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Commentaires GHI - Page 88

  • Thucydide, vous connaissez ?

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 02.03.22

     

    Face à une guerre, nous devons utiliser notre cerveau. Et tenter de comprendre. C’est le registre dans lequel je vous invite ici, celui qui a toujours été le mien, notamment dans le décryptage des guerres balkaniques, pendant toute la décennie 1990-2000. Cela n’empêche ni la compassion, ni l’action humanitaire. Mais avant tout, puisque nous nous targuons d’éclairer les phénomènes politiques, nous devons nous forger des clefs de compréhension. Et cet exercice-là se fait avec la tête froide, les outils de l’analyse, la connaissance historique, la prise en compte de tous les points de vue, la volonté de restituer les chaînes de causes et de conséquences.

     

    Tenez, je vous invite à une lecture. Pas facile. Austère, même. Mais totalement passionnante. Tentez de lire la Guerre du Péloponnèse, de l’historien athénien Thucydide (5ème siècle avant JC). C’est un livre difficile à lire, parce qu’il ne fait strictement aucune concession au plaisir du lecteur. Il se refuse à raconter des histoires, des anecdotes. Il restitue le conflit complexe entre les Cités grecques partisanes de Sparte, et celles d’Athènes. De façon sèche, cérébrale, il démonte les mécanismes.

     

    Dès l’âge de 18 ans, ce que j’ai retenu de cette lecture, ce ne sont pas tant les événements eux-mêmes que le génie de la méthode. Thucydide nous dit, pour faire court : « Voilà ce qui s’est passé. Voilà les causes apparentes. Et voilà les causes réelles ». Et cet homme, il y a vingt-cinq siècles, va chercher dans les besoins économiques des Cités les vraies raisons de leur participation à telle ou telle bataille. C’est Marx, deux millénaires et demi avant l’heure. C’est impitoyablement intelligent. C’est glacial de constat. C’est quelque chose de très fort. C’est un diagnostic cynique de la nature humaine, hyperréaliste. Chez Thucydide, il n’y a ni bons, ni méchants : il y a juste des intérêts en jeu, et la noirceur du pouvoir en toile de fond.

     

    Face à toute guerre, inspirons-nous de Thucydide. Avant de juger, tentons de comprendre. Pour cela, il faut étudier l’Histoire. Et cette étude ne peut en aucun cas se faire en quelques jours, ni quelques semaines, ni quelques mois. C’est le travail d’une vie. Car l’approche historique exige un long cheminement dans la complexité. Il faut s’imbiber de toutes les perspectives, à commencer par celles qui sont antagonistes. Nul ne comprendra jamais rien, par exemple, aux 132 ans de présence française en Algérie (1830-1962), sans avoir étudié en profondeur le point de vue des colons, celui des colonisés, celui des Européens, celui des Arabes, celui des Juifs, celui des Berbères, ceux des différentes factions de la résistance à la France, qui forgeront un jour le FLN. Pour cela, il faut lire, lire, et lire encore. Et plus vous lirez, mieux se révélera, dans votre cerveau, la photographie du réel, dans toute sa complexité. Et plus vous lirez, moins vous verrez les bons, ou les méchants. Et plus vous vous direz : « C’est la polyphonie de tous qui est chemin de vérité ».

     

    Pascal Décaillet

  • Mon amoureux

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 23.02.22

     

    Non seulement la gauche a déserté le peuple, mais le peuple ne veut plus de la gauche. Au fond, comme dans la sublime chanson de Brassens, la gauche et le peuple ne sont plus d’accord que sur un point : la rupture. Il se sont connus, jadis, du temps de Zola et de la Révolution industrielle, du temps de Jaurès, ils se sont tant aimés, mais aujourd’hui c’est du passé. Le temps des passions est révolu.

    Le plus fou, c’est que la gauche, dans son discours, donne l’impression d’y croire encore. Elle prétend parler au nom des classes populaires ! Les connaît-elle, seulement ? Se rend-elle compte, un peu au moins, de l’émigration de ces dernières vers d’autre rivages ? Tente-t-elle, un minimum, de saisir les causes de ce grand transfert ? Ou croit-elle sincèrement que l’ouvrier suisse, le chômeur suisse, le travailleur pauvre suisse, le retraité précaire suisse, votent encore pour elle ?

