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Liberté - Page 1475

  • Sous le viaduc, l’Enfer

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    A propos d'un film que j'ai vu avant-hier soir, ces quelques mots...

     

    C’est un film sur le film. Un film qui raconte un autre film inachevé, maudit, génial. Il y a un viaduc avec un train à vapeur qui siffle et qui hurle. Il y a un lac artificiel dont on sait qu’il va mourir. Il y a des techniciens qui racontent incroyablement bien les chemins de création de la pellicule. Il y a la peur et l’angoisse dans le visage de Reggiani. Et puis, il y a Romy Schneider. Rien que pour elle, il faut aller voir. Pour elle et pour Clouzot. Pour le cinéma.

    En 1964, Henri-Georges Clouzot a 57 ans. Et déjà, derrière lui, « Le Corbeau » (1943), « Quai des Orfèvres » (1947), « Le Salaire de la peur » (1953). Il veut faire un film sur la jalousie, « L’Enfer ». Dans le rôle du jaloux, Reggiani, le mari. Dans le rôle de sa femme, Romy Schneider, lumière née de la lumière, 26 ans au moment du tournage. A priori, scénario banal, vieux comme le monde. Un type de la Columbia vient visionner les essais, il est tellement séduit qu’il décrète « Crédit illimité ! ». C’est peut-être ce qui perdra le film, ce qui perdra Clouzot.

    Un malade, Henri-Georges. Perfectionniste absolu. Rien au hasard, pas un micron de pellicule. L’équipe de tournage s’installe en juillet 1964 dans le Cantal, à l’Hôtel du Lac, sous le viaduc de Garabit, où passe le train, celui qui hurle. Il y a Romy, il y a Reggiani, il y a 150 techniciens. Et puis, il y a le fou, Clouzot. L’insomniaque, qui réveille ses gens à deux heures du matin, parce qu’il a soudain une idée. Qui fait courir Reggiani jusqu’à l’expectorer. Qui change d’idée trois fois par jour. Et très vite, plus personne ne comprend où il va. Et très vite, commence l’Enfer. Celui du tournage. Les comédiens deviennent fous, les techniciens aussi. Reggiani et Clouzot se haïssent. Reggiani finira par claquer la porte, « rien à foutre du procès » pour contrat cassé, Henri-Georges fera une crise cardiaque quelques jours après, jamais le film ne paraîtra.

    Alors, quoi ? On voit quoi dans le documentaire « L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot », de Serge Bromberg, qui vient de sortir ? D’abord, on voit Romy, ressuscitée des rushes, belle à en crever, elle bouffe l’écran. Elle fait du ski nautique sur le lac artificiel, se pavane sur la terrasse de l’Hôtel du Lac, se laisse approcher par un bellâtre qui torréfie Reggiani de jalousie. Les scènes de l’histoire, en noir blanc. Celles de fantasmes du jaloux, en couleurs. Effets spéciaux qui coûtent des fortunes : l’Américain a été clair : « Crédit illimité ». Alors, Clouzot, au demeurant l’un des plus puissants génies du cinéma, en profite pour se livrer à un peu de recherche. La Nouvelle Vague est dans l’air. Lui, Clouzot, s’en fout. Il ne crée pas sous étiquette. Il fait du Clouzot.

    Le film de Bromberg, donc, montre le film de Clouzot. Enfin ce qui en reste, quelques chutes. Sublimes. Et puis, il nous raconte l’histoire du chantier. Avec d’exceptionnels techniciens qui ont survécu, comme l’assistant opérateur William Lubtanchsky. Ou le grand cinéaste franco-grec Constantin Costa-Gavras, qui nous replonge dans l’effervescence de ce cinéma français des années soixante, première partie. Et cette partie documentaire, où des professionnels (enfin !) parlent de leur art, est la plus saisissante du film.

    Un film sur la jalousie. Sur l’angoisse de création. Sur la tyrannie du créateur. Très accessoirement, la machine à folie dans le cerveau de Serge. Comme si le corps même de l’histoire s’évaporait pour laisser place à l’histoire de l’histoire, celle qui tourne en boucle, jamais ne s’arrête. Cela porte un nom, en effet : cela s’appelle l’Enfer.

     

    Pascal Décaillet

     

     

     

  • Pleins et déliés

     

    Notes de lecture - Tribune de Genève - Jeudi 24.12.09

     

    Dieu qu’elle est vive et chaude, l’écriture de Chessex, celle qui surgit de sa main. Souple, soignée, légèrement penchée à droite, plus pleine que déliée, espacée, lisible. Six mots par ligne, un blanc par paragraphe : c’est écrit pour être lu.

    Lu, par qui ? Par Michel Moret, l’infatigable éditeur de l’Aire, à qui elles furent adressées, et qui a l’heureuse idée des les publier ? Ou plutôt, lues par nous, le public, à qui, de l’aveu même de Moret, elles furent aussi, et par-dessus l’épaule de la mort, destinées.

