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Liberté - Page 543

  • S'abandonner dans la parole de l'autre

     

    Sur le vif - Samedi 18.01.20 - 17.03h

     

    La question majeure est celle du verbe. Le moteur de toute phrase. Celui qu'on produit, celui qu'on choisit, celui qui surgit, celui qu'on échange.

    Juste la musique des mots, celle qui révèle. Le contour des syllabes, précises, ciselées. Pauses, soupirs, silences : l'humain qui parle n'est pas un torrent continu, il suspend, s'arrête, reprend. Il émet du son, mais aussi du silence. C'est l'enchaînement de ces pleins et de ces vides qui constitue le discours.

    La parole échangée, d'un humain à l'autre, nous comblera non seulement par la pertinence, la puissance du verbe de l'un et de l'autre, mais - infiniment plus - par la construction à deux d'un discours commun. L'improvisation le permet. A deux conditions : d'abord, une parfaite maîtrise du contenu par l'un et par l'autre ; ensuite, la totalité d'une confiance, qui permettra au silence momentané de l'un de s'abandonner dans la parole de l'autre.

    On est loin du dialogue de commissariat, de la méfiance des "enquêteurs", de la dérobade des margoulins. On est - ou on tente d'être - dans la confiance partagée, le désir de vérité, la passion du verbe. C'est aussi simple que cela.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • La vie, par le verbe et par la musique

     

    Sur le vif - Vendredi 17.01.20 - 17.53h

     

    Que seraient les Psaumes, sans Jean-Sébastien Bach ? Oui, que seraient ces textes sublimes de l'Ancien Testament, si un Allemand, ayant passé sa vie entre Saxe et Thuringe, n'avait entrepris l'oeuvre immense de les élever vers le ciel, par la musique ?

    Que serait la Bible, si un certain Martin Luther ne s'était attelé au travail gigantesque de la traduire dans la langue de son temps, créant ainsi la littérature allemande moderne ?

    Luther, Bach. Et puis, plus tard, Mendelssohn. Et puis, tous les autres. La langue allemande, avec sa souplesse inimaginable, créatrice de mots, ouverte aux inflexions dialectales, a été capable d'embrasser, d'étreindre, d'incorporer le génie de la langue grecque, celle de Sophocle (Hölderlin, Brecht), celle des présocratiques (Heidegger), celle de la tradition néotestamentaire. Mais aussi, la langue allemande a su porter en elle la langue hébraïque.

    Celui qui traduit (du grec, de l'hébreu, du français) vers l'allemand, ne se contente pas de faire tenir des mots pour les autres. Non, il fait passer dans la pensée allemande, dans l'idéologie allemande, toute la vitalité de la pensée grecque, hébraïque, française, etc. C'est exactement cela qu'a sublimement réussi Martin Luther, lorsqu'en 1520 il a publié sa traduction de la Bible. C'est un acte fondateur, bouleversant. Il en préfigure un autre, trois siècles plus tard : la publication du prodigieux Dictionnaire de la langue allemande, par les Frères Grimm.

    Et puis, un jour de 1868, deux ans après l'unité allemande, Johannes Brahms nous sort son "Deutsches Requiem, nach Worten der Heiligen Schrift". Sa musique, incomparable, c'est dans le texte de Luther qu'il la puise, dans cet allemand de 1520 qui respire les Saintes Écritures, l'affranchissement de Rome, la joie sanctifiée de chaque syllabe, les mots réinventés. Brahms, après Bach, après Mendelssohn, poursuit le fil invisible de ce destin musical et spirituel des Allemagnes. D'autres, plus tard, au vingtième siècle, le reprendront. Faut-il rappeler la puissance de feu, demeurée intacte, de la musique, à Dresde et Leipzig, sous la DDR, celle de la littérature, celle des pasteurs, hommes et femmes libres, ceux qui un jour feront tomber les murs ? De l'antique Jéricho jusqu'à la déchirure de Berlin, les forces de l'écriture et celles du Cantique finissent par s'imposer. C'est la leçon de Bach. Et c'est la leçon de Martin Luther.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Blessure solaire

     

    Sur le vif - Jeudi 16.01.20 - 15.05h

     

    Il y a juste quinze ans, le dimanche 16 janvier 2005, je me suis, pour la première fois de ma vie, senti un peu faible, et peut-être même un peu plus que cela, sur le plan physique.

    Un dimanche, oui. J'attaquais ma cinquième année comme producteur responsable de l'émission Forum, à la RSR. J'adorais ça, physiquement ! J'étais à la radio, justement, à m'exciter sur l'édition dominicale, ma préférée de la semaine. J'étais dans une forme olympienne, je me pensais invulnérable. La maladie, c'était pour les autres, pas pour moi. Je bossais comme un cinglé, je dormais peu, je bouffais la vie.

    Mais là, oui, ce dimanche, vers 15.30h, je suis allé voir le rédacteur en chef de jour, je lui ai juste dit : "Je ne sais pas ce qui m'arrive, une lourde fatigue, j'espère que ça va aller pour l'émission".

    Ces mots, de ma part, ont provoqué chez lui une grande frayeur : "Pascal, tu es sûr que tu ne veux pas rentrer chez toi ?".

    Je suis resté. J'ai fait l'émission. Elle s'est parfaitement déroulée. Dans le feu du direct, tout se passe toujours bien, rien ne peut arriver. De 19h à 20h, je l'ai encore réécoutée, comme tous les soirs, puis j'ai pris ma voiture, je suis rentré à Genève, j'ai parlé de ma fatigue à mon épouse. Lundi et mardi, je suis resté chez moi. Sans trop me faire de soucis.

    Le mercredi 19, je suis allé voir mon médecin généraliste. Et très vite, j'ai su. Ce fut confirmé, de façon irréfutable, dès le vendredi 21, par une biopsie à la Tour. Puis, toute la série des scanners, je ne vous fais pas un dessin. Puis, cinq mois de "traitement lourd" (je vous épargne les détails). Puis, après une pause estivale, deux mois de rayons.

    Alors, quoi ? - Alors, rien ! Aidé par les miens, j'ai fait ce qu'il fallait. Dans un esprit d'attaque, et non de défense. C'était la guerre, il fallait la mener. Ceux qui sont passés par là savent de quoi je parle. Alors, j'ai fait la guerre.Totale. Pendant six mois. Et j'ai obtenu un armistice aux conditions favorables.

    Ceux qui sont passés par là ? Ceux qui PASSENT (ces temps !) par là ? Ils se reconnaîtront. En écrivant ces lignes, c'est à eux que je pense. Il ne faut jamais - je dis bien jamais - abandonner le combat.

    Oui, d'autres ont eu moins de chance. Avec eux, moi, plutôt solitaire, je me sens dans une communauté d'appartenance, invisible, indicible, mais d'une puissance inouïe dans l'ordre de l'être sensible. Jamais je n'ai autant senti la force de l'humain que dans cette période physiquement un peu difficile. Après, si on guérit, on redevient con, c'est la vie.

    Ces quelques lignes, c'est à eux, ceux qui souffrent maintenant, que je les dédie.

     

    Pascal Décaillet