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Liberté - Page 1571

  • La Môme, les Anges



    Édito Lausanne FM – Lundi 25.02.08 – 07.50h



    Il paraît qu’elle a pleuré, cette nuit, à Los Angeles. Il paraît qu’elle a invoqué les anges. Edith Piaf, peut-être, aurait invoqué Thérèse, la sainte de son enfance, lorsqu’elle avait perdu la vue. Mario Cotillard, vers 4 heures du matin, heure suisse, a décroché l’Oscar. Première actrice française depuis 48 ans. Depuis Simone Signoret, en 1960. Et cette consécration de la Môme est totalement méritée. Marion Cotillard, dans ce film, n’incarne pas Edith Piaf. Elle ne joue pas Edith Piaf. Elle ne mime pas Edith Piaf. Elle est Edith Piaf.

    Au point qu’en regardant le film, on ne se dit pas : « C’est Cotillard », mais « C’est Piaf ». Oui, c’est elle, c’est la Môme ! Oui, dans ce cas-là, le jeu de l’actrice dépasse l’incarnation : elle ne reprend pas la seule chair du personnage, elle s’empare de son âme, de son souffle. Et d’ailleurs, il n’y a plus de jeu, plus d’actrice, il y a identification, dans le sens le plus puissant du terme. Marion Cotillard, dans ce rôle-là, est époustouflante. C’est le rôle de sa vie, ce qui va, pour le meilleur et pour le pire, lui coller à la peau pendant des années.

    Rien de plus dur, pour un acteur, que d’incarner un personnage réel. Piaf est morte en 63, j’avais cinq ans, c’était hier. Surtout, cette chanteuse d’exception laisse derrière elle du son, de la lumière, des tonnes de pellicule où on la voit parler et chanter. Là, normalement, l’actrice se dit qu’elle va jouer décalé, puisque, de toute manière, elle ne rivalisera pas. Et Marion Cotillard, prenant le risque suprême, jetant tout dans la balance, a choisi l’identification. Elle a elle a réussi son pari, au-delà de toute espérance. Parce que c’est Piaf, mais aussi parce que c’est Cotillard. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », disait Montaigne. C’est du miracle, c’est une fois par génération.

    Alors, cette nuit, dans la Cité des Anges, elle a versé quelques larmes. A-t-elle pensé à Thérèse ? A-t-elle pensé à Marcel ? A-t-elle pensé à ces avions sans retour qui cassent les vies, et remettent en jeu les destins ? Puisse le monde entier voir « La Môme ». Voir cette femme se prenant pour une autre femme. Ou nous faisant croire qu’elle se prend pour elle. Ou ne le sachant même pas elle-même. Bravo, la Môme. Bravo, Edith. Bravo, Marion.

  • Permanences balkaniques



    Edito Lausanne FM – Vendredi 22.02.08 – 07.50h



    Ils étaient entre deux et trois cent mille, hier soir, dans les rues de Belgrade, pour dire non à l’indépendance du Kosovo. Et pour dire oui à leur pays, la Serbie. La manifestation a certes dégénéré, avec les habituels casseurs dans ce genre d’immense rassemblement, mais le message à retenir est celui d’une force tranquille, qui défie la mode d’un moment et donne rendez-vous avec l’Histoire.

    De quoi s’agit-il ? De qui s’agit-il ? D’un pays souverain d’Europe, riche d’une grande Histoire et d’un infatigable combat contre les Empires, qu’ils soient ottoman, austro-hongrois, ou, entre 1941 et 1945, l’occupation nazie de la Yougoslavie. Chaque fois, face à la présence d’une grande puissance occupante dans les Balkans, la Serbie s’est battue, la Serbie a tenu. D’autres, dans cette même région, ont maintes fois fait le jeu de l’empire occupant, pour se protéger de la puissance serbe. L’Histoire, dans cette région du monde, doit être lue avec la profondeur du champ, sur un millier d’années, voire plus. Le partage de l’Empire romain, entre l’Orient et l’Occident, en est même l’une des clefs de lecture majeures.

