Sur le vif - Mercredi 13.03.24 - 10.11h
Je n'ai jamais interviewé Hésiode, et pour cause ce contemporain des textes homériques a vécu il y a 28 siècles. Il nous lègue, avec les Travaux et les Jours, un texte magnifique, la Théogonie, que j'ai eu l'honneur de lire avec Olivier Reverdin, à l'automne 1976.
Le Théogonie, ce sont les combats entre les premiers dieux, entre les Titans et les Géants. Les pères tuent leurs fils, les dévorent. C'est terrible, saisissant, tout cela dans une langue et une versification hexamétrique qui rappellent celles d'Homère.
Il doit être terriblement difficile, pour un mortel, d'être le fils d'un Géant, surtout quand on lui ressemble aussi intensément. On nous dit que la Grand Dauphin, fils aîné de Louis XIV, aurait fait un roi magnifique, mais l'homme eut la décence de mourir avant son père, et son fils à lui aussi, avant son grand-père. On pouvait laisser Hésiode dormir dans les bibliothèques, ce fut l'enfant Louis XV, arrière-petit-fils du Roi-Soleil, qui lui succéda, à l'âge de cinq ans, en 1715.
Oui, Charles de Gaulle eut trois enfants, Philippe, Elisabeth et la petite Anne, qu'il perdit en 1948. Parmi eux, un fils, l'Amiral Philippe de Gaulle, né en 1921, et qui vient de nous quitter, à l'âge de 102 ans. J'ai une bibliothèque entière sur Charles de Gaulle. Elle contient les livres de Philippe sur son père. Autant le dire tout de suite : ils sont remarquables.
Comment se frayer un chemin dans la vie, quand l'ombre du père risque à ce point de nous étouffer ? L'Amiral a non seulement réussi, mais je veux dire ici qu'il y est parvenu au-delà de tout. Il ressemble à son père, il en a le côté militaire, la simplicité, l'austérité, le sens du devoir. Mais il n'est pas Charles, il est Philippe. Il n'est pas Général, mais Amiral, et le devient sans rien devoir à son père. Un grand serviteur de la Royale, simple et silencieux, habité par la mission à accomplir, et cela dès les années de guerre, où il sert sur les navires de la France libre.
Un jour, un journaliste lui demande (je cite de mémoire) : "C'est utile, dans la vie, de s'appeler Philippe de Gaulle ?". L'Amiral : "Dans une réunion mondaine, ça peut aider. Mais pour apponter, dans la tempête, un navire ennemi, c'est d'une utilité très moyenne". Tout l'homme est dans cette réponse : il aime son père, c'est sûr, l'admire infiniment, mais il n'est pas son père, ne se prend pas pour lui. Il est le même et il est l'autre. Il procède de lui, mais fait sa vie. Son existence, il la construit dans l'ombre terrifiante de cette filiation, mais passe sa vie à s'en affranchir. Il est le fils du Géant, il mène sa vie, il a sa famille, ses enfants, son admirable carrière dans la Marine. Il a sa mémoire, ses souffrances, ses cicatrices, son rapport avec son père, au plus profond de cette intimité tue qui ne regarde que lui.
J'admire Philippe de Gaulle, depuis toujours. Dans ses interviews sur son père, la douceur de sa voix. Son humour. Cette distance face au Géant, peut-être pour masquer l'inextricable de la proximité. Le lien familial n'est pas la plus simple des choses humaines.
La France perd un témoin de la vie de l'une des plus grandes figures de son Histoire. Mais elle perd aussi un homme d'une rare dignité. Un marin fidèle. Un destin, jetè là, dans la foulée d'un Géant. Et qui a su, lui, par sa sagesse et sa distance, sa pudeur, survivre comme humain, remarquable. Au milieu des humains.
Pascal Décaillet