Chronique pour le Giornale del Popolo - 23.12.09
Des mirages de Libye à l’évaporation du secret bancaire, des colères de Monsieur Woerth, le ministre français du budget, à celles des Allemands, des Italiens, ou même des Yankees, en passant par l’une des présidences de la Confédération les plus évanescentes depuis des lustres, 2009 apparaît, disons au moins en première lecture, comme l’annus horribilis des trente ou quarante dernières années. Année sombre. Année à oublier. Une sorte de « Dies irae », multiplié par 365. Qu’aurions-nous fait, nous les Suisses, pour mériter cela ? A quel dieu vengeur aurions-nous oublié d’adresser nos offrandes ? Aurions-nous marché impoliment sur le pied délicat de la Providence ? Serions-nous fatigués de vivre notre destin national ? Grippés, comme des porcs de hasard ? Désignés par la vindicte céleste ?
Bien sûr, on nous dira, en cette opulence de Fêtes, que le pays ne va pas si mal. Les indicateurs économiques commencent à faire frissonner la timidité d’une reprise, la consommation n’est pas en reste, les Suisses ne sont pas au bord du suicide, nos skieuses pulvérisent les records, Simon Amman saute plus loin que son ombre, Vancouver nous ouvre les bras, le réchauffement de la planète n’a pas encore fait fondre nos espoirs de nous aimer et de nous séduire mutuellement, bref, comme le chantait Charles Trenet, « C’est la vie qui va ! ». Et elle ne va pas si mal, au fond. Allez, quoi, ressaisissons-nous, ré-empoigons la fureur de vivre, nous n’allons tout de même pas nous laisser dicter nos états d’âme par quelque improbable campeur, surgi des profondeurs désertiques de la Cyrénaïque ou de la Tripolitaine. Vous n’avez jamais été traversé par l’idée que tout cela ne serait qu’un mauvais rêve ? L’heure sonnerait, et d’un coup, adieu prince du désert, adieu listes noires, adieu espions italiens, adieu comptes cachés, adieu les chérubines impuissances de Monsieur Merz. L’heure sonnerait, et la vie reprendrait, la vraie, celle qui fleure le désir. La vie, quoi.
Donc, nous ne serions plus que des porcs malades. Des pourceaux, dans la fange. On nous jetterait des perles, on nous jetterait des sorts. Nous ne serions plus que les animaux domestiques de notre destin. Nous n’aurions plus ni compagnons de voyage, ni espoir de retour. Il nous faudrait oublier la Suisse comme d’autres ont oublié Ithaque. Et même pas l’ombre d’un minaret pour échapper aux feux de la vengeance : nous les avons, nous-mêmes, interdits ! Nous serions donc là, seuls. Seuls avec nous-mêmes. Seuls avec notre viscérale méfiance de l’étranger. Seuls, désertés par ce qui fut notre fierté. Seuls, comme Monsieur Merz, lorsqu’il doit prendre une décision. Seuls, au milieu des comptes cachés des autres, les mêmes peut-être qui nous vilipendent. Imaginez ce rêve : le compte de Monsieur Woerth, le compte de Monsieur Steinbrück, le compte du chef des douanes italiennes, le compte du Pape. Nous ne serions plus, nous les Suisses, que les concierges de la cupidité du monde. Des porcs de hasard, qu’on veut bien tolérer, en attendant le destin de tout porc qui se respecte : l’équarrissage.
C’est une optique, au fond : on sous-estime les secrètes délices de la condition porcine. Elle mène à la saignée, c’est vrai, mais sur un long chemin d’engraissement qui peut être vécu, avec un peu d’optimisme, comme une intéressante logique de vie. Le porc est omnivore : nulle nourriture ne lui est étrangère. De tout, du régal comme de l’immondice, il s’enrichit. C’est peut-être cela, la Suisse : point d’équilibre entre l’auge et le palais, grise platitude et élan bleuté des sommets. L’aigreur du cauchemar et ce qu’il est convenu d’appeler, dans la chanson, le « brillant réveil ».
A tous, excellente année 2010. Elle ne pourra, assurément, qu’être meilleure.
Pascal Décaillet