À tous ceux qui lisent ou nourrissent cet espace de blogs, j’adresse tous mes vœux pour 2008. Plus généralement, en cette nuit du 2 au 3 janvier, de mes hauteurs valaisannes étoilées, je formule six souhaits pour l’avenir politique de la Suisse.
1) Une Suisse républicaine et fraternelle
Ce qui nous réunit, dans ce petit pays à la complexité fragile, ça n’est ni la couleur d’une peau, ni une langue, ni une religion. C’est une culture politique, un art du vivre ensemble. Cette culture ne nous est vraiment devenue commune qu’à partir de 1848, avec quelques éclairs prémonitoires en 1798. Elle ne s’est en rien constituée toute seule, mais en résonance à l’exceptionnel moment politique qu’a été la Révolution française, ou, un demi-siècle plus tard, le grand mouvement républicain, en Europe, de 1848. Cette culture politique commune, j’avoue avoir beaucoup de peine à aller la quérir jusqu’en 1291. Mais je respecte les mythes, et ceux qui veulent les croire.
Non, ça n’est pas une langue qui nous réunit: nous parlons français, ou allemand (ou plutôt suisse allemand !), ou italien, ou romanche, sans compter l’albanais, le serbo-croate, l’anglais, l’espagnol, le portugais. Et pourtant, quelles que soient nos origines, nous pouvons nous reconnaître comme un code commun : le respect de certaines règles, établies, au cours des décennies, par la souveraineté du peuple, la reconnaissance de ces lois comme une richesse collective, voilà, beaucoup plus que l’identité, ce qui fonde notre appartenance. La pluralité, la mixité nous ont façonnés. Elles sont constitutives de notre essence, tout comme certaines fragrances alternées construisent la personnalité d’un parfum. Pour la Suisse, c’est ce charme secret dont parlait Denis de Rougemont.
2) Une Suisse qui sache écouter son peuple
Quand j’étais correspondant parlementaire à Berne, pour la Radio Suisse Romande, au début des années 1990, je n’aimais pas ces dimanches où le peuple défaisait le travail des Chambres fédérales ! J’étais tellement dans la logique parlementaire, cette horlogerie de précision qui façonne nos lois, avec le travail des commissions, les navettes d’une Chambre à l’autre, cette arachnéenne patience, que je trouvais injuste la pratique du référendum. Bien entendu, j’avais tort.
Quinze ans après, quinze ans de politique fédérale suivie jour après jour avec une passion sans cesse régénérée, je mesure à quel point l’appel au suffrage universel ancre et légitime les lois, avec une onction infiniment plus puissante que la seule décision parlementaire. Cette démocratie directe, d’initiative ou de référendum, il faut un peu voyager pour voir à quel point nos voisins nous l’envient.
Ces verdicts du peuple, il faut aussi savoir les écouter. Correspondant à Berne, j’avais couvert avec passion la campagne pour l’Espace économique européen. Au soir du 6 décembre 1992, j’avais immensément admiré les quelques mots de Jean-Pascal Delamuraz, « dimanche noir », etc. Aujourd’hui, et sans rien retrancher au sentiment profond que m’a inspiré cet homme, je vois les choses différemment. Le peuple et les cantons, ce jour-là, avaient simplement donné, diapason en main, le ton de ce qu’allait être la politique européenne de la Suisse pour les années à venir, privilégiant les accords économiques sur l’intégration identitaire. Fallait-il, au soir même du verdict souverain, lui faire la leçon ? Et puis, très franchement, quinze ans après, le peuple s’était-il, ce jour-là, vraiment trompé ?
3) Une Suisse qui libère les énergies créatrices
Il est encore beaucoup trop complexe, en Suisse, de lancer son entreprise. Mille contraintes ou chicaneries vous en dissuadent. Tenir une PME, c’est passer trop de temps sur l’intendance, pas assez sur l’invention et la production. Alors, tant de gens baissent les bras, préfèrent reprendre un statut d’employé, avec la sécurité, le filet social, une armada de chefs ou de sous-chefs pour les encadrer. Ils ont tort. Être indépendant, autour d’un projet, d’un savoir-faire, se sentir totalement responsable d’une entreprise, fût-elle minime, assumer le risque économique, c’est un état d’esprit qui correspond très bien à l’identité et l’Histoire économique de la Suisse. Pays d’artisans, à la base, qualifiés, opiniâtres, immensément travailleurs, tisserands de Suisse orientale, horlogers de l’Arc jurassien, paysans de montagne des vallées latérales du Valais. L’écrasante majorité du tissu économique de la Suisse de 2008, ce sont les PME. On ne fait pas assez pour les encourager à tenter leur chance. Ensuite, elles réussissent ou non : le marché décide.
