Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Liberté - Page 985

  • Sans solidarité, pas de Suisse

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 04.03.15
     
     
    Il y a quelque chose de puissant qui, lentement mais sûrement, est en train de monter dans la société suisse : le rejet sans appel de cet ultralibéralisme né dans les années 1990, celui qui nie la dimension de l’Etat, ne prône que la réussite individuelle, le profit spéculatif, l’argent facile. Ce type de démarche, ou de société, est peut-être imaginable dans l’univers anglo-saxon (et encore, je n’en suis pas sûr du tout). Mais dans nos pays, la Suisse, la France, l’Allemagne, il ne correspond absolument pas à ce qui a fondé l’édification de nos réseaux de solidarité, naguère les grands Ordres chrétiens, et depuis la Révolution française, l’Etat : celui qui codifie notre vie commune, envisage en priorité l’intérêt collectif, protège le faible, redistribue la richesse, met en œuvre les politiques de santé, d’éducation, de recherche, de sécurité, et tant d’autres encore.
     
     
    Prenez l’Allemagne. Une crasse ignorance, dans le grand public, sur l’Histoire de ce pays, empêche les gens de voir ce que fut, dans la seconde partie du dix-neuvième siècle, l’avancée sociale de l’époque bismarckienne. Premières caisses de retraite, premières protections contre l’accident et la maladie, essor d’un capitalisme « rhénan » fondé sur la puissance de l’industrie, très loin du seul profit virtuel et spéculatif. Encore aujourd’hui, après deux guerres mondiales, après le nazisme, après la séparation du pays en deux pendant quatre décennies, la société allemande demeure construite sur la primauté du travail, le dialogue entre syndicats et patronat, les conventions collectives. Nous les Suisses, nous sommes proches de ce modèle-là. Quant à la France, à part sous le Second Empire (1852-1870), elle n’a jamais été un pays libéral.
     
     
    En Suisse, échec de quoi ? Non l’échec du libéralisme comme grand mouvement de pensée, éminemment respectable, porté par de remarquables figures (à Genève, un Olivier Reverdin, par exemple), mais bel et bien de son application « ultra », années 90, tout début des années 2000, enrichissement hallucinant de quelques-uns sur des pratiques bancaires tellement complexes que nul citoyen n’y entendait rien, produits dérivés par ci, structurés par-là, retenons surtout – cela fut tranché a posteriori à la lumière d’affaires fracassantes – qu’il s’agissait de pures et simples méthodes de spéculation.
     
     
    Eh bien moi, qui ne suis pas un homme de gauche, ou tout au moins pas réputé l’être, je dis que la Suisse a eu tort de céder à cette tendance. Elle n’a pas assez contrôlé ses banques. Elle n’a régulé les salaires des grands dirigeants que sur pression du peuple (Minder), les excès bancaires que sur pression internationale. Je n’aime pas la Suisse lorsqu’elle s’aligne, n’ayant plus aucune marge de manœuvre. Mais lorsqu’elle invente, donne l’exemple : elle en a les ressources, les capacités.
     
     
    La Suisse est un pays fragile, une petite fleur chétive. Il faut en prendre soin, l’aimer. Ce pays ne survivra que par la constante réinvention de réseaux de solidarité. Entre nantis et pauvres, entre les générations, entre les régions. Pour cela, il faut une classe politique, de gauche comme de droite, avec le sens de l’Etat. Le sens de la primauté de l’intérêt public. Le seul culte de la réussite individuelle, style Berlusconi, ne pourrait mener notre pays qu’à l’impasse. Le sens de la main tendue, au contraire, en fera un exemple, honoré et apprécié.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Il faut une presse pour le Tiers Etat

     
    Sur le vif - Samedi 28.02.15 - 17.55h

     

    J’entends des gens de droite se plaindre d’une presse romande qui serait trop à gauche. Ou à l’inverse, des gens de gauche regretter la dérive droitière de nos journaux. Aucune de ces deux positions n’est exacte.

