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Liberté - Page 951

  • Série Allemagne - No 5 - Le Clavier bien tempéré (1722)

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    L'Histoire allemande en douze tableaux - Série d'été - No 5 – 1722 : « Clavier bien tempéré, ou préludes et fugues dans tous les tons et demi-tons ». Une œuvre. Une méthode. Une rénovation de l’écriture musicale. Derrière tout cela, l’ombre immense d’un génie : Jean-Sébastien Bach.

     

    Je n’entreprendrai pas ici de vous raconter la vie et l’œuvre de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), l’éternité même n’y suffirait pas. Je dirai simplement qu’il est le début et l’aboutissement de toute chose, un univers en soi. J’ai choisi de partir de cette date, 1722, où l’homme, 37 ans, au sommet de son art, entre ses années de Weimar et celles de Leipzig (dont il sera, jusqu’à la fin de sa vie, l’illustre Cantor), nous livre deux cycles de préludes et fugues, dont il nous précise (dans le premier) qu’ils sont « pour la pratique et le profit des jeunes musiciens désireux de s’instruire, et pour la jouissance de ceux qui sont déjà rompus à cet art ».

     

    Sans entrer dans les détails musicologiques (tempérament égal contre tempérament inégal, usage des 24 modes majeurs et mineurs de la gamme chromatique), nous devons rappeler ici à quel point, en ce début du dix-huitième, le travail de simplification du langage musical, et même des systèmes de notations, s’impose en Europe. Autre élément, capital : le titre de l’œuvre, BWV 846-893, porte le nom générique qui traversera les siècles, « Das Wohltemperierte Klavier ». Aujourd’hui, le mot Klavier signifie piano. Il ne faut évidemment pas l’entendre ainsi en 1722, mais bien au sens de « clavier », en l’occurrence plutôt clavecin ou clavicorde. La génération de Bach n’est pas encore celle du piano. Et le clavecin, comme on sait, n’en est pas l’ancêtre.

     

    J’ai choisi cet exemple pour montrer que Bach, en plus d’être l’un des trois ou quatre génies de l’Histoire de la musique, est aussi un érudit, un musicologue, un théoricien, un inventeur, un ouvreur de chemins, en un mot, pour son temps, un révolutionnaire. C’est important de le préciser, parce qu’aujourd’hui, en écoutant cette musique si parfaite, on a souvent l’impression d’un ordre ancien, classique, un Âge d’Or. Alors que la réalité de la vie de Bach est infiniment tumultueuse : il travaille pour des princes, ou des comités de paroisses, avec lesquels les rapports sont souvent difficiles, il quitte un protecteur pour un autre, bouge beaucoup avant de se fixer à Leipzig, doit constamment faire ses preuves. Bach, aujourd’hui considéré comme un monument, n’est absolument pas reconnu, de son vivant (contrairement à Haendel) comme il aurait dû l’être. Et, sitôt après sa mort, ses œuvres n’étant que très partiellement publiées, ou s’empresse de l’oublier.

     

    Savez-vous qui sera le premier à reconnaître Bach, le sortir de l’oubli ? C’est le jeune et génial Félix Mendelssohn ! A l’âge de 20 ans (1829), huit décennies après la mort du Cantor, successeur de Bach à Saint Thomas de Lepizig, il fait rejouer la Passion selon Saint Matthieu. Entre-temps, il y avait eu Mozart et Beethoven, et même Schubert, décédé un an plus tôt. La musique baroque était enterrée depuis longtemps, d’autres voies de lumière avaient été ouvertes, l’Ancien Régime était tombé, les Allemands avaient pris congé de l’Aufklärung, traversé le Sturm und Drang, pleuré par milliers pour le destin du jeune Werther, applaudi au premier Faust de Goethe. Et poutant, rien n’y fit : Bach ressuscita, pour toujours.

