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Liberté - Page 1292

  • L’homme qui voulait défoncer la NRF

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    Notes de lecture - Dimanche 29.05.11 - 09.14h

     

    248 pages qui nous laissent essoufflés. Bise noire. Folio édite un choix des « Lettres à la NRF » de Céline, quelques-unes dans les années trente, l’immense majorité au sortir de la guerre, dans les années d’exil au Danemark, puis à Meudon. Les lettres étaient sorties il y a une vingtaine d’années dans la collection blanche, j’entends encore Sollers en parler sur une chaîne de radio, les voilà en format populaire, à l’usage de tous.

     

    Bise noire, parce que Céline épistolier, c’est Céline tout court. 248 pages, quelque trois heures de lecture, bonheur brûlant d’une piqûre intense, enfin le rythme, enfin la revoilà, cette petite musique, unique, seule au monde. Oui, le docteur Destouches qui réclame du fric à Gaston Gallimard, vomit le monde, parsème de foutre et de césures des bribes de phrase sans fin, tantôt tendre, tantôt hurlant sa rage, c’est le même mystère du style que le Voyage ou Bagatelles. L’homme, on s’en doutait d’ailleurs, ne prend pas de gants blancs lorsqu’il écrit à son éditeur.

     

    Tout avait très mal commencé, avec la NRF. Ils étaient passés à côté du Voyage, en 1932, et Céline, rapide, avait signé chez Denoël. Rendez-vous manqué, dont Sollers rappelle, dans la préface, qu’il laissera des traces solides. On la sent resurgir, cette sourde rancœur, entre mots d’amitié, flèches de haine, maquignonnages d’argent, suppliques pour paraître en Pléiade, lacération des plus grands, que sont Gide et Proust, parce qu’ils n’auraient rien compris à la musique, ne seraient pas « dedans ».

     

    « Mon cher Editeur et ami.

    Je crois qu’il va être temps de nous lier par un autre contrat, pour mon prochain roman « RIGODON »… dans les termes du précédent sauf la somme – 1500 NF au lieu de 1000 – sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais défoncer la NRF, et pars saboter tous les bachots !

    Qu’on se le dise !

    Bien amicalement votre

     

    Destouches »

     

    Ultime missive. 30 juin 1961. Le lendemain, Louis-Ferdinand Céline quittait ce monde. Sans avoir eu le temps de louer son tracteur. A lire, très vite. Pour la piqûre. Et pour la musique.

     

    Pascal Décaillet

     

    *** Céline - Lettres à la NRF - Folio - 10 mai 2011 - 248 pages.

     

  • Les chemins de traverse d’Eric Leyvraz

     

    Portraits - Samedi 28.05.11 - 10.18h

     

    Nœud papillon ou foulard de gentleman-farmer, il chemine à son rythme, trace le sillon. Si vous le croisez et que vous êtes pressé, ne vous aventurez pas à lui demander ce qu’il pense du nucléaire, vous raterez à coup sûr votre train. Eric Leyvraz, 65 ans cette année, vigneron à Satigny et ancien président du Grand Conseil, est un cinglé des questions d’énergie, qu’il connaît sur le bout des doigts. Cerveau bien fait, incroyable mémoire : l’un des seuls, dans la classe politique genevoise, avec qui on puisse avoir une conversation sur les gouvernements successifs de la Quatrième République, leurs forces et leurs faiblesses, Mendès il connaît, Edgar Faure, Laniel et Félix Gaillard aussi.

     

    L’un des problèmes majeurs des politiciens d’aujourd’hui est leur inculture crasse, y compris sur l’histoire et les fondements théoriques de leurs propres partis. C’est particulièrement valable pour le PDC, où rares sont ceux qui ont vaguement entendu parler de Léon XIII ou du Sillon, du Zentrum bismarckien ou du MRP. Les partis devaient faire passer à leurs postulants des examens d’entrée : qu’on se pique un peu de Fazy avant d’espérer devenir radical, de Tocqueville pour se prétendre libéral, de Guesde, Jaurès ou Willy Brandt avant d’oser se dire socialiste. Ou "du nain vert Obéron qui parle avec sa fée", pour les aspirants climatiques.

