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Sur le vif - Page 28

  • Le 6 juin, Kageneck, l'autre vision, l'autre mémoire

     
     
    Sur le vif - Jeudi 06.06.24 - 09.20h
     
     
    Il y a, jour pour jour, trente ans, 6 juin 1994, je faisais une grande émission, en direct de Bonn, pour la RSR, après être allé m'incliner devant la statue de Beethoven. En simultané, des équipes étaient sur les plages du Débarquement, pour le 50ème anniversaire, d'autres à Washington, Londres et Moscou. Tous en direct, nos voix mêlées, et celles de nos invités, qui, d'un camp ou d'un autre, se souvenaient de l'événement. Nous voulions, par le miracle de la radio, créer une polyphonie mémorielle, dans toute ls diversité de ses angles, de ses voix.
     
    Pourquoi Bonn ? C'est là qu'habitait, et il m'avait chaleureusement reçu, mon ami August von Kageneck (1922-2004), fils de l'aide de camp du Kaiser Guillaume II, ami intime de l'archiduc François-Ferdinand (assassiné en juillet 14 à Sarajevo). Lui même, August, mon hôte, avait fait toute la Guerre à l'Est (1941-1945), comme officier de panzers. Cette même guerre à l'Est que 22 ans plus tôt (1972), un ancien combattant m'avait racontée tous les soirs, pendant tout un été. Entre deux baignades nocturnes dans le Mittellandkanal.
     
    J'avais insisté pour que cette commémoration du Débarquement, habituellement laissée à la narratologie américaine, parfois dans le plus pur style western (Le Jour le plus long), parfois avec le génie d'un Capa ou d'un Samuel Füller (The Big Red One), associe une vision allemande. Kageneck avait été remarquable, dans son témoignage.
     
    Après l'émission, et puis lors de nos autres entretiens, les années suivantes, il m'avait au fond délivré deux messages importants :
     
    1) Sur le Front russe, l'annonce du Débarquement de Normandie, quelques jours après le 6 juin, était passée dans l'indifférence générale. C'était beaucoup trop loin, à l'Ouest, pour résoudre leurs problèmes à eux, la Wehrmacht à l'Est, en phase de recul permanent depuis la bataille, non de Stalingrad, mais de Koursk (juillet 43). Ca risquait même d'empirer, puisqu'on allait sans tarder dégarnir le Front de l'Est en envoyant certaines des meilleures divisions allemandes en Normandie. Ce qui fut le cas : ces fameuses unités d'élite, aguerries au Front de l'Est, qui rendirent la vie impossible aux Alliés, dans le bocage normand.
     
    2) L'attentat contre Hitler, du 20 juillet 44 ? Nous connaissions en commun, Kageneck et moi, des officiers de haute noblesse militaire bavaroise impliqués dans le complot, dont certains fusillés le soir même du 20 juillet. J'en parlerai un jour. Moi, je les connaissais pour en avoir entendu parler toute mon enfance. Kageneck, lui, les connaissait personnellement ! "Quant à moi, m'a-t-il maintes fois déclaré, j'étais totalement opposé à ce complot : on n'attente pas à la vie du commandant suprême en temps de guerre". C'était là, assurément, l'avis de l'écrasante majorité du corps des officiers : Stauffenberg et ses amis étaient hyper-minoritaires.
     
    Aujourd'hui, je veux me souvenir d'August von Kageneck. Il incarne une autre vision mémorielle. Un autre témoignage. Une autre voix. Si loin de l'officialité des vainqueurs. Ces mêmes commémorants qui n'ont pas songé, une fois de plus, à inviter les Russes, sans qui jamais la victoire contre le Troisième Reich n'aurait été possible.
     
     
    Pascal Décaillet

  • La grande leçon de l'Affaire Fischer

     
    Sur le vif - Mardi 04.06.24 - 15.24h
     
     
    La leçon de l'Affaire Fischer ? Elle est simple : que tu sois journaliste, citoyenne, citoyen, ou simple observateur avide de comprendre, méfie-toi du pouvoir. De tout pouvoir, d'où qu'il vienne ! Politique, bien sûr. Mais aussi économique. Et bien sûr médiatique.
     
    Méfie-toi de toute personne qui prétend te parler d'autorité. Non qu'elle soit là, par essence, pour te tromper. Mais du seul fait que, d'en-haut, comme un prélat en chaire, elle pérore.
     