    En tout cas, les voilà. Géniale idée de les avoir reproduites à l’état brut. Poème né dans le TGV. Fragments de quotidien, où la banalité côtoie le feu des Exercices spirituels. Toute sa vie, Chessex a, littéralement, tenu la plume : il aurait écrit des dizaines de milliers de lettres au seul Jérôme Garcin.

    Aux élèves, il faudrait beaucoup plus montrer les textes dans la nudité du manuscrit. Ca n’est pas rien, écrire à la main. C’est un choix. Ca n’est pas rien, la plume sur le papier. De l’Imitation de Jésus-Christ à la Cité de Dieu, Chessex nous pose, à l’état brut, la question spirituelle. A l’évidence, elle le hante. Ca n’est pas rien, ces quelques lettres. Pour notre esprit. Et pour le pur plaisir de l’œil.

     

    Pascal Décaillet

     

    *** Jacques Chessex – Une vie nouvelle – Lettres à Michel Moret – L’Aire, décembre 2009.

     

     

  • Serions-nous devenus des porcs de hasard ?

     

    Chronique pour le Giornale del Popolo - 23.12.09

     

    Des mirages de Libye à l’évaporation du secret bancaire, des colères de Monsieur Woerth, le ministre français du budget, à celles des Allemands, des Italiens, ou même des Yankees, en passant par l’une des présidences de la Confédération les plus évanescentes depuis des lustres, 2009 apparaît, disons au moins en première lecture, comme l’annus horribilis des trente ou quarante dernières années. Année sombre. Année à oublier. Une sorte de « Dies irae », multiplié par 365. Qu’aurions-nous fait, nous les Suisses, pour mériter cela ? A quel dieu vengeur aurions-nous oublié d’adresser nos offrandes ? Aurions-nous marché impoliment sur le pied délicat de la Providence ? Serions-nous fatigués de vivre notre destin national ? Grippés, comme des porcs de hasard ? Désignés par la vindicte céleste ?

     

    Bien sûr, on nous dira, en cette opulence de Fêtes, que le pays ne va pas si mal. Les indicateurs économiques commencent à faire frissonner la timidité d’une reprise, la consommation n’est pas en reste, les Suisses ne sont pas au bord du suicide, nos skieuses pulvérisent les records, Simon Amman saute plus loin que son ombre, Vancouver nous ouvre les bras, le réchauffement de la planète n’a pas encore fait fondre nos espoirs de nous aimer et de nous séduire mutuellement, bref, comme le chantait Charles Trenet, « C’est la vie qui va ! ». Et elle ne va pas si mal, au fond. Allez, quoi, ressaisissons-nous, ré-empoigons la fureur de vivre, nous n’allons tout de même pas nous laisser dicter nos états d’âme par quelque improbable campeur, surgi des profondeurs désertiques de la Cyrénaïque ou de la Tripolitaine. Vous n’avez jamais été traversé par l’idée que tout cela ne serait qu’un mauvais rêve ? L’heure sonnerait, et d’un coup, adieu prince du désert, adieu listes noires, adieu espions italiens, adieu comptes cachés, adieu les chérubines impuissances de Monsieur Merz. L’heure sonnerait, et la vie reprendrait, la vraie, celle qui fleure le désir. La vie, quoi.

     

    Donc, nous ne serions plus que des porcs malades. Des pourceaux, dans la fange. On nous jetterait des perles, on nous jetterait des sorts. Nous ne serions plus que les animaux domestiques de notre destin. Nous n’aurions plus ni compagnons de voyage, ni espoir de retour. Il nous faudrait oublier la Suisse comme d’autres ont oublié Ithaque. Et même pas l’ombre d’un minaret pour échapper aux feux de la vengeance : nous les avons, nous-mêmes, interdits ! Nous serions donc là, seuls. Seuls avec nous-mêmes. Seuls avec notre viscérale méfiance de l’étranger. Seuls, désertés par ce qui fut notre fierté. Seuls, comme Monsieur Merz, lorsqu’il doit prendre une décision. Seuls, au milieu des comptes cachés des autres, les mêmes peut-être qui nous vilipendent. Imaginez ce rêve : le compte de Monsieur Woerth, le compte de Monsieur Steinbrück, le compte du chef des douanes italiennes, le compte du Pape. Nous ne serions plus, nous les Suisses, que les concierges de la cupidité du monde. Des porcs de hasard, qu’on veut bien tolérer, en attendant le destin de tout porc qui se respecte : l’équarrissage.

     

    C’est une optique, au fond : on sous-estime les secrètes délices de la condition porcine. Elle mène à la saignée, c’est vrai, mais sur un long chemin d’engraissement qui peut être vécu, avec un peu d’optimisme, comme une intéressante logique de vie. Le porc est omnivore : nulle nourriture ne lui est étrangère. De tout, du régal comme de l’immondice, il s’enrichit. C’est peut-être cela, la Suisse : point d’équilibre entre l’auge et le palais, grise platitude et élan bleuté des sommets. L’aigreur du cauchemar et ce qu’il est convenu d’appeler, dans la chanson, le « brillant réveil ».

     

    A tous, excellente année 2010. Elle ne pourra, assurément, qu’être meilleure.

     

    Pascal Décaillet