     

    Il n’y a, en Suisse romande, que très peu – trop peu – de journaux de gauche. Et il n’y a strictement aucun quotidien de la droite qu’on pourrait, au niveau national, rapprocher de l’UDC : souverainiste, protectionniste, désireuse de réguler les flux migratoires. En revanche, il y a pléthore – voire unicité – de journaux défendant, au sens large, le libéralisme économique : ouverture des frontières, libre circulation, forte poussée migratoire. La plupart – presque la totalité – de nos journaux défendent ces thèses, ainsi que l’ouverture à l’Union européenne, alors que ces courants de pensée ne sont représentés que par une fraction de l’électorat. Là, il y a un problème, immense, de représentativité de la presse par rapport à ce que nul ne pourra m’empêcher d’appeler « le pays réel », expression que j’assume totalement, et dont je connais par cœur, croyez-moi, l'univers de référence historique et philosophique.

     

    Un mot sur la gauche. Oui, la presse de gauche manque en Suisse romande. Il y a bien le Courrier, ou Gauchebdo (auquel on connaît mon attachement), mais la force de frappe de ces deux journaux, malgré la qualité de leur travail, est bien faible face à la dévastatrice artillerie des deux groupes de presse qui se partagent la totalité du gâteau suisse, l’un et l’autre basés à Zurich, l’un et l’autre fondés sur un modèle d’entreprise plus que libéral, Ringier et Tamedia. Dans ces groupes, les journalistes ne dirigent plus rien, à peine leurs rédactions : toutes les décisions concernant l’entreprise viennent d’hommes d’affaires cherchant à satisfaire l’actionnariat.

     

    Lorsqu’on a érigé à ce point, dans sa structure interne, et jusque dans son ADN d’entreprise, un modèle de capitalisme financier visant à maximiser le profit des actionnaires, il ne faut pas trop s’étonner que, comme par hasard, les lignes éditoriales défendues par les gentils rédacteurs en chef, alignés, couverts, mains sur la couture du pantalon, soient le reflet de cette idéologie. Politiquement, cela se traduit, de la Tribune de Genève au Temps, en passant par bien d’autres, par des journaux PLR, défendant la vision du monde PLR (au reste parfaitement respectable, là n’est pas la question), l’horizon d’attente PLR, la terminologie PLR, les conseillers d’Etat PLR, le conseiller fédéral romand PLR. Le culte voué à Didier Burkhalter pendant son année présidentielle, notamment dans l'affaire ukrainienne, a constitué un indice marquant de ce phénomène.

     

    Pas assez de journaux de gauche, donc. Beaucoup trop de journaux PLR. Et AUCUN, je dis bien AUCUN quotidien que se réclamerait de ce Tiers Etat de la politique suisse que constitue, au niveau national, l’UDC, ou au niveau genevois le bloc UDC-MCG. En clair, dans la presse romande d’aujourd’hui, un tiers de l’électorat n’est absolument pas représenté. Un tiers (la gauche) est clairement sous-représenté. Un tiers est incroyablement surreprésenté. Le problème no 1 de la presse romande est d’être une presse PLR (même le Nouvelliste doit faire face à de sérieux assauts, venant notamment de Martigny, pour s’emparer du fief), amie des milieux libéraux et radicaux, très proche des organisations patronales (et je ne parle pas ici de l’USAM, dont il est heureux qu’elle résiste à ce maelström monochrome). La presse suisse romande est libérale, uniformément, elle ne représente ainsi qu’une petite portion de la population. Elle creuse elle-même entre le pays profond (voyez, je varie les adjectifs) et ses journaux, un fossé qui va bientôt ressembler à une bombe à retardement.

     

    La presse romande a besoin de journaux de gauche. Et elle a besoin, de l’autre côté de l’échiquier, d’au moins un grand journal de la droite anti-libérale, à la fois conservateur et profondément social, proche des petites gens, des PME, favorable à une régulation des mouvements migratoires, à la souveraineté du pays, à une démocratie directe vivante, inventive, bref, le troisième tiers de notre politique. Ce Tiers Etat dont on n’a pas fini d’entendre parler.