4) Une fiscalité transparente
Les Suisses de 2008 ont parfaitement le droit de savoir, au centime près, ce que deviennent leurs impôts. Ils ont, plus encore, celui de corriger, sans tabou, les affectations qui leur sembleraient abusives ou mal placées. Il n’est plus question de considérer l’Etat comme un gestionnaire de droit divin des deniers dûment gagnés par ceux qui travaillent. S’il faut vraiment trimer près de trois mois par an pour l’Etat, on a au moins le droit, comme citoyen, de décider où va cet argent. À cet égard, les efforts entrepris depuis quelques années, au niveau fédéral, notamment sous l’impulsion de Monsieur Merz, pour passer au crible les budgets, doivent être impérativement poursuivis. Le contrôle de ces budgets, in fine, ne doit pas appartenir au seul Parlement, mais au peuple. Révolution de mentalité, j’en conviens.
5) Le maître-mot : la formation
Quand on parle formation, au niveau national, on pense tout de suite Universités, hautes écoles. Et jamais école obligatoire, fédéralisme oblige. On a tort. Le plus important, ce sont les premières années, les années communes à tous, celles qui façonnent le sentiment collectif d’appartenance à une communauté. Jules Ferry, et avant lui déjà Guizot, l’avaient admirablement compris. Et, à Genève, André Chavanne, même si la réussite de ce dernier est davantage sociale (l’intégration) qu’épistémique.
La Suisse a un besoin urgent qu’on revalorise la formation de base. École primaire, Cycle d’Orientation, pour prendre des terminologies romandes. L’Ecole obligatoire, jusqu’à quinze ou seize ans. C’est là que tout se joue. Là qu’il faut mettre les meilleurs profs, ceux qui savent enthousiasmer, transmettre leurs passions. Là que le champ citoyen doit s’investir avec le plus d’ardeur. L’Ecole n’appartient pas qu’aux seuls enseignants. Si elle veut être, authentiquement, celle de la République (pourquoi diable la Suisse a-t-elle si peur de ce magnifique mot ?), elle doit accepter que le politique, et jusqu’au suffrage populaire parfois, lui désigne, non ses programmes, mais ses grandes lignes directrices.
Ce champ doit-il être laissé à la seule régence d’une Conférence intercantonale, dont la légitimité démocratique ne m’apparaît pas dans toute sa splendeur ? Est-il vraiment si tabou d’imaginer un Secrétariat d’Etat à l’Education, voire un grand Département de la Formation, s’occupant de ce que doit être, en Suisse, l’Ecole obligatoire ?
6) Oser les grands travaux
Une ahurissante théorie de la croissance zéro (dont, Dieu merci, même les Verts sont revenus) a pu faire croire, à un moment, qu’il était scélérat de creuser des tunnels, construire des routes ou des voies ferroviaires. J’ai vu, de mes yeux, au Congrès d’Interlaken, en 1991, les « fundi » écologistes alémaniques, dire non à l’immense aventure des transversales alpines. Les mêmes qui, il y a vingt-cinq ans, condamnaient la construction d’une autoroute en Valais, sont les premiers, aujourd’hui, à foncer sur Sierre, et bientôt Brigue, en moins de deux heures, depuis Genève. Les premiers à arpenter les champs de ski de Vercorin, ou Crans, ou Arolla, ou Verbier, où il a bien fallu, un jour, que quelque promoteur, évidemment jugé véreux, prenne le risque d’installer des remonte-pentes. Et les mêmes fundi zurichois de 1991 seront les premiers, allègrement, à franchir le Gothard et le Lötschberg, en train, direction l’Italie. Où ils pourront contempler, du haut de leurs sandales, les œuvres de Giotto et Piero della Francesca.
Mon père était ingénieur. J’ai passé d’innombrables samedis de mon enfance à l’accompagner sur les chantiers, un peu partout en Suisse romande. Ce monde, comme celui de l’industrie, me fascine. Un monde où on travaille, je veux dire vraiment, un monde de la fatigue, du mérite et du résultat concret. À ces travailleurs de la construction, tous métiers confondus, toutes origines ethniques aussi bien sûr, ces gens du savoir-faire et du travail tellement utile à tous, j’adresse, en plus de mes vœux, comme un sapin d’amitié. Ce sapin qui couronne leurs œuvres, même hors de Noël. Même dans la lumière, retrouvée, de l’été.
Pascal Décaillet
Liberté - Page 1571
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Six voeux politiques pour la Suisse de 2008
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L'équation de feu
Édito Lausanne FM – Jeudi 20.12.07 – 07.50h
Quelques lumières dans la nuit, des guirlandes, des boules qui scintillent, quelques noires frondaisons illuminées de feu. À un jour du solstice, à cinq jours de Noël, nous sommes là, tous, comme des enfants, à guetter l’étincelle. Pourquoi ?
