Sur le vif - Lundi 08.08.22 - 05.52h
Débarqués en Normandie le 6 juin 1944, les Américains mettent plus de sept mois avant de pénétrer par forces terrestres sur le sol allemand. La résistance de la Wehrmacht, sur les verrous stratégiques, est phénoménale, comme elle le sera face aux Russes, devant Berlin. Depuis deux ans, jour et nuit, Anglais et Américains pulvérisent de bombes les villes allemandes. Le terrain est préparé. Mais les Allemands, jusqu’au dernier jour, se battront. La victoire décisive contre le Reich se fait à l’Est, mais la percée anglo-américaine en Rhénanie, puis en Basse-Saxe, joue évidemment un rôle important.
Je résume ici en quelques lignes, pour ceux qui ne connaîtraient pas, les onze derniers mois d’une guerre dont le détail m’habite et me passionne depuis plus d’un demi-siècle. Je pourrais la raconter jour par jour, parfois même heure par heure, dans les moments-clefs comme l’offensive allemande dans les Ardennes, fin décembre 44, ou les ultimes combats, titanesques, pour défendre Berlin, fin avril 45. Ou encore, les semaines de résistance dans le bocage normand, en juin-juillet 44, où les Allies ont été tenus en échec. Je peux vous dire exactement, à chaque fois, quelle unité allemande s’est battue, sous quel commandement.
Les Américains sont implantés en Allemagne depuis janvier 1945. Cela fait plus de 77 ans. D’abord, comme occupants. Puis, comme « alliés ». J’ai passé de longues périodes de ma jeunesse en Allemagne. Chez des Bavarois américanophiles, à l’image du bouillant Franz-Josef Strauss. Mais aussi, beaucoup plus important et formateur, chez un ancien combattant du Front de l’Est, tout au Nord de l’Allemagne, en 1972, qui me racontait tous les soirs la Guerre à l’Est.
Une passion de la connaissance qui m’a accompagné toute ma vie, et m’a amené à rencontrer et interviewer tant d’autres témoins, comme feu August von Kageneck, officier de Panzers à l’Est, issu des milieux que ma mère avait fréquentés en Allemagne, dans les années trente. Son père avait été aide de camp du Kaiser. Enfant, il s’était mis au garde à vous devant Hindenburg, le vainqueur de Tannenberg en 1914, venu leur rendre visite dans le château familial de Rhénanie, au milieu des années vingt.
Les Américains en Allemagne, c’est plus de trois quarts de siècle d’Histoire. Les Russes ont quitté la DDR en 89/90, au moment où Kohl a littéralement absorbé ce pays pour établir l’influence atlantiste sur l’ensemble des Allemagnes. Les Américains, eux, sont restés. Et se sont projetés sur les pays d’Europe centrale et orientale, jusqu’à aller narguer les Russes à leurs frontières.
C’est dans ce contexte d’expansion continue, et de provocation permanente, qu’il convient de mettre en perspective l’affaire ukrainienne actuelle. Il faut utiliser les outils de la connaissance, ainsi que nous y invite il y a 25 siècles l’historien grec Thucydide, et surtout ne jamais se laisser contaminer par la morale. Notre analyse doit être froide, stratégique, et reconstituer les chaînes de causes et de conséquences. C’était valable dans les guerres balkaniques, il y a 30 ans. Ça le demeure, plus que jamais, face au conflit ukrainien.
J’annonce, dès le premier jour, que l’Allemagne finira par jouer un rôle-clef dans cette affaire. Elle se cherche encore, c’est sûr. Quelle va être, ces prochaines années, l’évolution de ses relations avec les Etats-Unis ? Avec la Russie ? Le poids des nécessités en approvisionnement énergétique. L’évolution des esprits allemands face à leur propre Histoire, depuis Frederic II (1740-1786), notamment dans la question cruciale de l’Ostpolitik, un demi-siècle après les intuitions géniales de Willy Brandt (1969-1974). À qui profitera, le jour venu, le réarmement allemand ? Quelle marine va s’imposer dans la Baltique ? Une ou deux questions, parmi tant d’autres.
La présence américaine en Allemagne n’a rien de définitif. Quatrième puissance économique du monde, en pleine expansion commerciale sur les Marches de l’Est, en amorce d’un réarmement massif, habitée par les esprits les plus vifs et les plus ingénieux, l’Allemagne n’a pas dit son dernier mot. Son comportement futur face à l’Est constitue l’une des clefs majeures des futurs équilibres. Dans l’Ostpolitik, elle jouera, une fois de plus, son destin.
Pascal Décaillet