    Cette grille d’analyse est évidemment bien différente des émotions d’un moment, une fois humanitaire, une autre droits-de l’hommiste, où le flux d’une opinion publique s’emballe, s’emporte, pour le vent d'une cause, parce qu’elle paraît sympathique. À cette doxa, il faut opposer quelques réalités : la puissance impériale, ayant pied aujourd’hui dans les Balkans, et permettant au Kosovo de proclamer son indépendance, s’appelle l’Otan. Cette même puissance qui bombardait, en avril 1999, la Serbie. Le jour où cette puissance, dans vingt, trente ans, peut-être bien avant, aura quitté cette région du monde, que se passera-t-il sur place ?

    En d’autres termes : peut-on construire un équilibre, une paix, à terme, en bafouant et en humiliant le principal acteur de la région, celui qui sera toujours là, et qu’aujourd’hui on dépèce, dans son territoire et dans sa représentation identitaire: la Serbie ?



  • Le tragique de l'Histoire



    Édito Lausanne FM – Mercredi 20.02.08 – 07.50h



    La paix dans les Balkans. George Bush a osé affirmer que l’indépendance du Kosovo allait « apporter la paix dans les Balkans ». Punkt, Schluss. Point barre. Vous pouvez passer à autre chose, penser à autre chose, changeons de sujet, rompez.

    Que sait-il des Balkans, ce président des Etats-Unis-là ? Y est-il seulement allé ? Connaît-il l’Histoire, si passionnante et si tragique, des peuples qui composent cette région du monde ? Que sait-il de la ligne de fracture de l’Empire romain, de l’Histoire de l’Empire ottoman, de celle du royaume de Serbie, des Albanais ? A-t-il lu la littérature de ces peuples ?

    Non, les dirigeants américains ne connaissent les Balkans que du ciel. Le ciel de Belgrade, qu’ils bombardaient allègrement en avril 1999, il n’y a même pas neuf ans. Ils ne connaissent pas plus la subtile complexité de cette région du monde qu’ils ne maîtrisaient celle de l’Irak, de son Histoire, de ses composantes, lorsqu’ils y ont lancé, au printemps 2003, leur aventure militaire.

    L’indépendance du Kosovo apportera-t-elle la paix dans les Balkans ? On voudrait l’espérer, bien sûr. Mais le tragique de l’Histoire est là, qui ne se laisse pas amadouer par la seule vision humanitaire, ou euro-optimiste des choses. Il nous dit, ce tragique, qu’il ne faut jamais humilier un peuple fier de son parcours et de son destin, un peuple qui a su résister, à travers les siècles, à bien des envahisseurs (dont d’autres s’accommodaient), le peuple serbe.

    Il nous dit aussi, ce tragique de l’Histoire, que la vieille Russie, alliée des Serbes, ne supportera peut-être pas éternellement de voir le monde se redécouper sans son avis, dans des zones où elle a si longtemps joué un rôle. Aujourd’hui, Belgrade, et même Moscou, n’ont peut-être pas les moyens de renverser le cours des choses. Mais demain, après-demain ?

    « La paix dans les Balkans » : quelle paix pour la minorité serbe du Kosovo, qui va passer par des moments extraordinairement difficiles ? Quelle paix, là où un précédent fâcheux est lancé, comme un défi, à la face d’autres peuples qui pourraient se sentir titillés, eux aussi, par l’indépendance ? Quelle paix, alors que rien n’est réglé ?

    Et on nous dit que l’Union européenne, telle une madone en apparition, va tout régler ? A-t-elle jamais rien réglé dans les Balkans, l’Europe ? Sa diplomatie a-t-elle eu, dans les guerres des années nonante, la moindre efficacité ? Hier encore, Bruxelles laissait à ses membres la liberté de choix pour reconnaître ou non l’indépendance du Kosovo. Dès que le tragique de l’Histoire réapparaît, la diplomatie européenne montre sa vraie nature : une fiction administrative, rien de plus. Un paravent. Un rideau de fumée. Parce que la réalité de l’Europe d’aujourd’hui, c’est encore celle des nations. C’est peut-être déplaisant à dire, mais c’est ainsi.