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Sur le vif - Page 32

  • Cinéma, cinémas

     
    Sur le vif - Jeudi 16.05.24 - 08.52h
     
     
    Je suis un enfant du cinéma. Dans ma jeunesse, j'ai passionnément aimé cet art, avec une ferveur toute particulière pour le cinéma italien et le cinéma américain. J'ai animé un Ciné-Club à Sécheron, entre 1980 et 1986. Et surtout, je dois tout - je dis bien tout - à un passeur extraordinaire, Rui Nogueira, qui tenait le CAC, Centre d'Animation Cinématographique, rue Voltaire. Dans les années de ma vingtaine, nous y foncions plusieurs soirs par semaine, c'était notre temple, notre lumière.
     
    Nogueira organisait des cycles, par thème : Fassbinder, homosexualité, guerre, amour et passion. Il a même fait venir Douglas Sirk, déjà fort âgé, après nous avoir projeté "Le Temps de vivre, le Temps de mourir", construit sur le chef d’œuvre d'Erich Maria Remarque, "A l'Ouest, rien de nouveau".
     
    Les prix étaient très modérés. Le public était constitué de passionnés. Il arrivait à certains de visionner plusieurs films de suite. J'ai le souvenir d'avoir assisté avec un ami à un film de sept heures, "Hitler", du réalisateur allemand Syberberg. Du cycle "homosexualité", je garde un souvenir bouleversant : c'était un temps où aborder ce genre de sujets n'allait pas de soi. Quant aux films de Fassbinder, je les ai vus et revus, tant de fois.
     
    Et puis... Et puis, l'Italie. En quel pays le cinéma a-t-il atteint une telle puissance d'évocation que chez nos amis de la Péninsule, dès la sortie de la guerre, avec le néo-réalisme, au milieu d'un univers de misère ? Et puis les années cinquante, soixante, septante, avant hélas un début de tarissement. Anna Magnani, Monica Vitti, Marcello, Gassmann, Fellini, Pasolini (cinéaste et poète auquel je voue une véritable passion), Visconti, et tous les autres. Les cinéma italien de ces années-là est un miracle.
     
    Avant chaque film, Nogueira, juste devant l'écran, nous disait quelques mots, en guise d'introduction. Jamais je n'oublierai la manière dont il nous avait parlé du premier travelling sur New-York, avant de nous projeter "Gloria", de Cassavettes. J'étais justement en train de lire, en allemand, "L'Amérique", de Kafka, qui commence par une éblouissante description de l'arrivée dans New York.
     
    Chez Nogueira, c'était la vie. C'était l'intelligence. C'était la passion, à l'état pur.
     
    Quarante ans après, c'est sans doute un effet de mon vieillissement (je ne l'ai jamais autant senti que maintenant), je ne vais hélas plus du tout au cinéma. J'aime pourtant cet art, passionnément, et revois avec saisissement Barry Lyndon, Amarcord, Roma, Théorème, Les Damnés. Mais il y a quelque chose de cassé. D'abord, à cause de moi-même, un triste apaisement de ma passion d'antan. Et puis, je crois tout de même, à cause du cinéma lui-même. Non qu'il ne soit plus capable de produire de beaux films. Mais il a tant perdu de sa puissance de rassemblement, de lumière, de passions, de ces années-là.
     
    Pour moi, parler de cinéma, c'est parler de mon propre vieillissement. La vie, sublime, la vie qui va. La vie qui nous illumine, par exemple sur grand écran. La vie qui passe, Atlanta en feu, la découverte d'un site romain en perçant le métro de Rome, une nonne naine qui vient chercher un fou perché sur son arbre, Lady Lyndon signant les derniers chèques pour son mari exilé, sur fond de Trio de Schubert.
     
    Le cinéma, c'est aussi la mort. C'est l'ombre, et c'est la lumière. C'est comprendre, et c'est saisir d'instinct. C'est la montée de l'indifférence, celle du Mépris, c'est la maison de Malaparte au bord de la mer bleue. C'est notre jeunesse, nos amours. C'est la vie, la vie si belle, si poignante, la vie qui va.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Le verre, les étincelles, la puissance de la mémoire

     
    Sur le vif - Mardi 14.05.24 - 14.37h
     
     
    De la Grande Mosquée des Omeyyades, à Damas, au Cap Nord, en passant par la Grèce, les Balkans, l'Andalousie, les Allemagnes sous toutes leurs coutures, j'ai tant de souvenirs d'enfance. Alors que je me sens vieillir, ils peuplent mon imaginaire, plus que jamais.
     
    Ce matin, en entendant à la radio l'annonce terrible de la fermeture du site Vetropack, qui a jeté sur moi le voile d'une colère noire, un événement, l'un des plus anciens de ma vie, a immédiatement surgi dans ma mémoire : la visite, en famille, début ou milieu des années 60, de la "Verrerie de Saint-Prex".
     
    Mon père était ingénieur, très actif dans une association professionnelle (il l'avait présidée l'année de ma naissance) qui organisait continuellement des visites d'usines, un peu partout en Suisse romande. Alors, le week-end, seul avec lui ou en famille, nous nous rendions sur des sites industriels, comme d'autres vont à la plage. Et ces usines en activité me rendaient aussi heureux que les richesses culturelles les plus éclatantes. Jusqu'à l'âge de 12 ou 13 ans, je voulais devenir "ingénieur en mécanique dans une usine en Allemagne". C'était mon rêve.
     
