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Sur le vif - Page 152

  • Ukraine : l'équation allemande

     
    Sur le vif - Samedi 17.09.22 - 10.48h
     
     
    Depuis des années, ici même, j'appelle à considérer l'expansion économique et commerciale de l'Allemagne, depuis trente ans, vers l'Europe centrale et orientale. Pologne, Pays-Baltes, Hongrie, Tchéquie, notamment.
     
    Dans ces pays, qui correspondent d'ailleurs exactement aux différents théâtre d'opérations d'une autre avancée allemande, il y a 80 ans, d'immenses sociétés sont certes dirigées par des gens du lieu, mais... les capitaux sont en mains allemandes. En clair, l'Allemagne, depuis la chute du Mur, a réinventé son tropisme vers l'Est "par d'autres moyens", aurait dit Bismarck. Pas un coup de feu. Applaudissements dans la "communauté internationale", entendez l'ordre vassal des Etats-Unis d'Amérique.
     
    Beaucoup mieux : une certaine satisfaction dans les pays concernés, ravis de voir leur niveau de vie augmenter. Commencent certes à poindre, dans ces pays, des partis nationaux, dénonçant la tutelle germanique. Ils sont aussitôt traités de populistes, d'extrême droite, d'ultra-nationalistes, par la doxa de l'Ordre américain. Leur crime : défendre la souveraineté économique et politique de leurs patries.
     
    C'est dans ce contexte, que (vous m'en donnerez acte) je rappelle toujours en détails dans mes textes sur la question, qu'il faut placer l'évolution de l'Allemagne dans l'affaire ukrainienne. Scholz n'est pas Merkel. Et il est, hélas, à des années-lumière du grand Willy Brandt, figure de légende de son parti, à Scholz, le SPD, l'une des grandes familles politiques à avoir construit l'Allemagne moderne.
     
    Scholz est un atlantiste. C'est contraire aux fondamentaux les plus sacrés de son parti, l'Ostpolitik, sublimée par Brandt, entre 69 et 74. Mais les Américains doivent se méfier de l'Allemagne. Et les Européens aussi. Aujourd'hui, la quatrième puissance économique du monde nous entonne encore la chanson de l'élève modèle, celui qui cherche à plaire à l'Oncle Sam. L'Allemagne investit cent milliards, votés sur le siège, rubis sur l'ongle, pour se remilitariser. Le réarmement le plus important depuis 1935. Les gens, dans l'Ordre américain du Juste et du Bon, bavent de satisfaction : "Regardez les Allemands, comme ils sont formidables, ils vont aider les gentils Ukrainiens".
     
    Ils vont les aider ? Peut-être. Mais jusqu'où vont-ils s'impliquer eux-mêmes ? A terme, que vont-ils faire de toutes ces armes ultra-modernes, fabriquées avec la bénédiction de l'ineffable "communauté internationale" ? Qui, un jour, succédera à Scholz ? Comment lui-même, face à la nécessité des choses, peut-il évoluer ?
     
    Les Américains ont pris pied sur sol européen un an avant le Débarquement de Normandie. C'était en 1943, en Sicile, puis sur la botte italienne, montagneuse et revêche, où la résistance de la Wehrmacht, par la Ligne Gothique, leur a mené une vie incroyablement dure. Ils sont donc sur notre continent, puissance étrangère, depuis bientôt 80 ans. Il n'est pas dit qu'ils y demeurent éternellement. Leur propre opinion publique, depuis 1776, ne cesse d'osciller entre expansionnisme et isolationnisme.
     
    Disciples de Clausewitz et Bismarck, n'écoutons pas les paroles, regardons les faits : le visage du réel, c'est celui d'une Allemagne dans une forme extraordinaire, géant économique, en pleine reconstruction de sa stature politique, ayant placé l'une des siens à la tête de la Commission européenne (où elle oeuvre à un bellicisme d'inspiration churchillienne), et surtout en expansion continue sur les Marches de l'Est. Jamais l'Allemagne n'a été aussi efficace, dans l'inexorable lenteur de sa pénétration. Là où la Blitzkrieg, fulgurante et théâtrale en percée de font, avait fini par se briser les reins sur le réveil des patriotismes opprimés, la vieille patience bismarckienne, concrète, sonnante et trébuchante, sourit au destin allemand.
     
    Là où les divisions du 22 juin 1941 avaient fini par échouer, face au réveil du patriotisme russe (car c'est sur ce front, et non à l'Ouest, que la guerre s'est jouée), le Drang nach Osten est en train de réussir. Sur le même terrain. "Par d'autres moyens". Pas un coup de feu. Des capitaux allemands, pour contrôler les entreprises d'importance stratégique.
     
    Dans cette lecture-là, la maîtrise de l'Ouest ukrainien, exactement sur les lignes de partage qui ont toujours existé entre influence russe et tropisme vers la Mitteleuropa, loin d'être un détail de l'Histoire, apparaît sous son vrai visage : celui d'une progression dûment préméditée, depuis de longues années, des intérêts économiques allemands jusqu'aux frontières de la Russie.
     
     
    Pascal Décaillet

  • La mer. Celle qui nous submerge.

