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  • La maman cygne et les rats noirs


    Je devais avoir quatre ans, c’était au bord du lac. Une maman cygne, sur le rivage, protège ses œufs. Il fait très chaud, étouffant. Une armée de rats noirs (petits, lustrés, très agressifs, affamés) multiplie les assauts pour atteindre sa progéniture. La maman au long cou, infatigablement, repousse attaque après attaque, menace les rongeurs de son grand bec terrible. J’avais, bien sûr, trouvé tout cela abominablement injuste, de quoi se mêlent ces sales rats ? Je n’avais pas encore compris que c’était la vie, simplement.

    Le parti de Monsieur Merz l’a-t-il compris, quant à lui ? À force de répéter, à Berne ou dans les cantons, qu’il est – comme par essence – un « parti de gouvernement », ne voit-il pas, de sa droite et de sa gauche, les ignobles ratons lustrés à qui cette vocation, ce nid de couvaison, ne déplairaient pas, non plus ? La plage n’est-elle pas à tous ? La nature aurait-elle, par décret, légitimé, pour ce coin de littoral, une espèce plutôt qu’une autre ?

    Alors, pour justifier son sursis dans la moite douceur du promontoire, le grand vieux parti a eu une idée : il a eu recours à la vieille ficelle de la jérémiade. C’est lui, l’Oiseau blanc, cher aux poètes. Les autres, les imposteurs, surgis des égouts, porteurs de peste, de malheur. C’est ainsi souvent, en politique : la morale, on l’utilise quand ça vous arrange. Il y aurait les blancs, les noirs, les héritiers et les usurpateurs. Tiens, pourquoi pas la Sainte Terre des Ancêtres, tant qu’on y est ? Ah, les braves gens !

     

    Pascal Décaillet

     

     


  • Pie XII : l’armée de ceux qui savent

     

     

    Sur le vif - Dimanche 27.12.09 - 15.10h

     

    C’est incroyable, vous avez remarqué ? Le nombre de gens, depuis quelques jours, qui se fendent d’un avis tranché, définitif, sur la béatification de Pie XII. De puissants penseurs qui pourtant, le reste de l’année, ne portent strictement aucune attention aux affaires de l’Eglise catholique romaine. On publie la correspondance entre Jacques Maritain et Charles Journet : ils n’en disent pas un mot. On raconte l’histoire, bouleversante, de Dom Helder et de la Théologie de la Libération : motus. Un livre sort sur l’épiscopat français, ou allemand, pendant la guerre : silence. De lumineuses revues, en Suisse romande, comme « Nova & Vetera », fondée par Journet et dirigée par le cardinal Cottier, ou encore comme celle des Jésuites, « Choisir » nous donnent à découvrir l’état le plus moderne – et bien souvent critique face à l’Eglise institutionnelle – de la réflexion sur le catholicisme, jamais ils n’en font la moindre mention. Bien au-delà du seul catholicisme, un homme comme Maurice-Ruben Hayoun nous sort (il y a quelques jours, chez Ellipses) un éblouissant « Abraham » : pas un compte-rendu, rien. L’Histoire des religions leur est parfaitement indifférente, ce qui est d’ailleurs leur droit le plus strict. Mais Pie XII, alors là oui. Pie XII, ils sortent du bois. Pie XII, ils savent. J’en suis évidemment très heureux : c’est sans doute ce qu’il est convenu d’appeler un miracle épistémique.

     

    Pie XII ne fait pas partie, comme Léon XIII (Rerum novarum, 1891) ou Jean-Paul II, ou même d’ailleurs Paul VI, des papes qui ont le plus illuminé mon chemin, il y a assurément beaucoup à dire sur certains de ses silences au moment où se perpétrait l’une des plus grandes horreurs de l’histoire humaine, mais il a aussi sauvé des Juifs, par exemple en ville de Rome, en 1943. C’est dire si l’affaire est complexe, difficile à trancher définitivement, toutes archives n’étant au reste pas encore exhumées. Je ne prétends pas défendre ici l’action d’Eugenio Pacelli pendant la Seconde Guerre mondiale, je reconnais même que le signal donné par une béatification ne serait sans doute pas le plus habile. Je me contenterai simplement de rappeler que cette procédure (qui encore, de nos jours, se soucie des bienheureux ?) relève d’une démarche interne à une communauté spirituelle dont personne, au demeurant, n’est obligé d’accepter le langage ni les codes. Je ne sache pas, du reste, qu’on s’empoigne ni s’écharpe, au plus profond de nos bistrots et guinguettes, sur les affaires de béatifications.

     

    Avant de béatifier tous azimuts, Rome,  à la vérité, serait assez inspirée d’éclairer un peu mieux ses fidèles sur ce qu’est exactement censé être un « bienheureux », cette étape intermédiaire avant la sainteté, et d’ailleurs qu’est-ce qu’un saint, à quoi riment tous ces mots ? Parce que, ce travail de reconquête des cœurs et des esprits, de précision identitaire sur la nature du christianisme (qui était le grand espoir du présent pontificat), s’il n’a pas lieu, alors on continuera de béatifier et de canoniser en haut lieu, en cercle clos, comme un club qui passerait son temps à s’auto-attribuer le cliquetis des médailles. Au fond, entre ça et les apparatchiks brejnéviens qui se couvraient les poitrines, mutuellement, de rangées de décorations, le principe, du dehors, est perçu comme le même.

