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Liberté - Page 1296

  • Amours, délices et orgues de Staline

     

    Sur le vif - Avec une pointe de curare - Dimanche 15.05.11 - 09.13h

     

    Le Matin dimanche est défavorable à la présence de Bertrand Cantat à la Comédie. C’est son droit, je suis le premier à saluer une presse qui s’engage clairement, et à jeter aux orties ces sages analyses, thèse, antithèse, synthèse, où on ne sait pas, au bout, ce que pense le commentateur.

     

    Mais, à côté des moyens engagés aujourd’hui par le Matin dimanche pour nous faire comprendre à quel point ça n’est pas bien d’accueillir Cantat, les orgues du regretté Maréchal Staline font figure de fléchettes en plastique. Jugez plutôt.

     

    Page 7 – Dominique Warluzel estime que « les victimes, elles, n’ont pas droit à l’amnésie ». Il plaide contre la présence de Cantat à la Comédie.

     

    Page 18 – Anne Bisang, grande prêtresse de la bonne parole féministe très en vogue dans les hautes sphères du Matin dimanche, nous parle de « la deuxième mort de Marie Trintignant».

     

    Page 18 – Juste un peu plus bas, Marc Bonnant défend la thèse de « la faute de goût ».

     

    Trois positions, trois interlocuteurs, pour dire la même chose.

     

    Et pour défendre les options dramaturgiques d’Hervé Loichemol, se pencher un peu sur le programme 2011-2012 de la Comédie ? Personne. Pas un mot. Silence. Nada.

     

    Amusant, non ?

     

    Allez, je vous laisse. Je dois appeler ma femme de chambre, à New York. Pour m'assurer qu'elle ait bien fait le petit boulot que je lui avais demandé.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Monsieur Max et les éteignoirs

     

    Sur le vif - Samedi 14.05.11 - 16.41h

     

    Je viens d’écouter l’excellente émission « L’Horloge de sable », de Christian Ciocca (Espace 2), sur Max Frisch, qui aurait eu cent ans demain. A travers « l’inflexion des voix chères qui se sont tues », c’est toute la sorcellerie de la radio que de nous ramener ceux qui nous ont quittés : Frisch lui-même, mais aussi Claude Stratz, tant d’autres. Emotion, sûr.

     

    Mais une chose, décidément, me frappe : la perpétuelle réduction de Frisch, dans ces années 70 et 80, où il était roi, à la « dimension sociale » de son œuvre, son rôle de « mauvaise conscience d’une Suisse prospère », l’écrivain comme curseur ou comme jalon. Je veux bien. Mais l’écrivain comme écrivain ?

     

    On a affaire, avec Frisch, dans le sillage de Brecht et dans une incandescence certes moins folle que chez Heiner Müller, à une exceptionnelle plasticité de la langue allemande (très proche, en cela, des dialectes grecs), que l’auteur reconnaît d’ailleurs quelque part dans les archives de Ciocca. Ses pièces, ses récits, ses carnets, ses journaux mettent en scène la phrase allemande comme une jonglerie de cirque avec des torches de feu. Dans cette œuvre-là, le risque d’incendie est omniprésent, nous sommes tous Monsieur Bonhomme, et c’est la magie des mots, celle d’une langue, avec ses alluvions, ses héritages, qui nous est servie.

     

    Magie d’une langue à laquelle semblent bien peu sensibles les commentateurs de ces années 70 et 80. Ils ne nous parlent que de portée sociale, de malaise suisse, ne nous parlent pas de l’œuvre. L’œuvre en elle-même. L’œuvre pour elle-même. Dans le champ qui la porte, la nourrit, et qui s’appelle la langue. Ces commentateurs n’allument pas notre passion pour Frisch. Dans leur médiocrité, ils l’éteignent.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Johann Schneider-Ammann : salut, les copains !

     

    Sur le vif - Vendredi 13.05.11 - 18.15h

     

    S’exhumer du sommeil pour sortir une énormité, c’est la rafraîchissante prestation d’un nouveau conseiller fédéral dont vous ne soupçonniez sans doute pas l’existence, tant il est discret: Johann Schneider-Ammann. A côté de lui, Didier Burkhalter fait figure de Tarzan hurlant, empêtré dans ses lianes, terrorisant de ses mâles stridences les plus gourgandines des guenons.

     

    Sortir du silence ? Oui, hier à Lucerne, JSA, l’homme qu’une Assemblée fédérale habitée par l’Esprit a cru bon de préférer à la Saint-Galloise Karin Keller-Sutter, a parlé. Pour dire quoi ? Que la SSR devait pouvoir développer son offre en ligne, malgré les craintes des éditeurs, parce que la vraie concurrence était étrangère. Reproduction exacte du discours du Mammouth ! Et ça tombe à pic : Roger de Weck, président de la SSR, fait justement partie du comité directeur du Swiss Media Forum, devant lequel s’exprimait hier le bouillant conseiller fédéral ! On n’est jamais aussi bien qu’entre soi, jamais aussi bien servi que par les siens, jamais aussi chouchouté que dans le cocon de son petit monde. Jamais aussi délicieusement coquin qu’entre copains.

     

    Voilà donc un ministre de l’économie, sincèrement libéral, réputé excellent chef d’entreprise, partisan de la concurrence et de l’émergence des meilleurs, sauf dans les domaines où la grâce – et la célérité – d’un certain lobbying ont déployé leurs effets sur lui. Un libéral, oui, prêt à admettre que la SSR puisse bénéficier à la fois de cet impôt déguisé qu’on appelle redevance, et du feu libre pour s’épancher dans le champ de la concurrence. Beurre, argent du beurre, délices incestueuses d’un trio d’amour avec la crémière et la plus désirable de ses sœurs.

     

    S’est-il trouvé quelqu’un, à Lucerne, pour défendre les radios et les TV privées de Suisse ? Et la nécessité d’un marché publicitaire (autre que d’insignifiants reliefs d’ortolans) pour les entreprises naissantes, souvent minuscules, dans le domaine du multimédia ? S’est-il trouvé un esprit pour défendre le tissu des PME, face à l’arrogante gourmandise du Monopole ? S’est-il trouvé une âme pour illustrer l’idée que la grande chance d’une démocratie, c’est la pluralité de ses opinions, la diversité de ses sources d’information, la liberté d’expression (qui passe aussi par un minimum de survie économique) pour ceux qui, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, de gauche ou de droite, ne pensent pas nécessairement comme la masse ?

     

    Non. Il ne s'est trouvé personne. Et voilà que le ministre suisse de l’économie, contre tous les principes qui devraient inspirer sa philosophie politique, donne un gage d’expansion supplémentaire à un Mammouth dont l’urgence première est au contraire de maigrir, en se concentrant sur des tâches essentielles. Débat politique, oui. Culture, oui. Acheter et diffuser une série américaine, le privé le fera tout aussi bien, et sans doute à meilleur prix. Peut-être l’entourage de Monsieur Schneider-Ammann, dans le Bois dormant de son ministère, pourrait-il, dans l’éclat d’un jour d’éveil, lui souffler, du bout des lèvres, ces quelques pistes.

     

    Pascal Décaillet