    La "Verrerie de Saint-Prex". Avant de pénétrer ce temple de l'industrie de transformation, je n'avais aucune idée de la manière dont on fabriquait le verre. Je me souviens de feux et d'étincelles, d'une pluie d'étoiles, et à la toute fin, les bouteilles. Ce souvenir m'a marqué à vie, j'admirais ces travailleurs du sable, comme ceux qui percent les tunnels, dans la montagne.
     
    Dans GHI à paraître demain, je consacre une colonne commentaire à l'absolue nécessité, selon moi, de sauver l'industrie en Suisse. Papier rédigé vendredi dernier, j'ignorais encore le sort de Vetropack.
     
    Aujourd'hui, je veux dire ma colère. Il y a encore une place, en Suisse, pour l'industrie du verre. Nos amis vaudois perdent là un fleuron, irremplaçable. Nous devons tout faire pour sauver en Suisse le secteur secondaire. La grandeur de celui qui travaille le minerai ou le métal devrait être enseignée dans les écoles. Le fruit du travail doit être justement réparti à ceux qui produisent l'effort le plus pénible. Si nous oublions ces données essentielles, nous perdrons tout : notre savoir-faire, mais aussi notre âme.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Jean-Philippe Rameau, Philippe Corboz : mémoire et reconnaissance

     
     
     
    Sur le vif - Dimanche 05.05.24 - 10.08h
     
     
    Mon premier souvenir de Jean-Philippe Rameau remonte à l'année scolaire 1968-1969. J'avais dix ans, j'étais en dernière année d'école primaire, une période d'intense bonheur. Nous avions, une fois par semaine (indépendamment des instruments que certains d'entre nous avaient choisi de jouer), une ou deux heures d'initiation à la musique.
     
    Nous n'en n'étions pas encore conscients, mais notre professeur était, en ce domaine, un guide exceptionnel. Il s'appelait Philippe Corboz, allait devenir un chef de choeur et d'orchestre extraordinaire. Il était très jeune, nous donnait ce cours, et, parallèlement, dirigeait une "maîtrise" (chorale) à laquelle j'appartenais.
     
    En cette année 68-69, Philippe Corboz nous initiait à la connaissance des instruments, l'Histoire de la musique. C'était absolument fantastique pour un enfant de dix ans. Il nous passait des extraits sonores, mais surtout, il était au piano, un mi-queue, d'où il donnait son cours, nous jouant tous les morceaux dont il nous parlait. Je me souviens, comme si c'était hier, du Carnaval des Animaux, de Saint-Saëns. Et parmi ces morceaux, il nous a joué du Jean-Philippe Rameau, je crois bien que c'était Les Sauvages, dans les Indes Galantes. Dire que j'en ai été physiquement saisi est une faible chose.
     
    Toute ma vie, j'ai écouté la musique de Jean-Philippe Rameau. Je tiens ce compositeur d'exception pour l'un des plus grands musiciens français, et l'un des plus grands musiciens, tout court. Contemporain de Bach et Haendel, il a enchanté le siècle de Louis XV des créations les plus audacieuses. Une musique pour être entendue, mais aussi pour être vue, tant le corps de ballet y occupe une place majeure. Sous Louis XV, on y plaçait les chorégraphies de l'époque. Aujourd'hui, les plus extraordinaires danseurs de rue viennent coller leur époustouflante modernité corporelle sur l'une des plus belles musiques du monde. Le travail des corps a évolué. La musique de Rameau demeure, elle passe les siècles, intangible.
     
    J'ai lu les biographies de Rameau. C'était un homme incroyable. Travailleur acharné, sale caractère, indépendant, théoricien génial de la musique : non seulement il créait, mais réfléchissait, toute la vie, à l'essence même de la musique, la vie des sons, l'harmonie, l'évolution des instruments. Jean-Philippe Rameau est un esprit total, une conscience autant qu'une capacité créatrice. Un insatisfait permanent.
     
    Nous sommes, Dieu merci, dans une époque qui redécouvre Rameau, lui restitue la vie à travers des chorégraphies d'une saisissante modernité. Le replace là où il doit être : au premier rang de la musique française, avec Berlioz et Debussy. Au premier rang du dix-huitième siècle baroque, avec Bach et Haendel. Franchement, lorsque le Roi s'appelait Louis XV, et le grand musicien Jean-Philippe Rameau, la France pré-révolutionnaire portait la civilisation à un niveau d'éclat rarement atteint, même au Grand Siècle de Louis XIV.
     
    Ma dernière pensée ? Elle retourne à Philippe Corboz, aujourd'hui disparu. Gamins, nous l'aimions bien, mais n'avions pas conscience d'avoir pour premier maître de musique un tel talent. Venu de la Gruyère, si chantante, où il nous emmenait en course d'école (Moléson), il a jeté des graines qui, chez certains d'entre nous, ont donné des fruits pour toute une vie : une passion totale, intransigeante, pour la musique. A lui, mon souvenir. A lui, ma reconnaissance.
     
     
    Pascal Décaillet