15.25 - La ligne de fracture, la vraie, ne se situe pas entre la droite et la gauche. Mais entre les hommes et les femmes qui croient en la politique, et ceux que l'espace public indiffère.
Je fais partie, depuis l'enfance, pour être très précis depuis décembre 1965, de la première catégorie. J'ai commencé extrêmement jeune à me passionner pour la politique. Il y avait de quoi : le Président de la République française s'appelait Charles de Gaulle, nous avions la télévision, chacune de ses apparitions était un moment inouï de présence, d'intensité, de puissance rhétorique, de spectacle.
J'ai passé ma vie à me renseigner sur cet homme, des centaines d'ouvrages, j'ai non seulement vécu avec de Gaulle, mais avec l'évolution de l'historiographie gaullienne, passée Dieu merci de l'hagiographie à l'étude critique. Les trois fabuleux volumes de Jean Lacouture, publiés dans les années 80, sur lesquels je me précipitais dès parution, n'y sont évidemment pas pour rien. Et puis, j'ai passé ma vie dans l'Histoire (France, Allemagne, Suisse, Algérie, Balkans, Grèce, Italie moderne, Égypte, Proche-Orient, principalement) et dans la politique. Le monde arabe et sa complexité, notamment, me passionnent.
Il y a les gens qui veulent croire en la politique, et ceux qui préfèrent n'entrevoir que la juxtaposition des espaces privés. Il y a les gens qui investissent leurs énergies intellectuelles dans ce qui nous est commun, donc étymologiquement dans la République, et ceux qui préfèrent l'aventure individuelle, les jardins privatifs. Je n'établis, croyez-moi, aucune espèce de hiérarchie entre ces deux catégories. Il faut de tout pour faire un monde. Mais pour ma part, je m'affirme comme ayant toujours été, depuis décembre 1965 (sept ans et demi), un politique.
Un politique, cela signifie pas, dans mon cas, un "homme politique". Je ne suis membre d'aucun parti, je récuse d'ailleurs comme bientôt caduc (d'ici quelques générations) le système des partis. Je ne me suis jamais présenté à aucune élection. Je suis de plus en plus sceptique sur la politique élective, la démocratie représentative : je suis persuadé que nous allons doucement, dans les décennies à venir, renforcer les prises de décision directes du suffrage universel sur le destin des nations.
Je ne suis pas et ne veux pas être un homme politique. Mais je suis, jusqu'au bout des ongles, un politique. Mes lectures, depuis l'enfance, sont politiques. Je lis de moins en moins de romans, et suis toujours plus avide de biographies politiques, de mémoires et de thèses, en Histoire contemporaine (Allemagne, notamment), me permettant de corriger continuellement ma construction intellectuelle sur une période donnée. Telle nouvelle étude sur les luttes de clans, entre 1954 et 1962, au sein des mouvements de résistance algérienne, au sein du FLN lui-même, enflamme ma curiosité. Tel apport sur les bombardements britanniques des villes allemandes (Hambourg 1943, Dresde 1945), sur la vie de Nasser, l’Égypte de 1956, me transportent de passion. Il me faut du réel, du réel, et encore du réel, avec tout ce que ce mot (en Histoire) comporte de témoignages contradictoires, complexes, de pensée paradoxale, nous forçant à cheminer avec la démarche du crabe.
Je dis que je suis un politique, parce qu'en 33 ans de journalisme professionnel, j'ai toujours opté pour le journalisme politique, et non le journalisme de société, ni de faits divers, ni de mondanités. Correspondant au Palais fédéral, chef de la rubrique Nationale, producteur des trois grandes tranches d'informations (Matin, 12.30h, Forum) à la RSR, puis producteur responsable de Genève à Chaud, ou titulaire d’une chronique politique dans GHI, j'exerce mon métier dans le champ de la citoyenneté, c'est ainsi. La vie privée ne m'intéresse pas.
A cet égards, est née, entre les politiques et moi, non une confusion des genres ni des missions (chacun demeure dans son rôle), mais assurément, depuis déjà mes années au Palais fédéral, une forme de communauté d'appartenance. Une certaine famille, si on veut. Nos rôles ne sont pas les mêmes, mais finalement, nous passons nos vies à patauger dans la même gadoue. Nous crapahutons sur les mêmes aspérités, toujours recommencées. Nous guettons les mêmes nouvelles, nous abreuvons aux mêmes sources, lisons les mêmes journaux, écoutons les mêmes émissions de radio, ou de TV. Nous piochons les mêmes dossiers. Et, pour certains d'entre eux, lisons les mêmes livres, échangeons nos émotions sur telle nouvelle étude, ou biographie.
Il y a donc une famille politique, bien au-delà des clivages. Ces gens, je les fréquente depuis plus de trois décennies, jour après jour, en immersion totale. Les jeunes qui me semblent doués, je les repère, très vite. Je vois lesquels vont percer. Cette communauté d'appartenance, qui ne doit en aucun cas émousser le sens critique, m'amène à dire ici que je déteste profondément l'idéologie du "Tous pourris". Pour la seule raison qu'elle est fausse : l'écrasante majorité des personnes engagées en politique sont parfaitement honnêtes, soucieuses du bien public, peu avares de leur temps pour s'investir dans le champ citoyen. La vérité, c'est cela.
Et c'est au nom de toutes ces choses que j'enrage suite à l'affaire du Service des votations. Elle tombe au pire moment : celui, justement, où nous, journalistes politiques, à Genève, presse écrite, radios, télévisions, rivalisions de pédagogie pour tenter d'expliquer au public un champ de votations, celles du 19 mai, d'une rare complexité. Tous médias confondus, nous étions en train de réussir : une personne qui vulgarise fait toujours mieux qu'une brochure indigeste. J'ai débattu des armes, de la CPEG, de RFFA, j'ai élagué, simplifié, dégagé l'essentiel de l'accessoire. J'ai pressé mes invités d'être clairs, ils ont joué le jeu, nous avons tous ensemble "fait de la politique", au sens le plus noble, celui d'une citoyenneté partagée, dans l'ordre du verbe, de l'argument, de la parole. Pour moi, c'est cela, le journalisme que je veux faire jusqu'à mon dernier souffle. Cela, et non des chroniques sur les "people" ou sur le prénom du Royal Baby.
Nous étions tous en train de nous battre pour la clarté, et voilà que l'abruti du 25, rue des Acacias, et ses charmants commanditaires, viennent dévaster d'un coup le champ de nos labours et de nos labeurs. Leur actes crapuleux ont une dimension pénale, que la justice déterminera, et qui ne m'intéresse pas. Mais à mes yeux, ils ont l'abominable dimension de jeter le discrédit sur la politique elle-même, qui est (avec la musique et l'Histoire) l'une des grandes passions de ma vie. Et cela, qui est de l'ordre de la dévastation et non de la morale, je ne le leur pardonne pas.
Le pardon n'étant, de toute manière, pas exactement la démarche pour laquelle je dispose de la plus grande facilité.
Pascal Décaillet