Commentaire publié dans GHI - Mercredi 03.09.25
Il y a des gens qui adorent la discussion. S’asseoir avec d’autres humains, de préférence autour d’un verre, et pérorer à n’en plus finir sur des thèmes à la mode. Il faut, à tout prix, qu’émerge la parole. En général, on n’écoute l’autre que distraitement, on rumine sa contre-attaque, et puis, au bon moment, on la sort, on la déploie, tout fier, tout sonore à l’idée d’avoir marqué des points. A ce petit jeu, personne ne convertit personne, chacun campe sur ses positions, on a juste passé un peu de temps à déglutir du langage. On a roté des arguments. On s’est pavané de mots. On se quitte bons amis. On se promet de se revoir. Eh oui, l’humain est un être de langage. Il a besoin de sortir des mots, comme le dragon crache du feu.
Les plus prétentieux, ceux qui se piquent de philosophie, vous établiront bien sûr une hiérarchie dans l’échelle des discussions. Ils condamneront celles du café du commerce, vous inciteront à vous élever vers la discussion organisée, le « débat », la fructueuse « disputatio » dont doit absolument surgir une conclusion, bienfaitrice à l’entendement humain. Je vais vous faire une confidence : j’ai lu, en grec, une quantité de Dialogues de Platon. Ils mettent en scène, dans une écriture magnifique et subtile, les discussions reconstituées de Socrate avec ses disciples. Socrate en est le personnage principal, mais un personnage quand même, comme au théâtre : il questionne, tend des perches, ou des pièges, il réplique, et finalement met en boîte l’imprudent au raisonnement mal posé.
L’écrivain, c’est Platon, pas Socrate. Platon fait parler le grand philosophe, comme l’évangéliste fait parler Jésus. Socrate, le Christ : deux figures absolument majeures de notre civilisation, n’ayant jamais écrit eux-mêmes, mais figurés peu après leur passage sur terre par des auteurs ayant été leurs disciples. Deux millénaires que les plus grands penseurs s’interrogent sur cet effet d’écho, de reconstitution, en effet fascinant. Les étudiants en philosophie lisent tous Platon, et c’est très bien. Hélas certains d’entre eux, dans les plus arrogants, se prennent pour Socrate : rien ne les ravit davantage que prendre l’interlocuteur pour un disciple, le laisser s’avancer dans un raisonnement, surgir à la première faille, reprendre ses mots pour enfin le confondre. Ils se prennent pour Socrate, comme l’apprenti-dessinateur se prend pour Le Caravage.
Ils sont tout fiers d’être de la race des raisonneurs. Ceux qui ont de la méthode. Ceux qui savent poser un problème, induire, déduire, poser un syllogisme, brandir une conclusion. Pour ma part, ami lecteur, je préfère encore le joyeux désordre, avec toutes ses impasses sémantiques, de la bonne vielle discussion de bistrot, où on se harponne à mesure qu’on trinque, sans trop se prendre au sérieux, à la sécheresse démonstrative de tous ces ratiocineurs. Ils se piquent d’aimer le sens. Mais aiment-ils le verbe, sa puissance de feu, de joie, ses vertus musicales, son humaine animalité, à la fois viscérale, allusive et souriante ?
Pascal Décaillet