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Liberté - Page 1200

  • Au coeur du monde, la lecture

     

    Je poursuis ici ma série d'entretiens avec le jeune écrivain Grégoire Barbey. Nous évoquons la passion du livre, celle qui nous fonde et nous constitue. Mercredi 11.07.12 - 15.16h



    PaD - Lire, lire, et lire. Je crois au fond n'avoir jamais éprouvé d'autre passion. Lorsque s'annonce, comme ces jours, le cœur brûlant de l'été, c'est vers les livres que je me tourne. Celui que je viens de terminer date de 1909. Il s'appelle "La porte étroite". L'auteur, André Gide. Une œuvre d'exception, servie par l'un des styles les plus purs de la littérature française. Avez-vous, aussi, la fureur des livres?



    GB - Oui, je partage votre passion. Et plutôt deux fois qu'une ! Depuis tout jeune, j'aime lire. Je me rappelle qu'à dix ans, nous lisions « Un sac de billes » de Joseph Joffo. Ce fut pour moi une rencontre bouleversante. Dans le temps imparti de notre lecture, j'avais terminé les deux ouvrages que comprenait son auto-biographie alors que nous n'en devions lire qu'un. Quels sont vos thèmes de prédilection, Pascal ?



    PaD - Oh, les thèmes, il y en a tant, dont certains m'accompagnent depuis le milieu des années soixante. Ce qui me bouleverse, c'est l'intimité d'une surprise. Toute ma jeunesse n'aura été que petites librairies, bibliothèque municipale, puis celle de l'Uni. Brocantes, aussi, surtout en France. Le choix par l'instinct, et l'instinct seul. Surtout ne pas lire le bouquin que le prof vous recommande. Mais quarante autres, imprévus, à la place. Contre-courant. Chemin de traverse. Liberté.



    GB - Je suis entièrement d'accord avec votre impératif. Pour ma part, mes lectures sont éclectiques, avec malgré tout une préférence pour la philosophie. J'apprécie particulièrement le monde des idées, et c'est par ce biais que je me suis construit, tout au long de ma vie, malgré des événements souvent difficiles à supporter. Aujourd'hui, je crois, tout comme vous, que la lecture m'a été vitale. Et elle le sera, j'en suis sûr, jusqu'aux derniers instants.



    PaD - Ce que nous avons en commun, c'est ce pronostic vital de la lecture. Je sais exactement où j'étais, en Valais, et quel temps il faisait, lorsque enfant j'ai attaqué la première page du Grand Meaulnes. Je sais de quoi le Rousseau des Confessions m'a sauvé à vingt ans. La mémoire de ces milliers de livres est, au premier chef, celle de ma vie. Ils ne tapissent pas mon existence, ils la fondent. Ils ne la décorent pas (je hais l'idée de lire pour se distraire), ils la constituent.



    GB
    - Moi, c'est la lecture de « l'éloge de la faiblesse » d'Alexandre Jollien, à mes dix-huit ans, qui m'a véritablement transformé. Je reste toujours incroyablement surpris de ces émotions, de ces grandeurs et de cette force qu'un ouvrage, même court, peut transmettre à qui le lit. C'est, pour moi, l'une des plus belles richesses de l'humanité. Ce savoir, transmissible à qui s'en donne les moyens. Le rêve.



    PaD
    - Je lirai Jollien. Puissamment volcanique, autrement que les appareils les plus modernes, est l'imprévisible transmission d'énergie entre un tout petit objet de papier, qui tient dans la poche d'une veste, et cette boule en fusion de nerfs, de mémoire, de projections et de désirs qu'on appelle un lecteur. Dans l'intimité de cette rencontre-là gît le miracle. Sortir un livre d'un rayon, c'est réveiller le bois dormant. Celui du livre. Celui du lecteur. Un baiser au lépreux.



    GB - Cette fascination, je la ressens également. Depuis ma tendre enfance, je vis avec l'ambition d'écrire un livre. Mon goût pour l'écriture est né de cette merveilleuse rencontre, et j'espère un jour pouvoir partager ma passion avec d'autres, leur transmettre cette flamme pour la littérature, tout en leur apportant quelque chose qu'ils n'auraient pu trouver ailleurs. Un récit, une vision, et une âme. La vie, en somme.



