offrir cette chronique.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    *** Prochain épisode - No 9 - Lepizig, Gewandhaus, 18 février 1869 : la Première du Deutsches Requiem, de Johannes Brahms.

     

     

     

     

  • Série Allemagne - No 7 - Weimar, 1850 : la Première de Lohengrin

    lohengrin-ixqk1drh.qbi.jpg 

     

    L'Histoire allemande en 144 tableaux - Série - No 7 – Weimar, 28 août 1850 : la Première de Lohengrin, de Richard Wagner. Sous la direction d’un certain… Franz Liszt.

     

     

    La vie de Richard Wagner est, en elle seule, un prodigieux roman. Au centre de tout, il y a la musique. La voix humaine. Les instruments. Et puis, de lui aussi, parce qu’il est un artiste total, il y a les paroles. Sans compter la scénographie, le visuel, la (perpétuelle !) recherche de fonds. Dans la vie de Wagner, il y a des femmes. Des histoires d’amour. Le feu de la passion. Il y a de puissantes amitiés et de terribles brouilles. Des réconciliations. Il y a l’Histoire allemande, qu’il rencontre sur les barricades de Dresde en 1849. Il y a un roi, de folie et de légende : Louis II de Bavière. Il y a l’une des entreprises les plus géniales de résurrection du Moyen-Âge germanique. Il y a un lieu, venu tardivement dans sa vie, dans les dernières années d’une existence incroyablement tumultueuse : Bayreuth. Il y a une ville de naissance, Leipzig (1813, cinq mois avant la bataille) et une ville de mort, mythique : Venise (1883). Au milieu du roman de cette vie, entre les lignes, dans les marges, sous le texte et dans le texte, l’une des œuvres majeures de l’Histoire de la Musique. Ma première rencontre avec Wagner date de la fin de l’enfance. C’était le Vaisseau fantôme. Je ne crois pas m’en être remis.

     

     

    J’a choisi de partir de la Première de Lohengrin, à Weimar, le 28 août 1850 (101ème anniversaire de la naissance de Goethe, soit dit en passant). Cet événement majeur se joue… sans Wagner ! Le compositeur de cet incroyable chef d’œuvre, l’histoire du Chevalier au cygne, directement tiré du Parzival de Wolfram von Eschenbach (1170-1220), le grand auteur médiéval que tout germaniste fréquente assez tôt dans ses études, est absent ! Et pour cause : suite à un mandat d’arrêt, lancé le 16 août 1849 par la police de Dresde, il est activement recherché dans les Allemagnes. Dans la perle de la Saxe, où il résidait, il avait activement participé aux activités révolutionnaires, dans l’immédiate foulée du printemps des peuples de 1848. Traqué par les polices, il entame de longues années d’exil, d’abord à Zurich, puis à Paris. Il ne retrouvera l’Allemagne, au début des années 1860, que pour les années de gloire, devenu le favori du roi Louis II de Bavière.

     

     

    Mais voyez-vous, l’homme qui dirige la Première de Lohengrin, ce 28 août 1850, au Grossherzogliches Hof-Theater de Weimar, n’est pas exactement un inconnu : il s’appelle Franz Liszt. Fantastique histoire, romantique en soi, que celle de la relation entre Liszt et Wagner, le second ne cessant de solliciter le soutien et l’appui financier du premier, lui pompant beaucoup de ses thèmes musicaux, et finalement, épousant sa fille Cosima ! Entre ces deux puissants génies, il y eut tout : une profonde amitié, de l’influence artistique, de la jalousie, de l’orgueil, des brouilles, des réconciliations. Finalement, à l’inauguration du Festspielhaus de Bayreuth, le 13 août 1876, le vieil ami, beau-père contre son gré, rival devant l’Eternel, sera là. En belle compagnie : l’Empereur d’Allemagne, le roi Louis II, Bruckner, Grieg, Saint-Saëns et Tchaïkovski. Tout ce beau monde, pour découvrir un opéra : L’Or du Rhin.

     

     

    Oui, j’ai choisi la Première de Lohengrin, mais j’aurais pu prendre n’importe quelle autre, parmi les dix opéras principaux de Wagner. C’est là, à Weimar, sous la baguette de Liszt, l’auteur étant en fuite, que fut chanté, pour la première fois en public, « In fernem Land », l’air de Lohengrin. Ou encore, la Marche nuptiale, qui rivalise dans l’Histoire de la musique avec celle de Mendelssohn. C’est là, dans la scène d’ouverture, que d’aucuns purent lire une invitation à l’unité allemande. Cette Première, à Weimar, d’un auteur de 37 ans qui avance, avec un génie grandissant, vers les années de maturité, celles du Ring, un auteur absent, fuyard, à l’existence désordonnée et tumultueuse, constitue peut-être, par son importance à la fois symbolique, artistique et nationale, un moment de la prodigieuse Histoire des Allemands et des Allemagnes.

