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Sur le vif - Page 219

  • A l'Est, depuis vingt ans, l'Allemagne joue sa carte nationale

     
    Sur le vif - Mardi 28.09.21 - 15.41h
     
     
    "L'élargissement" de l'Union européenne aux pays de l'Europe de l'Est, au début des années 2000, n'est qu'une appellation de paravent. Elle cache une réalité : l'extension massive de l'économie allemande sur ses Marches historiquement traditionnelles d'Europe centrale et orientale. Dans ce périmètre, d'une redoutable précision, les vingt dernières années ont permis à une Allemagne réunifiée, en pleine santé, de réimplanter ses pions dans des territoires désertés par elle, sous la pression des armées soviétiques, depuis 1944-1945.
     
    Il s'agit pas - il ne s'est JAMAIS agi - pour l'Allemagne de conquérir le monde. Nous avons affaire à un espace de langue et de civilisation éminemment continentales, aux frontières politiques fluctuantes depuis mille ans, gagnant ou perdant du terrain au fil des victoires ou des défaites, longtemps militaires, aujourd'hui économiques et financières. Le théâtre d'opération des appétits allemands en Europe demeure, depuis mille ans, très exactement le même. Les neuf dixièmes se situent en Europe centrale et orientale. L'idée de l'Ostpolitik, de Willy Brandt, était de placer ce tropisme économique sous une tutelle humaniste et ouverte, c'était une très grande idée, d'une autre altitude que la gloutonnerie de M. Kohl.
     
    Une chose est sûre : sous prétexte "européen", l'Allemagne joue depuis vingt ans sa carte économique nationale. Elle implante ses marchés en Pologne, en Tchéquie, en Slovaquie, en Hongrie, dans les Pays Baltes. Elle multiplie ses participations dans les capitaux des entreprises de ces pays. Elle commerce avec eux par camions, en quelques heures, alors qu'il faut des semaines à un cargo international pour relier Hambourg aux marchés asiatiques. L'Allemagne ne perd pas son temps à faire du mondialisme : elle joue la proximité, dans des pays avec lesquels elle fait commerce depuis des siècles, c'était un peu ça, l'idée du Saint-Empire.
     
    Depuis 1957 et le Traité de Rome, l'Allemagne utilise l'idée européenne. Les premières décennies, pour se refaire une santé, une respectabilité en Europe. Pour se réconcilier avec la France, ce qui fut un grand et noble dessein. Depuis la chute du Mur, l'Allemagne utilise les mots européens, comme "élargissement", comme couvertures d'une réalité qui lui est profondément nationale : la conquête des marchés de l'Est. Sans un seul coup de canon. Mais avec sa capacité de travail, son inventivité, son aptitude à créer avec ses voisins un espace économique. A deux conditions : qu'elle en soit l'inspiratrice, et qu'elle en tienne les rênes.
     
     
    Pascal Décaillet

  • L'Allemagne face à son destin : puissance et fragilité

     
     
     
    *** Dissertation historique sur le cataclysme de l'imprévisible - Lundi 27.09.21 - 13.56h ***
     
     
    Terrible, le conformisme intellectuel de tant d'éditorialistes sur l'Allemagne. A les lire, on dirait que l'Histoire de ce pays n'aurait commencé qu'avec Angela Merkel, en 2005, au mieux avec la chute du Mur, en 1989. Dans leurs regards, où est l'Histoire ? Où est la profondeur du champ diachronique ? Où est la connaissance des réalités sociales, économiques et surtout culturelles de ce pays fascinant ?
     
    Parce que Mme Merkel est là depuis seize ans, parce qu'elle fut - c'est vrai - un gage de stabilité, parce qu'elle a inspiré confiance, il faudrait idéaliser sa période, sanctifier sa famille politique, "faire exactement comme elle" dans l'avenir. Méconnaissance de l'Histoire, application de schémas, mépris pour le roulis de l'inconnu, cet "événement", par nature imprévisible, qui, à tout moment, peut faire basculer le destin des peuples.
     
    Je suis un connaisseur de l'Histoire allemande, qui me passionne depuis l'enfance : eh bien figurez-vous que le plus grand événement de l'après-guerre, la chute du Mur, 9 novembre 1989, je ne l'avais absolument pas vu venir. On ne connaît pas plus le lot des peuples que le destin d'une vie humaine, "avant qu'elle ne soit achevée", lisez Sophocle, Œdipe Roi, derniers vers.
     
    Ceux qui voudraient l'éternité de l'ère Merkel sont les mêmes que ceux qui, à la fin des années 90, nous annonçaient la fin de l'Histoire, la victoire finale du libéralisme, l'inutilité des nations, le triomphe de l'Europe. Libéraux, libertaires, ils se sont trompés sur toute la ligne. Il convenait, à l'époque, de leur résister intellectuellement. J'ai eu l'honneur d'appartenir à ce camp.
     
