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Liberté - Page 965

  • Gil Baillod : l'étoffe des grands

     

    Sur le vif - 22.01.15 - 17.29h

     

    Gil Baillod, dont nous apprenons à l’instant le décès, à trois semaines de ses 80 ans, a été l’un des plus grands journalistes que la Suisse romande ait connus. Un homme seul. Une tronche. Un caractère. Une tête de lard. Un homme avec un incroyable réseau, lui permettant d’explorer à fond les arcanes du pouvoir, pour mieux décrire et dénoncer les abus des puissants. Un homme qui s’est fait des légions d’ennemis. Grandi par eux, leur nombre, leurs tentatives de nuisances, de pressions. Magnifié par son combat, et celui de ses équipes à l’Impartial, pour établir des vérités locales, celles qu’il n‘aurait pas fallu voir, parce qu’elles n’étaient pas celles des cartes postales.

     

    Patron mythique de « L’Impartial », infatigable bretteur des Montagnes neuchâteloises, bijoutier-joaillier de formation, Gil Baillod aura passé sa vie à sertir le matériau des mots. Orfèvre du billet ! Il était au coup de gueule ce que les Quarantièmes Rugissants sont à l’aventurier solitaire du Cap Horn : la promesse, toujours, de l’inattendu. Des tempêtes de sincérité. La défense des petits contre les puissants. Il était à lui seul un maelström. Je garderai de cet immense confrère un souvenir exemplaire de professionnalisme, de courage et d’engagement. Ce soir, le monde du journalisme en Suisse romande est en deuil. Un grand du métier nous a quittés.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Horace au Loup : chemin de traverse, vers la survie

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    Sur le vif - Dimanche 18.01.15 - 18.08h

     

    Dans l’histoire d’Horace, tout est archaïque. Le propos relate un épisode de la première époque de Rome, celle des rois, sous le règne de Tulle, il y a quelque 2600 ans. Même pour un contemporain de Tite-Live (1er siècle avant JC), qui nous le raconte, c’est déjà de l’Histoire ancienne. Le pièce de Corneille, elle, écrite 2200 ans plus tard, est représentée pour la première fois en 1640, sous les dernières années de Louis XIII et de Richelieu, à qui elle est dédiée. La Paix des Pyrénées (1659) est encore loin, et quand on parle de guerre entre puissants, à ce moment-là, on songe davantage à la France et à l’Espagne qu’à la si lointaine Rome des rois, dans sa rivalité avec la cité d’Albe.

     

    Sans doute aussi (mais ce seul élément mériterait à lui seul une approche) l’étroitesse des relations entretenues par Camille, sœur du Romain Horace et fiancée de l’Albain Curiace, avec Albe l’ennemie, fait-elle songer à ce fameux échange de lettres entre Anne d’Autriche, reine de France, et son frère l’Infant d’Espagne, en pleine guerre : Richelieu et Louis XIII n’avaient que moyennent apprécié, et sans doute tout autre qu’une reine l’eût-il éprouvé sur l’heure. Mais laissons là l’Histoire, venons au texte. Dans lequel, justement, tout respire l’ancestralité. Horace, c’est une histoire ontologiquement d’autrefois, une épopée fondatrice. Une vieillerie voulue comme telle.

     

    Tout est archaïque, y compris la pièce elle-même dans la mémoire d’un adulte qui va la voir, disons à la cinquantaine. Il l’aura lue, de gré ou de force, quatre décennies plus tôt, avec dans le meilleur des cas la magie d’un prof de français sachant restituer à l’alexandrin classique sa splendeur musicale, et dans le pire l’un de ces explicateurs de textes au forceps, insensible à la musique, partant de tout, sauf des syllabes elles-mêmes, pour livrer au disciple, clefs en mains, le « sens caché » du texte.

     

    Tout est archaïque, à commencer par ces notions d’honneur et de sang, de gloire éternelle, roulés dans des « r » certes moins sensuels que ceux de Racine, pourtant d’une beauté surprenante, épurée, pour qui veut bien leur prêter l’oreille. Au Théâtre du Loup, le metteur en scène Didier Nkebereza, qui s’était récemment frotté à l’Iphigénie en Tauride de Goethe, a choisi l’option la plus heureuse, peut-être la seule qui vaille : priorité absolue à la diction, travail vocal et respiratoire sur la puissance de percussion et de vibration de l’alexandrin. Voilà un spectacle qui avant tout se donne à entendre, même si la part du visuel, d’autant plus belle qu’elle s’affirme dans une totale sobriété, délivre d’innombrables signes de compréhension. Chez l’acteur qui parle, ou chez celui qui écoute : ainsi les éclairs de feu dans le regard de Mariama Sylla (Camille) lorsque monologue son amant Curiace (Jean-Louis Johannides), croyant la paix sauvée, leur hymen assuré.