     

     

    Racontant cela, je n’ai rien raconté. A la fin de mon enfance, j’ai vu le Vaisseau fantôme (je jouais de chance, c’est un opéra accessible pour ce jeune âge ; aujourd’hui, c’est bien ailleurs dans l’œuvre que je pars puiser, dans les solos vocaux, ou les duos), mais enfin oui, j’ai vu « Der fliegende Holländer », et quelque chose en moi, pour toujours, fut changé. D’inconscientes décisions, je crois, furent prises. Vous multipliez mon cas par des dizaines de millions d’admirateurs (peut-être toi, ami lecteur), chacun préférant ceci ou cela, peu importe. Oui, vous opérez cette multiplication, et vous commencez à saisir le potentiel d’influence musicale et artistique que cet homme étrange, incomparable, Richard Wagner, peut avoir sur d’innombrables autres humains, sur la planète.

     

     

    Je ne vous ai rien raconté, il faudrait dix mille pages. J’ai juste voulu partir de ce jour du 28 août 1850, à Weimar. En ce jour, en ce lieu, sous la baguette de Liszt, quelque chose de puissant, dans l’Histoire allemande, s’est produit.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une Série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

     

    *** Prochain épisode (no 8) – 1688-1689 : le sac du Palatinat par les troupes de Louis XIV ; l’une des pages les plus noires de l’Histoire allemande.

     

  • Série Allemagne - No 6 - Allemagne, année zéro

    images?q=tbn:ANd9GcRbmB4_fZkewsnuSF1gN388_n4HKSL2Z92aGwzI-xqubLtI5Iqjjg 

     

    L'Histoire allemande en 144 tableaux - Série  - No 6 – 1945  : lorsque l’Allemagne capitule, le 8 mai, les villes du pays sont en cendres. Comme la Grèce, tant idéalisée par les peintres, la ville allemande de 1945 n'est plus qu'une immense ruine, dressée vers le ciel.

     

     

    La grande, la majestueuse ruine allemande de 1945, je ne l’ai évidemment pas connue, étant né treize ans plus tard. Je me souviens, enfant, d’avoir visité toutes les églises luthériennes de la région de Lübeck, et le guide, un vieux Monsieur très gentil, nous montrait des éclats d’obus sur une façade de briques rouges, je lui demandais si c’était la Seconde Guerre mondiale, il me disait : « Oui, je crois. A moins que ce soient les Suédois, pendant la Guerre de Trente Ans » ! Une marge d’erreur de trois siècles !

     

    Le brave homme, qui devait en avoir vécu, laissait doucement se fondre dans sa mémoire les deux plus grandes destructions de l’Histoire allemande, celle de 1648, celle de 1945. A cet égard, sa prétendue approximation n’était peut-être rien d’autre qu’une vision géniale, celle de la grande, de l’éternelle destruction allemande, dont parle, mieux que tout autre, Günter Grass. Le grand modèle baroque de Grass, Grimmelshausen, nous décrit justement, dans « Simplicius Simplicissimus », la Guerre de Trente Ans (1618-1648), l’immense tragédie allemande, la préfiguration de 1945.

     

    Quand on lit l’œuvre de Grass, avec ses millions de réfugiés allemands qui fuient l’Avalanche Rouge à l’Est, avec sa description de l’Allemagne en ruines en 1945, il faut toujours avoir, quelque part dans sa tête, la Guerre de Trente Ans. 1945 n’est rien à côté de la Guerre de Trente Ans. Parce que les Allemands de 1648 n’ont pas eu de Plan Marshall pour les aider à se relever. L’Allemagne de la seconde moitié du dix-septième siècle n’est plus que cendres et ruines. Il faudra attendre le dix-huitième, avec notamment l’avènement de la Prusse et de Frédéric II, pour se relever.

     

    La première chose qui m’a frappé, dans mon enfance et mon adolescence : j’interrogeais les gens sur la destruction totale de certaines villes (Dresde, Nuremberg) en 1945, ils confirmaient pour avoir vu et vécu tout cela, mai nul d’entre eux, jamais, ne se plaignait des Anglais ni des Américains. Je trouvais cela étrange. Et de toute manière, ils n’aimaient pas en parler. J’aurais tant à écrire sur Dresde, nuit du 13 au 14 février 1945, ville rasée par une Royal Air Force qui, sur ordre de Churchill, visait clairement à venger les morts de Coventry en 1940. Destruction systématique, froidement programmée, de la perle de la Saxe.

     

    Il y avait certes, à Dresde, des usines, des nœuds routiers et ferroviaires constituant des objectifs stratégiques, mais il y avait avant tout des dizaines de milliers de civils, réduits en poudre en quelques heures. Oui, on commence à dire aujourd’hui que les Alliés anglo-américains, avec leurs bombardiers, ont eu la main très lourde. Avez-vous entendu parler du général Arthur Harris, le chef du Bomber Command, ayant obtenu feu vert de Churchill, le 14 février 1942, pour tapisser de bombes les zones résidentielles en milieu urbain ? Cette Histoire-là reste à écrire. Il est temps de lire l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale, autrement que dans la seule version des vainqueurs.