    Méfie-toi des exécutifs. Méfie-toi des ministres. Méfie-toi de leurs conseillers. Méfie-toi, comme de la peste, de leurs "communicants". Méfie-toi de leurs sourires, de leurs fausses complicités. Méfie-toi des approches de cocktails. Méfie-toi, plus que tout, des ineffables "conférences de presse", qui sont toujours affirmation et monstration liturgique d'un pouvoir.
     
    Il fallait se méfier, on le sait aujourd'hui, de certains actes de Mme Fischer. C'est bien, après coup, de le savoir, c'est mieux que rien. Mais il fallait surtout, sur le moment, comme l'ont fait Jérémy Seydoux et les équipes de Léman Bleu, tenir le morceau, ne pas le lâcher.
     
    La grande leçon de l'Affaire Fischer, c'est de s'intéresser aujourd'hui, hic et nunc, à ceux, si souriants, qui exercent le pouvoir. De la Mairie de Genève au Conseil d'Etat, se méfier. Non qu'il soient tous des trompeurs, ne tombons pas dans ce travers. Mais, si on est journaliste, ou citoyenne, ou citoyen, ou simple observateur avide de comprendre, ils ne sont pas nos amis. Ils ne sont certes pas nécessairement nos ennemis, mais ils ne sont pas nos amis.
     
    La grande leçon de l'Affaire Fischer, c'est que tout pouvoir porte en lui la noirceur d'une malédiction, celle qui porte à en abuser. Nul n'y échappe. Ni homme, ni femme, ni gauche, ni droite, et surtout pas les gentils. Et surtout pas les cajoleurs d'apéritifs. Et surtout pas les mondains. Et surtout pas les endormeurs.
     
    La grande leçon de l'Affaire Fischer, c'est d'exercer son sens critique. En commençant par le pire de tout : ses propres amis.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Pourquoi Kafka ?

     
    Sur le vif - Lundi 03.06.24 - 15.43h
     
     
    Pourquoi Kafka ? Pourquoi, entre 1883 et 1924, une telle comète dans la littérature de langue allemande ? Pourquoi lui ? Pourquoi cette écriture, si dense, si grave, pourtant si légère, comme un pas-de-deux, où se mêleraient la rupture et la grâce, l'inattendu, le surgissement, l'omniprésence de la mort ?
     
    Le secret de Kafka, qui nous quittait il y a cent ans aujourd'hui (3 juin 1924), c'est bien là qu'il réside : dans cette magie de chaque syllabe, au service d'un récit déroutant. Tu crois poindre le sens de l'histoire, à chaque détour de phrase, tu peux déjà oublier. Mort l'année du surréalisme, mort délivré de toute appartenance, mort sans vouloir que ton oeuvre te survive. Mort, à la manière de Lazare : à travers tout lecteur un peu sensible à la langue, au rythme, à l'écriture, tu te lèves, Franz le Magicien, toi le mort du 3 juin 1924, et tu marches.
     
    Franz Kafka, Thomas Mann : les deux plus grands narrateurs de la littérature de langue allemande, au vingtième siècle. L'homme de Prague, l'homme de Lübeck. Celui qui prend le temps, à travers une syntaxe d'une incomparable saveur, complexe, précise, médicale. Et puis l'autre, l'homme de Prague, aux lectures bibliques, Kabbale et Talmud, ce qui t'arrive et ne dépend pas de toi, ce qui te heurte, fragments de destin, ce qui ressemble à une vengeance divine. Pour quel acte, quel crime, qui serait tiens ?
     
    Chez Kafka, des traces de littérature fantastique, jamais d'appartenance, jamais d'étiquette. Des traces, comme chez Ovide, comme dans l'Ancien Testament. Des traces, pas plus, parce qu'au centre, c'est l'incertitude de la condition humaine, pas la monstruosité du ciel. On peut être fou, à lier, de cette écriture-là, sans pour autant adhérer au récit, à ce qui est raconté : comme en telle prière pour les morts, tel précepte jeté aux vivants, tel panneau d'interdiction à l'orée d'une forêt, le frisson surgit des mots, leur musique, leur cortège dans la phrase. Pour aller où ?
     
    Je vous recommande de lire Kafka en allemand, parce qu'il a sublimé cette langue comme peu d'autres. Thomas Mann, oui, pour la profondeur d'approche, la précision médicale du diagnostic, le balancé diabolique de la phrase. Bertolt Brecht, pour l'invention verbale au détour de chaque mot. Martin Luther, parce qu'à chaque étape de sa traduction de la Bible (1522), il invente la langue allemande, tout simplement.
     
     
     
    Pascal Décaillet