     

    Le petit miracle de cette mise en scène, c’est qu’en sachant qu’on a deux heures et demi à passer face au déroulement de cinq actes, dans la nudité du décor, mettant en valeur la signifiante intervention des éclairages, face à un néo-classicisme totalement assumé, avec toges, sandales et jupettes, même pas l’ultime relique d’une colonne, sachant cela on laisse avec un infini bonheur la distillation métronomique des vers atteindre nos tympans.

     

    Le grand vainqueur, c’est le texte. Travaillé, ciselé, respiré, diérèses et synérèses (la syllabe en une ou deux diphtongues, selon les besoins de la métrique) savamment différenciées. Classique, peut-être. Mais diablement efficace au service du propos. Même le plus profane des spectateurs, s’il veut bien laisser venir à lui la petite musique, comprend tout. Il adhère au texte. Et cela, c’est tellement précieux : le travail d’une petite équipe au service du plus grand nombre. En les écoutant, hier soir au Loup, j’ai pensé à ces jeunes des banlieues françaises, les plus défavorisées, trouvant dans la mise en oralité du vers racinien le chemin le plus sublime de l’intégration.

     

    En ces temps où la question de l’Autre nous interpelle avec tant de puissance, où tant de Romes et tant d’Albes trouvent mille raisons de s’exclure et s’opposer, laisser la place aux textes, prendre le temps de les interroger en commençant simplement par les pratiquer, prend moins que jamais l’allure d’un luxe. Impérieuse nécessité, au contraire. Chemin de traverse, vers la survie.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** Horace, de Corneille – Théâtre du Loup - Mise en scène : Didier Nkebereza. Scénographies et costumes : Lothar Hüttling. Création lumières : Jonas Bühler. Avec Adrien Barazzone, Deborah Etienne-Landenberg, Christian Gregori, Claude Goy, Jean-Louis Johannides, Frédéric Langenberg, Lola Riccaboni, Laurent Sandoz, Mariama Sylla, Adrien Zumthor. Avec la participation d’Arsène et Merlin Landenberg.

     

     

  • Hamlet à la Traverse : épuration, clarté, talent

     

    Sur le vif - Samedi 10.01.15 - 18.17h

     

    Une salle sobre, sans décor. Huit jeunes, garçons et filles, 16 à 25 ans. Ils disent Hamlet, tout en le jouant, le texte de Shakespeare, dans un mélange de quatre traductions, dont celle, sublime, du poète Yves Bonnefoy. Ils le jouent, mais j’insiste : ils le disent. Si bien, avec un telle mise en valeur des syllabes, que la petite musique élisabéthaine nous trottinera encore longtemps dans la tête après l’heure et demie de représentation. J’en ai rêvé, de ce texte, la nuit dernière, j’ai vu apparaître, non le fantôme du roi, mais des personnages d’hier, comme des notes de partition, par bribes, dans la nuit d’encre.

     

    J’ai bien dû voir dix fois Hamlet dans ma vie, dix versions, ce qui est assez normal pour un homme de 56 ans. Il y en eut, hélas, des touffues, toutes de poussière et d’archaïsme, au point que l’enjeu n’apparaissait pas. A quoi sert la mise en scène, si ce n’est, avant toute chose, avant le style et l’esthétique, à mettre en valeur les lignes de puissance et de tension d’un texte ? Eh bien hier soir, à la Traverse, grâce au Travail de Maturité d’une jeune fille de 18 ans, Anna Rossmann-Kiss, grâce à son fantastique effort de clarification , grâce à la précision de ses angles de départ, la filiation et la question de la génération, j’ai vu un peu plus clair dans ce texte, l’un des moments majeurs de l’Histoire du théâtre.

     

    Cette réussite dans l’ordre du sens, Anna l’obtient par un constant travail de sobriété et d’épuration. Rien, dans le visuel, qui serait de nature à détourner le spectateur de l’absolue primauté du texte. Les huit jeunes comédiens sont remarquables, ils ont travaillé diction et respiration, ils ont surtout intégré l’exactitude des enjeux, épousé les angles de mise en scène. Ils jouent le même spectacle, racontent la même histoire. Au service d’une même clarté. Du coup, plusieurs acteurs pour un seul Hamlet, et ainsi pour d’autres personnages, mais en quelques secondes, au début de chaque scène, le spectateur rétablit, identifie, en un mot comprend.

     

    J’allais vous dire d’aller le voir, ce Hamlet. Hélas, il n’y avait que trois représentations, de jeudi à ce soir 19h. A moins qu’ils ne décident de prolonger demain dimanche. L’entrée est libre. Il y a un chapeau. Je n’oublierai pas cette mise en scène. Et n’exclus pas que nous soyons amenés à reparler d’Anna Rossmann-Kiss, 18 ans, dans des questions liées à la chose théâtrale, dans les quelques décennies qui nous attendent.

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** Hamlet, nouvelle volée. Par la Compagnie du Préau et la Maison de Quartier des Pâquis. Mise en scène : Anna. Avec Louis, Kenza, Louise, Woody, Isaline, Arcadi, Christelle et John.