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Liberté - Page 970

  • Aimer et défendre l'école

     

    Sur le vif - Dimanche 14.12.14 - 17.17h

     

    Face aux attaques de la droite libérale et de ses alliés, il ne s’agit pas de défendre l’école comme un bastion. Ni comme une Arche Sainte. Ils ont le droit de demander au DIP des économies. Mais face à eux, une contre-pensée a lieu d’être, non pour sanctifier le tabou, mais pour expliquer, dans toute la puissance du verbe et de l’esprit, pourquoi s’en prendre à l’école, comme ils le font, représente dans l’état actuel de notre République un signal catastrophique.

     

    Le verbe et l’esprit. Ces deux mots me ramènent à François de Sales, immense acteur et penseur de la Contre-Réforme, l’une des grandes voix et aussi l’une des grandes plumes de son temps. J’ai lu son œuvre, et j’aime autant vous dire que l’esprit la traverse, la porte, l’anime, la transcende. Mais je pourrais tout autant citer Charles Péguy, auquel vous connaissez l’intransigeance de mon attachement, le Péguy de la République et celui de la nation, celui qui avec Barrès (mais par des chemins différents) va chercher dans l’humus et le sillon, non dans la géométrie céleste, oui va fouiner dans le terreau l’âme des ancêtres, ceux qui sont tombés et dont chante encore la présence.

     

    J’ai maintes fois cité le Péguy de « L’Argent », inclus dans les Cahiers de la Quinzaine, année 1913, un an avant sa mort au combat, ce texte à pleurer de beauté sur les instituteurs, les « hussards noirs » : parmi les plus belles lignes jamais écrites sur le principe de transmission. Dans un débat récent, le matin, à la RSR, où seul Jean Romain fut bon, un professeur d’Histoire s’évertuait à nous démontrer que sa discipline n’était pas transmissible. Outre qu’on a juste envie de l’inviter, dans ces conditions d’impossibilité, à faire autre chose de sa vie, il faut surtout rappeler qu’il commet une erreur répandue chez les siens : l’école obligatoire n’a pas pour but, en Histoire, de former des historiens professionnels, cela c’est le but de l’Université. Obsédés par la critique des sources – qui est assurément une approche passionnante, et un solfège pour pratiquer le métier de chercheur – certains profs oublient d’enseigner l’Histoire elle-même, de former « l’honnête homme » ayant, au sortir de l’école obligatoire, le minimum de vision diachronique pour se sentir à l’aise dans le champ historique.

     

    Mais là n’est pas l’essentiel, il y aura toujours maintes méthodes rivales, maintes voies d’apprentissage en concurrence. Et je le dis ici, j’ai presque envie de le crier, je me sens mille fois plus proche d’un prof d’Histoire, pour demeurer sur cet exemple, dont je désapprouve les méthodes, que de n’importe qui ne s’intéressant ni à l’Histoire, ni à la transmission. Parce que le premier, au moins, son champ de références, ses arpents de labeur et de labour, sont ceux qui me tiennent à cœur ; le choix de l’outil ne vient qu’après. Je proclame ici ma fraternité avec tout enseignant, homme ou femme, jeune ou moins jeune, enthousiaste ou fatigué, qui demeure sur le front du métier, et peu m’importe qu’il soit de gauche ou de droite : l’essentiel est ailleurs.

     

    Il est où, l’essentiel ? Mais dans Péguy, parbleu ! Et dans François de Sales. Et dans tous les autres qui ont porté au principe de transmission leur attention, la puissance de leur cœur, la fragile inquiétude de leur âme. Le problème n’est pas entre enseignants de gauche et enseignants de droite, il est entre ceux qui veulent encore croire dans le principe sacré de l’école, et ceux qui semblent y avoir renoncé. Avant d’être journaliste, il y a plus de trente ans, j’ai été prof d’allemand, plusieurs années. J’ai passionnément aimé ce métier, autant qu’aujourd’hui j’aime le mien. A part transmettre, par la voix ou par la plume, je ne sais pas faire grand-chose.