     

    Je terminerai par une anecdote personnelle. Lorsque j’étais, en juillet 1999, en reportage à Weimar, avec mon confrère Pierre-Alexandre Joye, nous venions de passer plusieurs heures à visiter – sans échanger un seul mot – le camp de Buchenwald. De retour à Weimar, avant d’assister à un concert, tout étouffés encore de ce que nous venions de traverser, nous tombons sur un musicien de rue. Un Juif orthodoxe, vêtu selon la tradition hassidim. Un New-Yorkais, joyeux, plein d’humour, dont la famille avait été péri dans le camp, tout proche. Il nous a dit : « Mesdames et Messieurs, je vais vous interpréter un morceau de mon musicien préféré, un Allemand qui a vécu et travaillé ici ». Et aussitôt, il a entamé un prélude de Bach. Ce fut l’un des moments les plus forts de ma vie.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en douze tableaux, c'est une série d'été non chronologique, revenant sur douze moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    *** Prochain épisode (no 6) - 1945 : Allemagne, année zéro.

     

     

     

  • Série Allemagne - Intermezzo - En un seul paragraphe

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    Série Allemagne - Intermezzo - D'un trait - Sans méthode, ni structure - Jeudi 23.07.15 - 23.15h

     

    Je macère à mort, comme un possédé, dans l'Histoire allemande. En vrac et sans prétention exhaustive, j'ai encore envie de vous raconter l'émancipation des Juifs d'Allemagne par Moses Mendelssohn (18ème siècle), la publication de Cassandra par Christa Wolf en 1983, la traduction d'Antigone par Hölderlin, la reprise d'Antigone par Brecht, le passage de la Meuse en Mai 1940, la première Diète de Francfort en 1848, la première du Deutsches Requiem de Brahms, la traduction de la Bible par Luther, la grande exposition (j'y étais) pour le 500ème de Dürer à Nuremberg en 1971, le suicide de Kleist et d'Henriette à Wannsee en 1811, le travail théâtral de Heiner Müller dans le Berlin de l'après-Brecht, le suicide de Paul Celan à Paris en avril 1970, les dernières décennies de Friedrich Hölderlin dans sa tour, le cimetière militaire allemand que nous avons visité, en famille, en Italie du Nord, en 2001, la Première de Lohengrin, Wagner, tout Wagner, rien que Wagner et encore Wagner, le rapport de Thomas Mann avec sa ville de Lübeck, ma rencontre avec Genscher (j'ai la photo et les autographes) à 14 ans, en 1972, sur un mirador du Mur de Fer, mon incroyable rencontre avec Helmut Schmidt dans son bureau de Hambourg en avril 1999, le destin de l'Allemand de Pologne chez qui j'ai vécu en 1972, la publication de la Montagne magique, de Thomas Mann, la redécouverte de Bach par Felix Mendelssoh, la guerre héroïque des sous-mariniers, la Bataille du Jutland, l'Exode des Allemands, par millions, vers l'Ouest, en 1945 (cf Günter Grass), les années et les rencontres de ma mère dans l'Allemagne de 1937 à 1939, le destin de feu mon ami August von Kageneck, officier de panzers dans la campagne de Russie, fils d'un aide de camp du Kaiser, la Rose Blanche, la Rote Kapelle, Heinrich Mann, Klaus Mann, Erika Mann, les musées coloniaux de Hambourg et de Brême, le concert de Bruckner, par le Wiener Symphoniker, auquel j'ai assisté en juillet 1973, dans la Basilique d'Ottobeuren, sous la mythique direction d'Eugen Jochum, la classe d'allemand à qui j'ai fait visiter le camp de Dachau en 1983, la représentation de Götz von Berlichingen qui m'avait bouleversé à Nuremberg en 1971, ma nuit à Brême, dans un garage, en 1972, avec des anciens combattants de la Campagne de France (mai-juin 1940), mon séjour à Weimar avec mon excellent confrère Pierre-Alexandre Joye en juillet 1999, notre visite du camp de Buchenwald, mes premiers contacts avec la DDR, ma découverte d'Hildesheim et Wolfenbüttel lors du voyage d'études de l'Uni au printemps 1978, ma couverture des manifestations syndicales à Berlin au début des années 2000, mon émission spéciale en direct de Francfort sur l'Oder en septembre 1998, juste sur la frontière polonaise, ma visite admirative des usines VW à Wolfsburg en 1972, ma baignade de minuit dans le Mittellandkanal avec des anciens combattants du front de l'Est, le Kreis de Stefan George, les premières assurances sociales sous Bismarck, mon premier séjour familial en Allemagne en 1968, ma visite d'un U-Boot avec mon père, les films de Fassbinder découverts avec passion chez Rui Nogueira au début des années 80, la vie et l’œuvre d'Ernst von Salomon, les corps-francs issus de la défaite de 1918, la Révolution du 9 novembre 1918, les Spartakistes, Rosa Luxemburg, le "Novembre 1918" de Döblin, Berlin Alexanderplatz, toute l'oeuvre de Richard Strauss, sa relation avec son librettiste Hugo von Hoffmannstahl, les oratorios de Haendel, la révolution musicologique de Bach (cela, ce sera demain !), l'helléniste Wilamowitz, et je ne vous livre pas, ici, le dixième de mes passions.