     

    Du dedans, c’est pire. Le catho de base, le fidèle de tous les jours, celui qui a l’impression d’avoir, une fois, peut-être, été comme caressé par le frisson d’une lueur, celui qui lit et lit encore, à n’en plus finir, des récits de témoignages, ce cirque d’autocélébration le touche-t-il vraiment ? Je n’en suis pas sûr. Tout cela, tout ce débat, c’est d’abord entre les fidèles qu’il devrait avoir lieu. Et qu’on s’explique, et qu’on s’engueule un peu, et que fuse le verbe, il est là pour ça. Et le Clergé de Suisse romande, dont j’ose imaginer qu’il dispose de quelques éléments intellectuels d’appréciation supplémentaires par rapport au commun des mortels, il en pense quoi, de Pie XII ? Il le voit, ce dossier, il en connaît l’existence ? Ou il rase les murs en attendant que cesse la polémique ? Moi, je dis qu’il doit s’exprimer, le Clergé de Suisse romande. Dans un sens ou dans l’autre. Il n’est pas là pour se taire, mais pour témoigner.

     

    En pleine Seconde Guerre mondiale, sous le règne de Pie XII, il y a eut un homme, en Suisse, qui choisit de rompre le silence. Il était abbé. Il s’appelait Charles Journet. Ce sont des hommes comme lui dont on a aujourd’hui besoin. Des dérangeurs. Des témoins.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Sous le viaduc, l’Enfer

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    A propos d'un film que j'ai vu avant-hier soir, ces quelques mots...

     

    C’est un film sur le film. Un film qui raconte un autre film inachevé, maudit, génial. Il y a un viaduc avec un train à vapeur qui siffle et qui hurle. Il y a un lac artificiel dont on sait qu’il va mourir. Il y a des techniciens qui racontent incroyablement bien les chemins de création de la pellicule. Il y a la peur et l’angoisse dans le visage de Reggiani. Et puis, il y a Romy Schneider. Rien que pour elle, il faut aller voir. Pour elle et pour Clouzot. Pour le cinéma.

    En 1964, Henri-Georges Clouzot a 57 ans. Et déjà, derrière lui, « Le Corbeau » (1943), « Quai des Orfèvres » (1947), « Le Salaire de la peur » (1953). Il veut faire un film sur la jalousie, « L’Enfer ». Dans le rôle du jaloux, Reggiani, le mari. Dans le rôle de sa femme, Romy Schneider, lumière née de la lumière, 26 ans au moment du tournage. A priori, scénario banal, vieux comme le monde. Un type de la Columbia vient visionner les essais, il est tellement séduit qu’il décrète « Crédit illimité ! ». C’est peut-être ce qui perdra le film, ce qui perdra Clouzot.

    Un malade, Henri-Georges. Perfectionniste absolu. Rien au hasard, pas un micron de pellicule. L’équipe de tournage s’installe en juillet 1964 dans le Cantal, à l’Hôtel du Lac, sous le viaduc de Garabit, où passe le train, celui qui hurle. Il y a Romy, il y a Reggiani, il y a 150 techniciens. Et puis, il y a le fou, Clouzot. L’insomniaque, qui réveille ses gens à deux heures du matin, parce qu’il a soudain une idée. Qui fait courir Reggiani jusqu’à l’expectorer. Qui change d’idée trois fois par jour. Et très vite, plus personne ne comprend où il va. Et très vite, commence l’Enfer. Celui du tournage. Les comédiens deviennent fous, les techniciens aussi. Reggiani et Clouzot se haïssent. Reggiani finira par claquer la porte, « rien à foutre du procès » pour contrat cassé, Henri-Georges fera une crise cardiaque quelques jours après, jamais le film ne paraîtra.

    Alors, quoi ? On voit quoi dans le documentaire « L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot », de Serge Bromberg, qui vient de sortir ? D’abord, on voit Romy, ressuscitée des rushes, belle à en crever, elle bouffe l’écran. Elle fait du ski nautique sur le lac artificiel, se pavane sur la terrasse de l’Hôtel du Lac, se laisse approcher par un bellâtre qui torréfie Reggiani de jalousie. Les scènes de l’histoire, en noir blanc. Celles de fantasmes du jaloux, en couleurs. Effets spéciaux qui coûtent des fortunes : l’Américain a été clair : « Crédit illimité ». Alors, Clouzot, au demeurant l’un des plus puissants génies du cinéma, en profite pour se livrer à un peu de recherche. La Nouvelle Vague est dans l’air. Lui, Clouzot, s’en fout. Il ne crée pas sous étiquette. Il fait du Clouzot.

    Le film de Bromberg, donc, montre le film de Clouzot. Enfin ce qui en reste, quelques chutes. Sublimes. Et puis, il nous raconte l’histoire du chantier. Avec d’exceptionnels techniciens qui ont survécu, comme l’assistant opérateur William Lubtanchsky. Ou le grand cinéaste franco-grec Constantin Costa-Gavras, qui nous replonge dans l’effervescence de ce cinéma français des années soixante, première partie. Et cette partie documentaire, où des professionnels (enfin !) parlent de leur art, est la plus saisissante du film.

    Un film sur la jalousie. Sur l’angoisse de création. Sur la tyrannie du créateur. Très accessoirement, la machine à folie dans le cerveau de Serge. Comme si le corps même de l’histoire s’évaporait pour laisser place à l’histoire de l’histoire, celle qui tourne en boucle, jamais ne s’arrête. Cela porte un nom, en effet : cela s’appelle l’Enfer.

     

    Pascal Décaillet