     

    A partir de là, les coupes au DIP, ils les feront ou non. On verra bien. Je dis juste que le signal est profondément inopportun. Dans cette République que nous aimons tous, il me semble y avoir d’autres arbitrages financiers à opérer que de tailler dans la formation. J’espère que les partis d’Etat, y compris à droite (les radicaux), auront le sursaut et le courage de dire finalement non à ce vent libéral ultra, ce vent destructeur du lien social, et finalement d’une transmission qui devrait, à tous, nous être si précieuse. Je ne jette pas ici l’anathème sur les libéraux : il se trouve que l’un d’entre eux fut pour moi un formidable maître, un exemple de clarté et de simplicité dans le génie de la transmission. Il s’appelait Olivier Reverdin. Et avait construit toute sa vie sur d’autres valeurs que celles du profit immédiat, spéculé, facile. Il paraît qu’on appelle cela l’humanisme. Dans l’Histoire de Genève, celle de la Réforme comme celle des grands imprimeurs, je ne sache pas que cette appellation sublime puisse résonner comme un vain mot.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Le budget, le fouet, le tapis rouge

     

    Sur le vif - Samedi 13.12.14 - 17.20h

     

    Dans la tragi-comédie budgétaire, tout est affaire de postures. Le budget est un acte de domination intense et jouissif. Ce moment d’extase où chaque député peut distiller son pouvoir, à commencer par cette délicieuse oligarchie de hobereaux qu’on appelle la Commission des finances. On y savoure la plus noire des dominations, celle de donner l’argent, ou non. Libérer ou non la substance. On y menace, on y joue, on y coupe, on y castre, on y punit. Pourquoi se gênerait-on : on y tient le fouet par le manche.

     

    Député n’est pas une fonction très drôle. A longueur d’année, on y sue sur des textes de lois qui n’intéressent personne. On se coltine des commissions sur des questions techniques, on s’écharpe sur des queues de cerises, on n’est pour cela que modestement rétribué. Alors, vous pensez, une fois par an, pouvoir distribuer l’argent. Approcher la table du poker menteur, où quelques caïds de la Commission des finances ricanent et dissimulent. Pour un peu, ne manqueraient que le bleu des yeux de Paul Newman, la musique de Scott Joplin, l’éclair de ces regards entendus, comme un big-bang, le destin du monde dans la doublure d’une manche.

     

    Chaque automne, la même liturgie. Le Conseil d’Etat arrive avec un projet, le croupier de la Commission des finances le met en jeu, on annonce la couleur, on dupe, on simule, on prend trois coups d’avance. Bref, on y déroule la Messe Basse dans l’Ordre du Jeu. C’est cela, confier le budget d’un Canton à des parlementaires. La force des baïonnettes n’ayant pas vraiment donné suite, en juin 1789, à l’injonction de Mirabeau, les « élus du peuple » ont pris leurs habitudes, leurs quartiers. Ils ont élaboré leurs hiérarchies internes : aux Finances, les caïds. Lorsque ces derniers sont libéraux, ou livrés à la conciergerie des libéraux, on y décide, dans une veillée d’armes appelée « caucus », de se faire le DIP, par exemple. Alors, haro sur l’école. Haro sur ce que notre trésor commun a de plus cher, de plus important : la formation de nos enfants.

     

    Et là, il suffit que l’un des caïds, un finaud, brandisse le diapason, et c’est toute une meute qui se met à parler le même langage, débiter les mêmes slogans, ruminer les mêmes chiffres. On tombe sur le DIP comme sur un animal malade de la peste : l’Ecole, Agneau sacrificiel, Agnus Dei.