Ce n’est pas, à la base, une affaire de religion, puisque les fêtes de la lumière, au creux de la nuit, fin décembre, existaient avant le christianisme. Et le sapin, tradition sans doute nordique et à coup sûr récente, est venu se greffer plus tard. Et puis, la grande fête du christianisme, c’est Pâques, beaucoup plus que Noël. Pâques, avec son ancestralité juive, la Fête du Passage, et ses rites sacrificiels.
Non, ces lumières dans la nuit parlent au cœur de tous, croyants ou non. Elles parlent à notre enfance, peut-être au sens premier, c’est-à-dire à la part, en nous, de l’indicible. Elles parlent à nos angoisses. Peur de la mort, peur du vide, peur du désert. Incroyable : nous allons sur la Lune, nous échangeons des millions de SMS, sur la planète, à la minute, et nous voulons nous laisser rassurer par la fiction, assumée et acceptée comme telle, de quelques scintillements, dans la nuit noire.
Et ceux qui haussent les épaules sont les premiers à grogner lorsque les autorités de leur ville – ce fut le cas récemment à Genève – par souci d’économie, limitent drastiquement les illuminations de Noël. Que cherchons-nous dans la lumière ? Quelle équation de feu, quel défi ? Comme s’il fallait, juste un temps, nous souvenir de notre état avant la vie, après la vie. Le néant ? L’absence ? Le cosmos ? L’absolu glacé de la solitude. Ou, peut-être, sa mondaine jumelle : la fébrile et incandescente totalité du monde.
Être dans le monde, c’est être seul. Être hors du monde, au sens où l’entend Pascal, c’est aussi être seul. Mais de l’ermitage au fourmillement, de la nuit à la lumière, de la cécité aux jeux de miroirs, de la mort à la vie, d’un mur sombre à la fiction scintillante d’une décoration nocturne, il n’y a peut-être qu’un pas. Peut-être rien. Peut-être juste l’essentiel, qui nourrit nos angoisses et nous fait vivre. Un jeu de lumière comme un jeu de chaleur, comme un défi des humains à la majestueuse puissance de la nuit. Excellente journée.
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Ceux qui font nos routes, nos maisons
Édito Lausanne FM – Mercredi 19.12.07 – 07.50h
Le Tages Anzeiger de ce matin annonce, à six jours de Noël, un accord dans la construction. Il devrait être encore consolidé par les bases des deux partenaires. Il y aurait une augmentation de cent francs, et, en échange, la reconnaissance du principe de flexibilité. Un accord : comment ne pas s’en réjouir ?
Et comment, dans la foulée, ne pas rendre hommage à ce métier si dur et si magnifique ? Un métier du pur concret, où le travail humain, la résistance physique, la fatigue, prennent toute leur dimension. Enfant, je suivais mon père, sur les chantiers, tous les samedis après-midi. Oui, vous m’avez bien entendu : on travaillait encore le samedi, dans les années soixante ! Les rendez-vous avec les chefs de chantier ou les contremaîtres, les cabanes jaunes où l’on dépliait les plans, l’odeur de rouille des palplanches.
Un métier dur, très dur. Un métier où nul ne peut se tromper. Le poids de la responsabilité, à tous les échelons. Et surtout, du maçon jusqu’à l’ingénieur, le savoir-faire : construire un mur, proprement, avec des briques et du ciment, est loin d’être donné à tout le monde. Il y a des centaines de milliers de gens, d’Italie, puis d’Espagne, puis du Portugal, mais aussi du Maghreb, de l’ex-Yougoslavie, qui sont venus chez nous depuis près d’un demi-siècle, et qui ont construit nos maisons, nos routes, nos tunnels. Sans eux, la Suisse d’aujourd’hui, simplement, ne serait pas ce qu’elle est.
Et puis, les gens du bâtiment et du génie civil, que j’ai connus de l’intérieur, ont tous entre eux quelque chose de commun, de l’ouvrier à l’ingénieur. Ils se connaissent, se reconnaissent, il y a parmi eux comme une invisible étincelle de communauté. À cet univers-là, très particulier, la politique de concordance née en 1937 entre patrons et syndicats a été, n’en déplaise aux ultras des deux bords, extraordinairement bénéfique. Dans ce monde mesuré, concret et pragmatique, pas de place pour les syndicats révolutionnaires, ni pour les patrons ultra-libéraux. On se connaît trop, on se côtoie de trop près, et depuis trop longtemps, pour oser, d’un côté ou de l’autre, la politique du pire. Et la négociation, en coulisses, ne cesse jamais vraiment.
Oui, il faut se réjouir de cet accord, même s’il n’est pas parfait. Pour comprendre ce monde, il faut avoir, une fois au moins, vu la joie de tous autour d’un sapin, vieille tradition qui concurrence rudement celle de Noël, lorsqu’on boit un verre, ensemble, pour marquer l’achèvement, par exemple, du dernier étage d’un immeuble. A ces gens qui font nos routes et nos tunnels, nos ponts et nos bâtiments, je souhaite sincèrement d’excellentes Fêtes de fin d’année.