     

     

    Pascal Décaillet

     

  • Pour la Grèce, voyez Gauchebdo

     

    Sur le vif - Vendredi 27.02.15 - 19.21h

     

    Les journaux, j’en ai lus dans ma vie des dizaines de milliers, dès l’enfance. Et je continuerai, sur papier ou sur écran, nulle importance. Je continuerai à lire des papiers, des chroniques, de l’écrit, du bien torché, de l’envoyé. Plus le journal est engagé, plus il me plaît. Encore dois-je préciser une chose, essentielle : « engagement » n’est pas nécessairement couleur politique. Mais angle. Clef de lecture personnelle. Eclairage. Valeur ajoutée. Et surtout, ce qui me touche le plus : la dimension de solitude. J’ai beaucoup écrit sur celle d’un Péguy, d’un Léon Bloy. L’homme qui tient la plume est un homme seul. Il ne peut être que cela. Il peut bien sûr avoir une famille, des amis, je le lui souhaite. Mais face à l’acte d’écrire, il est seul.

     

    Ces valeurs, que je tiens pour cardinales dans le journalisme, je les retrouve dans Gauchebdo. Le numéro 9, daté d’aujourd’hui (27 février 2015), je viens de le dévorer d’une traite. Il est, une fois de plus, d’une qualité remarquable. Par les sujets choisis. Les angles traités. L’originalité des approches. Le fumet de résistance et de solitude, mais aussi paradoxalement de fraternité, qui se dégage de l’ensemble. Je pense souvent à la communion invisible des lecteurs de ce journal, ce bout de papier les rassemble toutes les semaines, il y a là quelque chose de puissant. Loin des salons mondains (dans la plurielle acception de cet adjectif) que sont les réseaux sociaux, ces labyrinthes en forme de palais des glaces, mais désespérément clos, voilà huit pages de papier qui soudent les âmes.

     

    Prenez la Grèce. Celle de Tsipras. L’un des enjeux les plus importants, les plus lourds de sens, du destin européen contemporain, l’autre étant évidemment ce qui se passe entre l’Ukraine et la Russie. Dans le numéro d’aujourd’hui, plusieurs pages sur ce qui se passe dans ce pays. Reportage à Perama, dans la banlieue populaire d’Athènes, cité ouvrière, taux de chômage très élevé. On y entend la voix des gens, leurs angoisses, leurs espoirs. Reportage tiré de l’Humanité : et alors ? N’est-ce pas là un très grand journal, ne fut-il pas fondé en 1904 par un certain Jaurès ? Et puis, un autre reportage, dans l’une des villes qui me sont les plus chères dans ce pays : la cosmopolite et fascinante Thessalonique, où un collectif citoyen a réussi à bloquer la vente de la distribution publique des eaux au groupe français Suez. Tout cela, dans Gauchebdo d’aujourd’hui, est exposé, raconté.

     

    J’aime Gauchebdo, pour les mêmes raisons que celles qui me font, de plus en plus, détester (à la capitale exception du cahier littéraire de la NZZ du samedi, et celui de la Frankfurter Allgemeine) les suppléments culturels de nos bons journaux romands. Dans ces derniers, malgré de belles plumes, règne un parfum de promotion et d’obédience aux modes du temps. Dans Gauchebdo, un goût de silex qui ressemble à l’idée de résistance. Et cela, jusque dans l’écriture, se transmet. Ainsi, pour l’expérience grecque, que pour ma part je suis avec passion, voyez Gauchebdo. On n'y parle ni de Mme Merkel, ni de son ministre des Finances, ni de la Banque mondiale, ni du FMI, ni de la Banque centrale européenne, ni de l’échelonnement de la dette. On y parle d’un peuple. On y perçoit son souffle, sa langue, ses souffrances. Et quelque part, dans ce pays de lumière, l’étincelle de l’espérance. Merci, Gauchebdo.

     

    Pascal Décaillet