     
    Sur le vif - Vendredi 16.09.22 - 17.29h
     
     
    Winter in der DDR : une image, parmi des milliers d'autres, sur un site d'archives de l'Allemagne de l'Est, en ligne. J'en suis très friand. Un village, quelque part, sous la neige. En Thuringe ? En Prusse ? En Saxe ? Un couple, de dos, qui se tient par le bras, ne pas glisser ! Une Trabant, sur la route blanche. Quelques maisons de bois, aux toits très pentus. Au fond, derrière les sapins, le clocher d'une église, sans doute luthérienne.
     
    L'image est en noir et blanc. Elle est belle, apaisante. C'est en DDR, mais franchement, ça pourrait parfaitement être dans la Forêt-Noire. On est tellement loin de l'imagerie de la grande plaine du Nord de la Prusse, celle du Mecklenburg-Vorpommern. Il faut toujours dire "Les Allemagnes", si on veut parler un peu sérieusement.
     
    L'image court, sur le fil. Sous elle, plus de 800 commentaires des internautes, abonnés au réseau. Tous en allemand. Et 99%, venant d'Allemands de l'Est. Ces commentaires m'ont bouleversé. Partout, la nostalgie. Partout, "C'était mieux avant". Ils ne regrettent pas le régime, ces gens-là, ils ne regrettent pas la Stasi. Ils ne regrettent pas Honecker, bien sûr que non.
     
    Alors, que regrettent-ils ?
     
    Lisons-les. Ils regrettent leur jeunesse. "C'était une époque tranquille". "Nous n'avions pas de soucis". "Dis, tu te souviens, on se chauffait au bon vieux charbon". "Quelqu'un peut-il situer ce village, il me semble que c'est........". "Cette époque me manque".
     
    Ils regrettent les neiges d'antan, comme dans le poème de François Villon. Ils regrettent leurs enfances. Tous ces visages passés, aimés, perdus. Il regrettent cette période de leur vie, et le disent par des très courts messages, et c'est tellement touchant, tellement troublant.
     
    J'ai été prof d'allemand. J'ai lu des textes avec mes élèves, Brecht notamment. Si je devais, aujourd'hui, expliquer à des jeunes ce qu'est le puissant, l’indicible, l'intraduisible sentiment appelé "Sehnsucht", avant même de leur balancer les grands poètes romantiques, Novalis, Eichendorff, Heine, je leur ferais lire ces 800 commentaires.
     
    Chaque intervention est brève, lapidaire parfois. Il y a des fautes, on sent que tout le monde intervient, pas seulement les gens de plume. Il y a du verbe actif, des images, des indépendantes saccadées, très peu de principales et de subordonnées. Le langage n'est pas articulé, ils ne cherchent pas à démontrer, nous ne sommes pas dans l'Aufklärung, pas dans Kant, pas dans Hegel. Nous sommes dans un collage de fragments de la vraie vie.
     
    Nous sommes dans 800 internautes anonymes d'aujourd'hui, fin d'été 2022. On sent des gens d'un certain âge, avec un passé, une mémoire, des cicatrices, des océans de nostalgie.
     
    Ca n'est pas un fil de commentaires, c'est la mer. Celle qui nous caresse. Celle qui nous submerge.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Et l'image est la fille de la voix

     
    Sur le vif - Jeudi 15.09.22 - 15.02h
     
     
    Je suis un homme de radio. Et un passionné de musique. Et je me rends compte, tout à coup, du rôle joué par mon hypersensibilité à l'élément auditif, dans ma folle attraction pour certains films de Godard. Le Mépris, le plus grand à mes yeux, mais pas mal d'autres, aussi. J'ai revu Prénom Carmen, hier soir.
     
    Bien sûr, Godard donne à voir. Dans le Mépris, parmi les plus belles images de l'Histoire du cinéma. Chaque plan, un tableau, et pas seulement autour de la maison de Malaparte, à Capri, avec cet incomparable bleu de mer, au fond.
     
    Il donne à voir, dans tous ses films, c'est un montreur d'images. Mais il donne aussi à entendre. La bande-son de ses films est une oeuvre en soi. Il a beaucoup été copié, notamment dans ces fameuses conversations dont l'auditeur (spectateur) ne perçoit qu'un vague murmure, un peu comme chez Tati. C'est même devenu un procédé, chez certains de ses épigones.
     
    Et puis, il y a la voix off. La sienne, ou alors une voix qui lui ressemble. Un homme parle, derrière l'image, on se dit "Tiens, c'est Godard", pourquoi pas d'ailleurs, il apparaît bien dans certains de ses films, comme Hitchcock. On se dit, "Godard nous parle", mais souvent, c'est la voix d'un autre, on dirait du Godard.
     
    Mais surtout, cette voix, originale ou semblable, est extraordinaire. Elle n'est pas une surimpression, sur l'image. Elle est, à mes oreilles d'homme de radio, de mélomane, le centre même de l'histoire. Et l'image est avec elle. Et l'image est fille de la voix. Et la voix engendre l'image, elle la materne, elle la façonne, elle l'élève jusqu'à nos sens. Et la voix se confond avec l'image. Et la voix devient image.
     
    J'ignore absolument comment Godard travaillait. Et c'est dommage, car en toute chose, j'aime l'atelier. Mais ce montreur d'images est un montreur de voix. Et cette confluence, comme d'un fleuve dans la mer bleue, me trouble, oui, infiniment.
     
     
    Pascal Décaillet