     

    Parce que chaque automne, il faut une victime, ainsi le veut le rituel noir du budget. Au solstice, il faut sacrifier quelque chose. Cette année, ce sera le DIP. Juste pour l’accomplissement de la liturgie. Pour que la messe soit dite. Pour que le plénum, juste avant Noël, puisse se séparer sur un accord qui donne l’impression d’avoir été arraché, comme l’Edit de Nantes, après des nuits d’intenses négociations. Alors que là, tout est bidon. Chiqué. Pipé. La nature de l’issue, on la savait dès le début. Il avait fallu accomplir le rite. C’est cela, la comédie parlementaire du budget. Reste qu’au DIP, pour prendre cet exemple, il pourrait bien y avoir des victimes, des vraies, Sur le carreau. Des humains dévoués à leur tâche. Ayant juste eu la malchance, comme l’agneau de la fable, de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment, dans la ligne de tir des caïds. Quelque part sur le tapis rouge.

     

    Pascal Décaillet

     

  • PAV : l'immatérielle tyrannie du néant

     

    Sur le vif - Vendredi 12.12.14 - 18.03h

     

     

    Je regrette le temps où l’un des sept dicastères de l’Etat s’appelait « le Département des Travaux publics ». Il y avait du concret, Grobet qui dépliait des plans pour quelques initiés (dont votre serviteur, naguère au Journal de Genève) au septième étage de la rue David-Dufour, il y avait des casques jaunes et des bottes boueuses. Il y avait l’odeur acide de la bière dans les baraquements de chantiers. Mon père était ingénieur en génie civil, il a beaucoup construit, toute sa vie. Enfant, je le suivais les samedis après-midi (nous finissions l’école le samedi 12h) sur les chantiers, j’adorais ça. Je voulais faire ce métier. Il aura fallu la lecture du Grand Meaulnes, un peu avant l’âge de quatorze ans, pour que le destin me détourne, avec la sainte douceur d’un ange gardien, vers d’autres horizons.

     

    A l’époque de Jaques Vernet, de Christian Grobet, et même à celle de Philippe Joye, les Travaux publics étaient quelque chose de merveilleusement concret, on pouvait toucher, tâter, il y avait des chantiers, des maîtres d’œuvre, des pelles mécaniques, du bruit et de la poussière. Puis, il y eut Laurent Moutinot, homme débonnaire et sympathique, mais dont l’équation personnelle avec le principe de construction n’éclatait pas d’évidence.

     

    Puis, il y eut le PAV. L’érection fantasmée des grandes illusions virtuelles. On s’est mis à rêver la verticalité. On en a fait un slogan électoral, on a jeté des tonnes de poudre à des milliers d’yeux. On a baratiné, charmé, élucubré, séduit les salons, illuminé les cocktails. Mais d’immeuble, ou même de simple chantier, pas le moindre. Oh, des plans, à n’en plus finir, des maquettes, des concours d’architectes, du rêve lustré, brillantiné. Mais de concret, rien. Le PAV, pour l’heure, c’est un espace intermédiaire entre le zéro et l’infini, dans la galaxie du néant.

     

    Alors, pardonnez-moi, mais au moment où les uns reviennent avec une initiative, d’autres nous balancent un projet à 2,5 milliards dont personne ne détient le premier centime, cette idée de tyrannie du virtuel, qui m’habite depuis une bonne décennie, ne parvient toujours à s’extirper de mon esprit. Pour l’heure, puisqu’on parle d’argent, j’aimerais déjà que l’Etat se dote d’un budget 2015 en respectant la fonction publique, sans lui chouraver son annuité ni surtout couper dans la formation. Oui, déjà la garantie de ces quelques millions. Par décence pour ceux qui servent l’Etat, et pour l’idée que nous voulons garder, depuis Chavanne, de l’instruction publique.

     

    Déjà cela, oui. Et les 2,5 milliards de poudre aux yeux, toute cette insoutenable légèreté du virtuel, de l’immatériel, tous ces mots évaporés de leur substance, cela, par pitié, après. Une fois que vous aurez honoré vos engagements. Parce que faire rêver le peuple avec des gratte-ciel, sans qu’il n’y ait rien derrière, même pas le quota le plus décemment élémentaire de logement social, c’est se foutre du monde.

     

    Pascal Décaillet