     

    Eric Leyvraz est un homme cultivé, dans le meilleur sens du terme. On sent qu’il a beaucoup lu, on devine les vies intellectuelles parallèles de cet ingénieur EPFZ, les chemins de traverse dans des champs d’Histoire et de poésie, le goût de la langue et de la syllabe, qui l’amènent à déclamer des passages entiers d’Hugo. Rien de cela ne peut s’être acquis, au fil d’une vie, sans une époustouflante force de solitude. De celles qui régénèrent. Et conduisent au salut. Avec un petit s, certes. Mais, sur cette terre, c’est déjà pas mal.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Maudet, Blocher, et le peuple de la nuit

     

    Sur le vif - Vendredi 27.05.11 - 16.51h

     

    La Suisse de Christoph Blocher est-elle à ce point incompatible avec celle de Pierre Maudet ? Le pays des valeurs traditionnelles, le sentiment tellurique qu'on éprouve pour un lieu, un paysage, doit-il à tout prix s'opposer à celui des échanges et de l'ouverture ? En mettant face à face les deux hommes, le Temps a réalisé une belle opération, en tout cas marketing. Mais cette dialectique-là, où tout concourt au contraste le plus vif, jeunesse contre vieillesse, gauche du parti radical contre droite de l'UDC, allumé urbain contre hobereau des fêtes de lutte à la culotte, relève, à bien des égards, de l'artifice. En réalité, en Suisse, les radicaux, sur 80% des sujets, sont proches de l'UDC. Fulvio Pelli, avec qui je viens de passer une partie de la matinée à Lausanne, en compagnie d'Alexis Favre, nous le confirmait encore tout à l'heure.

     

    Le débat, dans les colonnes du Temps, est très intéressant. Mais il faut prendre les choses en amont : hormis pour les délices de souligner les fractures internes aux droites suisses, pourquoi ce quotidien a-t-il organisé cette opération ? Pour exalter les vertus d'ouverture et de modernité des héritiers des Lumières face à l'obscurité de la Vieille Suisse, celle de la terre et du sentiment d'appartenance ? A ce petit jeu, pour le lectorat de l'arc lémanique - celui du Temps - notre jeune urbain branché obtient évidemment une victoire facile. Il apparaît comme porteur d'avenir et visionnaire, là où son adversaire demeurerait captif du passé. Le récurrent, l'éternel cliché de la droite libérale, et pro-européenne, contre l'UDC. Qui n'a d'ailleurs jamais empêché cette dernière de progresser, élection après élection, ni les « éclairés » de régresser. La Suisse serait-elle, en son âme dormante, un peuple de la nuit ?

     

    Pierre Maudet est presque un radical de gauche, Blocher assurément un UDC très à droite. Maudet fait partie du quart des Suisses (et de la très petite minorité au sein du parti radical) qui rêvent d'aller dans l'Union européenne. Blocher, des trois quarts de nos compatriotes qui n'en rêvent pas. Maudet est jeune, brillant, impatient. Blocher septuagénaire, incroyablement combattif, mais il sait se montrer immobile, briscard, patient. Il y avait donc tous les ingrédients pour réussir un binôme de rêve : oui, le Temps a réalisé un excellent coup. Derrière l'éclat marketing, une réalité toutefois : les radicaux et l'UDC, en Suisse, peuvent collaborer sur une multitude de sujets, allant de la gestion des finances publiques à la fiscalité, en passant par l'énergie (ils savent, eux, résister aux modes d'un moment), une bonne partie des sujets agricoles. Vouloir absolument opposer ouverture et fermeture, jeunesse et vieillesse, réseaux et solitude, relève, pour le moins, de l'artifice. Ce que nous offre le Temps, c'est un débat Maudet-Blocher. Ca n'est en aucun cas le débat national PLR-UDC.

     

    Dommage enfin que le plus jeune ait cru bon de brandir à certains moments la carte de l'arrogance : « Deux visions s'entrechoquent et ne peuvent se rencontrer : celle d'une Suisse repliée sur elle-même, peureuse et vivant dans la nostalgie, et celle d'un pays conscient de ses atouts, interconnecté et tourné vers l'avenir. » Mythologie du réseau, génération Facebook, érigée face au crétinisme alpin de quelques idiots de village, perclus de solitude et incapables de rompre avec leur passé : ce petit jeu d'urbain branché passe peut-être dans les quartiers bobo de Genève et de Lausanne. Il n'est pas si sûr que le « peuple de la nuit » l'entende ainsi. Nous le verrons au soir du dimanche 23 octobre.

     

    Pascal Décaillet