    En réalité, tant d’âmes de gauche vivent dans le déni. Elles veulent croire, encore un peu, à la grande mythologie de la fraternité industrielle, à la fusion des cœurs, à l’ardeur des adhésions. « Encore un peu », comme dans une autre chanson de légende, celle de Piaf : « Mon amoureux ».

    La gauche est une chanteuse perdue, sur le bord de la scène. Aveuglée par les spots, elle se dit que le public est encore là, à l’ovationner. Comme Piaf, toujours elle, la gauche ne regrette rien. Elle n’a commis nulle erreur. Le peuple est parti, mais c’est lui qui a eu tort. Il ne l’a pas comprise. Salaud de peuple.

     

    Pascal Décaillet

  • Le peuple ? La gauche l'a abandonné !

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 23.02.22

     

    Il fut un temps, fort lointain, où la gauche défendait le peuple. Âgé de seize ans, je suis allé voir Georges Marchais dans un grand meeting à Genève, fin 1974, pour les trente ans du Parti du Travail. La foule qui l’acclamait était considérable, et on sentait bien que c’était celle des travailleurs. Il y avait encore des usines, un prolétariat, être communiste avait un sens très précis, en Suisse, en France, en Italie : vouloir la justice sociale. Alors oui, Georges Marchais en France, Jean Vincent ou Armand Magnin en Suisse, Enrico Berlinguer en Italie, ces chefs communistes parlaient au peuple. Ils en avaient la fougue, le talent. Quand je repense à cette époque, dix-huit mois avant ma Maturité, j’ai l’impression que c’était la Préhistoire. Je peine à croire, même, que j’aie pu vivre cela, tellement c’est lointain. Oui, c’était le temps d’avant. Avant l’abandon du peuple par la plus grande partie de la gauche.

     

    A seize ans, je n’étais vraiment pas homme à fréquenter les meetings. Je vivais de lectures, de musique, de poésie. Pourtant, Marchais, malgré son discours-fleuve, après une « introduction » déjà elle-même interminable par le chef du Parti du Travail, Jean Vincent, grand orateur, m’avait impressionné. Pour la première fois de ma vie, à la fin du meeting, j’ai été pris dans le maelström de l’Internationale, que j’ai toujours trouvée musicalement magnifique, sans être particulièrement communiste. De cette foule surgissait quelque chose de puissant. C’était il y a mille ans.

     

    Mais aujourd’hui ? De tout cela, il ne reste rien. Le Mur de Berlin s’est effondré, la DDR de mon adolescence a été avalée par le capitalisme, son Histoire reste à écrire, et elle sera loin d’être uniquement négative. Depuis trois décennies, nos partis de gauche, à part les communistes (regardez l’excellent Roussel, en France), ont doucement abandonné la défense des classes populaires. Oh pas dans les paroles, mais dans les actes ! Les socialistes ont pris goût aux œufs de l’esturgeon. Les Verts, eux, d’une toute autre tradition, ne sont pas issus de la lutte des classes. Depuis la chute du Mur, la doxa imposée par le néo-libéralisme a tenté de faire croire au monde que le capitalisme était inéluctable, qu’il était le Bien. Et qu’au fond, la seule querelle entre droite et gauche serait de déplacer le curseur sur l’acceptation du libre-marché.

     

    Au fond, la gauche gouvernementale s’est mise à ressembler à la droite. Au point qu’aujourd’hui, les classes populaires ne votent plus pour elle. Elles votent pour qui ? Allons, vous le savez très bien : elles votent pour la droite nationale, souverainiste, protectionniste. Elles votent pour la frontière. Et il n’est pas sûr qu’elles soient si enchantées que cela par les flux migratoires. Les élites de la gauche, en Suisse comme ailleurs, ont perdu le contact avec le peuple. Elles s’inscriront en faux contre cette affirmation, jureront le contraire, mais qui les croit encore ? Les colères populaires, aujourd’hui, sont ailleurs. Elles ont émigré. Vers d’autres rivages. A l’intérieur même de nos pays.

     

    Pascal Décaillet