     

     

    Et je ne vous dis rien de l'essentiel.

     

    Juste l'écume.

     

     

    Pascal Décaillet

     

  • Série Allemagne - No 4 - Bad-Godesberg, 1959 : Marx et Engels au vestiaire !

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    L'Histoire allemande en douze tableaux - Série d'été - No 4 – 13 au 15 novembre 1959 : le tournant historique des sociaux-démocrates allemands.

     

    C’est une longue, une passionnante histoire que celle de la sociale démocratie allemande. Rien que sur ce sujet, il me faudrait une série de douze épisodes ! On dit souvent qu’elle est née des mouvements révolutionnaires de 1848, auxquels j’avais consacré une série radio il y a dix-sept ans. C’est exact. Mais en vérité, il faut aller en chercher les sources dans les années qui précèdent. Ni en Allemagne, ni en France, ni en Suisse, l’effervescence de 1848 n’est surgie du néant : elle fut dûment préparée en amont, par tout un mouvement de pensée et d’action, avant que n’éclose le printemps des peuples.

     

    Ce qui est sûr, c’est que ce grand parti, d’abord SAP en 1875, puis sous son nom actuel, SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) dès 1890, est le plus ancien d’Allemagne. Il a traversé, sous le même nom, la fin des années bismarckiennes, l’époque de Guillaume II, la Grande Guerre, la République de Weimar (où il prospéra), le Troisième Reich (où il fut persécuté), puis l’après-guerre. Il donna au pays un immense Chancelier, Willy Brandt (1969-1974), ainsi que le redoutablement brillant Helmut Schmidt, 97 ans, que j’ai eu l’honneur d’interviewer à Hambourg, en avril 1999. Il avait déjà donné des hommes d’Etat sous la République de Weimar (1919-1933), on pense en priorité, bien sûr, à Friedrich Ebert (1871-1925). Bref, il est impossible de considérer les grandes figures sociales démocrates d’aujourd’hui sans avoir à l’esprit la profondeur des racines de leur parti, dans l’Histoire contemporaine de l’Allemagne.

     

    Hitler et les nazis détestent les sociaux-démocrates. A cause de leur rôle en novembre 1918 (nous y reviendrons), dans l’armistice du 11, puis au moment de Traité de Versailles. C’est la fameuse thèse du « coup de poignard dans le dos ». Dès leur arrivée au pouvoir, ils les persécutent. Et je n’oublierai jamais, depuis que j’ai visité en 1983 le camp de Dachau, les noms des leaders politiques sociaux démocrates qui avaient été les premiers, dès 1933, à y entrer comme détenus. A leurs côtés, des communistes, ex-Spartakistes : eh oui, les premières victimes du nazisme furent des Allemands.