     

     

    Dresde, totalement détruite, fut la ville la plus touchée. Mais n’oublions pas Berlin, Hambourg, Cologne, Munich, Stuttgart, Bochum, Nuremberg, Chemnitz, Brême, Francfort, Hannover, Kassel. 160 villes quasiment pulvérisées, 600'000 victimes civiles sous les bombes, dont 75'000 enfants de moins de quatorze ans. La Seconde Guerre mondiale, en Allemagne, c’est aussi cela. En plus de leurs sept millions de morts sur les champs de batailles, les Allemands ont payé la guerre au prix fort, chez les civils.

     

     

    Oui, je dis que la ruine allemande de 1945 est majestueuse. Silencieuse. Elle est comme un décor de théâtre, l’accomplissement du malheur annoncé par Brecht dans son incomparable poème « Deutschland, bleiche Mutter », Allemagne mère blafarde, composé en 1933, à l’avènement du régime. La ruine allemande de 1945 demeure, épurée, dans sa fierté verticale, avec ces pans de murs dressés vers le ciel. Il a fallu, par endroits, plusieurs années pour déblayer, avant même de pouvoir reconstruire. Pendant ce temps, où logeaient les gens ?

     

     

    Les Alliés anglo-américains de 1945 n’ont pas détruit l’Allemagne, ils ont détruit la ville allemande. A la campagne, d’innombrables villages sont sortis totalement indemnes de la guerre. Certaines autoroutes, construites par Hitler, certes éventrées par endroits, ont pu vite se remettre à fonctionner. De nombreuses voies ferrées, aussi. Mais les villes, il fallait les détruire. Même celles dénuées d’importance stratégique. Soyons clairs : les morts civils des villes allemandes ne sont pas dus à des dégâts collatéraux, mais à une volonté de destruction du tissu urbain du pays.

     

     

    Dès lors, il faut s’interroger sur ce qu’a pu représenter, dès le Moyen-Âge la notion de « ville » dans l’Histoire allemande. C’est dans les villes qu’Hitler faisait ses meetings, il allait voir la masse là où elle se trouvait. C’est autour des villes, dès la Révolution industrielle, puis sous Bismarck et Guillaume II, que se met en place la colossale puissance mécanique de l’Allemagne. Celle qui, entre autres, permettra de construire des armes. C’est dans les villes que s’était déroulée la Révolution de novembre 1918, si bien décrite par Döblin. Les centres historiques, médiévaux, des villes allemandes, sont encore parfaitement conservés en 1939, 1940, 1941. Le 8 mai 1945, à part quelques miraculeuses échappées (comme Würzburg, où a vécu ma mère), il n’en reste rien. Détruire la ville, c’est détruire la mémoire allemande. Eradiquer le passé médiéval, c’est attaquer le cœur d’idéalisation du Sturm und Drang, du romantisme, de Wagner, et aussi, à bien des égards, du nazisme.

     

     

    Je dis que la ruine allemande de 1945 fut majestueuse. Par son épuration, sa verticalité demeurée, elle rappelle l’idéalisation picturale de la ruine grecque par les Allemands, à l’époque de Hölderlin, à la fin du dix-huitième siècle. Car enfin, deux contrées, en Europe, nous ont proposé des modèles de ruines : la Grèce antique revisitée il y a deux ou trois siècles ; et puis… l’Allemagne ! Etrange, tout de même, non ? Étonnant, que le pays qui, pendant tout le dix-neuvième siècle, et la première partie du vingtième, nous donne les meilleurs spécialistes de la Grèce antique, les meilleurs éditeurs de textes, les meilleurs archéologues, des poètes de génie pour traduire la langue grecque, oui ce pays, l’Allemagne, conduit lui-même son destin, de 1933 à 1945, à se transformer en une immense ruine.

     

     

    La ruine des villes. La ruine de la ville allemande. L’éradication du passé allemand. Cela, les bombardiers l’ont obtenu militairement, en 1945. Pour une, deux, trois générations, ils ont gagné. Mais l’Allemagne, comme toujours, s’est relevée. Matériellement, très vite (en 1960, le pays est reconstruit). Culturellement, elle a donné, dès 1945, à l’Est comme à l’Ouest, les réponses qu’il fallait à cette tentative d’annihilation culturelle. Ces réponses s’appellent Brecht, Heiner Müller, Christa Wolf, Heinrich Böll, Rainer Werner Fassbinder. Ou tout récemment, Thomas Ostermeier, en Avignon. Et tous les autres. Le génie allemand est en marche. Il n’a pas fini de nous époustoufler.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur douze moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    *** Prochain épisode (no 7) - Weimar, 28 août 1850 : la Première de Lohengrin.