    D'abord, l'alternance. Le SPD, le parti de Willy Brandt, le plus ancien parti d'Allemagne, celui qui a pensé l'Ostpolitik au tournant de 1970, est absolument légitime pour gouverner le pays. Si c'est lui, avec une coalition, il n'y aura absolument pas, une seule seconde, à regretter la CDU-CSU. Cette dernière, en 72 ans d'Allemagne fédérale, a régné 52 ans, le SPD seulement 20 ans. C'est pourtant lui, avec des hommes comme Willy Brandt et Helmut Schmidt (je serai moins affirmatif sur Schröder), qui a écrit de grandes pages de l'Histoire allemande. A l'inverse, l'Histoire revisitera un jour le rôle d'Helmut Kohl dans la "Réunification", entendez le phagocytage pur et simple de la DDR par le capitalisme glouton de l'Ouest. La Prusse, la Saxe, la Thuringe, porteuses des plus grandes heures de l'Histoire allemande, méritaient mieux que cet humiliant statut de dominion.
     
    Et maintenant, le destin. L'Allemagne d'aujourd'hui est la quatrième puissance économique du monde, son industrie est florissante, elle n'a pas - comme la France - saccagé ses hauts lieux de production. La vitalité économique allemande, aujourd'hui, je le constate à chacun de mes voyages, est tout simplement époustouflante. Seulement voilà : la puissance de l'Allemagne n'a jamais puisé ses sources dans le libéralisme, ni dans un libre-échange débridé, encore moins dans l'oubli de sa cohésion sociale.
     
    Depuis Bismarck, ce pays en constante mutation a compris l'impérieuse nécessité d'associer le grand nombre à sa prospérité. Intelligence du partenariat social, syndicats constructifs, à des années-lumière de la brutalité française, concertation, désir commun de (re)construire le pays. Parce que l'Allemagne, à deux reprises (1648, 1945), a connu l'anéantissement, à deux reprises elle a appris à se relever du néant. Ca forge un caractère national.
     
    La fragilité ? Elle réside dans le défaut de cohésion sociale, depuis la "Réunification" ! Allez dans les Länder de l'ex-DDR, vous le verrez physiquement, ce sentiment d'abandon. Là se niche la fragilité du colosse. Là sont les urgences. Une sensibilité sociale-démocrate, au plus haut niveau fédéral, ne sera de loin pas la plus mal placée pour traiter le mal par ses racines.
     
    L'Allemagne est un grand pays, une grande nation, la puissance d'un destin entamé sous Frédéric II de Prusse, l'homme qui, un siècle après la Guerre de Trente Ans, avait rendu aux peuples germaniques la conscience de jouer un rôle déterminant en Europe, et non de paillasson sous les bottes d'armées étrangères. L'Allemagne est un espace culturel, littéraire, théâtral, et surtout musical, incomparable. L'Histoire même de la langue allemande, de Luther à nos jours, en passant par les Frères Grimm et les fulgurances verbales de Bertolt Brecht ou Heiner Müller, résume à elle seule la richesse de l'âme de ce peuple. Sa richesse, mais aussi sa complexité, ses fragilités, ses incertitudes.
     
    L'Allemagne de 2021 est en mouvement. Elle n'a pas besoin de reproduire les schémas de l'ère Merkel pour survivre. Non, elle doit créer, surgir, se réinventer, ne jamais accepter l'immobile, fuir le conforme. Et elle continuera, pour longtemps, d'illuminer l'Europe.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Septembre 1998 : l'autre Francfort

     
    Sur le vif - Dimanche 26.09.21 - 10.54h
     
     
    Il y a exactement 23 ans, à l'occasion des élections allemandes, je faisais une émission spéciale en direct de Francfort sur l'Oder, à la frontière germano-polonaise. Je retrouvais cette ex-DDR qui avait marqué ma jeunesse, je vivais dans ma tête les combats dévastateurs du 23 avril 1945, la prise par les Soviétiques, qui déverrouille la route de Berlin, je me pénétrais de l'Histoire incomparable, à la fois militaire et culturelle, de cette ville de garnison, d'Université, où souffle depuis toujours l'âme des vieilles valeurs prussiennes : austérité, forces de l'esprit, science, aptitude au combat.
     
    Mais surtout, y compris en passant quelques heures à me promener dans la ville polonaise de Slubice, je pensais à la puissance du génie de Kleist, natif de Francfort sur l'Oder, Kleist l'un des auteurs phares de mes jeunes années, Kleist et ses textes de feu sur les passions humaines, Kleist orfèvre de la langue allemande dans ce qu'elle a de plus incandescent.
     
    Je contemplais les reliques de la ville ancienne, pulvérisée par les combats de 1945, avec ici et là quelques miracles de survie. Je pensais à Kleist, de toutes les forces de mon esprit. Je pensais à la naissance de l'idée allemande, dans la Prusse occupée par les Français, entre 1806 et 1813. Je pensais à Fichte. Je pensais à Hölderlin, à la puissance du mouvement dans la musique de Beethoven.
     
    Je me disais, au milieu de cette autre Francfort, à quel point cette Allemagne-là, aux confins du monde slave, marquée par la grande idée prussienne et les vertus de Frédéric II, cette Allemagne orientale, austère, intellectuelle, si sensible à la langue, cette Allemagne qu'on a pendant 40 ans appelée DDR, était centrale dans mon coeur, dans mes passions, dans mes désirs les plus profonds. J'aime ce pays, simple et terriblement élevé, dans ses horizons spirituels, artistiques et cérébraux.
     
     
    Pascal Décaillet