     

    Beaucoup de sociaux démocrates prennent, entre 1933 et 1945, le chemin de l’exil. Pensons principalement à Herbert Ernst Karl Frahm, qui passera toutes ces années en exil en Scandinavie, avant de faire carrière sous le nom de Willy Brandt. Pensons aussi à Erich Ollenhauer (1901-1963), qui nous nous intéresse plus particulièrement aujourd’hui, parce qu’il préside justement le SPD lors de ce fameux Congrès de Bad-Godesberg, du 13 au 15 novembre 1959.

     

    Bad-Godesberg est presque devenu aujourd’hui un nom commun. « Faire son Bad-Godesberg », dans le langage socialiste en Europe, c’est procéder à un aggiornamento vers (un minimum, au moins) d’économie de marché. Donc, prendre congé du marxisme. Aller dans le sens d’Helmut Schmidt, ou de Michel Rocard. Ou de Bruno Kreisky, en Autriche. Ou d’Olof Palme, en Suède. Dans ce Congrès de 1959, c’est bel et bien ce qui s’est passé. Encore faut-il nuancer : la réputation d’une assemblée qui envoie Marx et Engels au musée n’est venue qu’a posteriori, mythifiant ainsi le tournant du Congrès.

     

    En Europe, tout de même, Bad-Godesberg crée la surprise. La doctrine du Congrès d’Heidelberg (1925, en pleine République de Weimar) était encore officiellement en vigueur, elle qui consacrait le dogme marxiste. Il y avait certes eu de premières inflexions vers le marché aux Congrès SPD de Berlin (1954) et Stuttgart (1958), mais elles n’avaient pas triomphé. Il faut préciser ici que dès leur retour dans la vie politique, après la guerre, les sociaux démocrates avaient certes retrouvé leur légitimité, mais n’arrivaient pas, désespérément, à conquérir le pouvoir, au niveau fédéral : échec en 1949, en 1953, et encore en 1957 ; chaque fois, c’est le chrétien-démocrate rhénan Konrad Adenauer qui s’impose. Il gagnera encore en 1961. Sous l’influence de jeunes économistes, comme Karl Schiller et (déjà !) Helmut Schmidt, le parti commence à sentir que le chemin du pouvoir passera par une série de conversions.

     

    Conversion à l’économie de marché, qui a incroyablement fait ses preuves (dopée par le Plan Marshall) dans les années de reconstruction. Conversion au dialogue avec les communautés religieuses, dans ces Allemagnes où ces dernières, catholiques ou réformées, jouent un rôle politique et social tellement important. Conversion à la concertation, c’est d’ailleurs simplement reconnaître l’ADN social de l’Allemagne. Bref, devenir un parti moderne, concurrentiel, pouvoir étendre son électorat au-delà du plafond de 30%. Parvenir au pouvoir. L’exercice sera une réussite totale : moins de dix ans après, l’homme qui avait participé au Congrès de Bad-Godesberg comme Maire de Berlin, Willy Brandt, accède à la Chancellerie (octobre 1969).

     

    Il y aurait beaucoup à dire sur les réactions, sur le moment, dans les partis socialistes européens : elles ne sont pas très chaudes ! A commencer par celle de Guy Mollet, le leader de la SFIO se souvient que sa politique algérienne, très dure comme on sait, dans les années 1956, 1957, avait été condamnée pas les sociaux démocrates allemands. A son tour, il ne se gênera pas pour laisser perler toute la part de trahison que lui inspire la conversion des Allemands.

     

    Il y aurait, aussi, tant à écrire sur toute la distance que les sociaux démocrates, à l’Ouest, entendaient prendre avec le SED, le parti communiste d’Allemagne de l’Est. Tout chemin commun était désormais impossible. A vrai dire, il l’était depuis longtemps. Peut-être, dès les années spartakistes de 1918, 1919, à l’époque de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Mais c’est une autre Histoire. Ou plutôt : c’est la même. A un autre moment du destin allemand.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en douze tableaux, c'est une série d'été non chronologique, revenant sur douze moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

     

     

    *** Prochain épisode (no 5) - 1722 : l'invention du "Clavier bien tempéré", par Jean-Sébastien Bach.