    PaD - Il y a l'intimité du livre avec le lecteur. Moins sublime, mais douce comme un miroir de reconnaissance, il y a la complicité de ceux qui ont lu le même livre. Ou quelques dizaines, ou centaines. Ce réseau d'initiés-là, je dis oui, je signe ! Parce que macérés de mêmes matrices, c'est la part d'humanité commune, de l'un à l'autre, qui s'étend. Ainsi, vous et moi sommes très différents, ce qui est du reste fort bon (en quoi faudrait-il se ressembler ?). Mais la passion partagée des livres nous esquisse un langage commun. Au final, nous rapproche.



    GB - C'est exactement ce qui me passionne dans l'écriture et la littérature. C'est cette capacité fédératrice. Quand bien même nous pensons différemment, nous sommes unis par des lectures communes, un terreau propice à la naissance d'idées novatrices, de grands projets. Ce que j'aime, à travers les livres, c'est que je me sens en profond contact avec l'ensemble de l'humanité !



    GB + PaD

     

  • Au milieu du chemin, Gide

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    Notes de lecture - Mardi 10.07.12 - 19.28h

     

    À quoi tient le miracle d'un récit ? Pourquoi « La porte étroite », publiée en 1909 par André Gide, vient-elle d'arracher mon ardeur, une fois de plus, comme d'ailleurs, toute ma vie, l'œuvre entière de ce narrateur d'exception ? Réponse : pour sa petite musique. Précision des syllabes. Cristallin de chaque phrase. Courte, indépendante, peu de virgules, quelques tirets, reprendre la respiration. Pas un mot de trop. Juste le découpé qu'il faut pour le dessein de celui qui entreprend de raconter : faire voir, laisser entendre, instiller la fragrance d'un jardin, le volume d'un bosquet. Cela s'appelle un style. Celui d'un auteur de génie en sa quarantième année, presque au milieu de son existence. Le milieu du chemin.

     

    Il faut toujours attaquer un récit par lui-même. Laisser faire les mots. D'autres, plus savants, placeront « La porte étroite », comme l'un des éléments de l'œuvre d'une vie, assurément un écho de « L'immoraliste », mais tant de résonances, autres, insoupçonnées, des écrits de prime jeunesse aux dernières lignes de la Correspondance et du Journal, bien sûr. Gide, comme tant de grands, n'aura peut-être, au fond, écrit qu'un livre, celui qui tourne autour de lui et pourtant lui échappe, à mille lieues de l'autobiographie que croit toujours déceler le lecteur facile, celui des repères chronologiques et des grilles d'interprétation toutes faites.

     

    « La porte étroite » est le récit d'un amour fou, total, impossible, celui de Jérôme, le narrateur, pour sa cousine Alissa, qui feint (ou ne feint pas) de lui préférer Dieu. Pas le moindre des rivaux, tout au moins dans l'ordre terrestre ! Alors quoi, du Claudel ? Le styliste qui se gausserait de ce puissant rival avec lequel il n'est pas encore brouillé ? Non ! Du Gide ! Et dès la première ligne. Simplicité qui n'appartient qu'à lui, temps concordés, et jusqu'à l'usage parfaitement dosé, là où il le faut et sans plus, de l'imparfait du subjonctif. Jamais ce dernier n'exclut le lecteur : il a pour seule fonction, comme dans le jeu des orgues ou de certains accordéons perfectionnés, de jouer sur la fuite des temps, la fugue des modes. Un style.

     

    Je ne vous raconterai pas l'histoire, ni la citation initiale de l'Evangile de Luc, ni la profondeur de la référence protestante (il y a évidemment un pasteur, imprégné d'Ecriture), ni ce trajet mystique d'Alissa qui la conduit au pire. C'est un récit sur l'attente, avec des lettres de feu, celles de Jérôme et d'Alissa, jamais plus justes que lorsqu'ils correspondent, plus maladroits que dans la présence réelle, comme si la vraie vie était gauche, et droite l'écriture. Et, à la fin, le Journal d'Alissa, qui serait porteur (l'est-il ?) de l'éclairage suprême.

     

    À vrai dire, un livre du dix-neuvième siècle. En apparence du moins, disons pour celui qui se refuserait à en goûter la très vaste dimension d'ironie, cardinale vertu de l'auteur des Nourritures terrestres. Mais attention : ironie n'est pas moquerie, ni même réelle distance. Juste inflexion, dièse ou bémol, là où il le faut, pour échapper à la fatalité d'une clef de départ. En cela, Gide n'est pas claudélien. Et d'ailleurs Claudel, non plus, n'est pas celui qu'on croit, je veux dire l'éternel mystique du pilier de Notre-Dame. Gide est tellement joueur, oui au sens de l'organiste. A chaque chapitre, parfois à chaque phrase, vous croyez le ton donné, et voilà qu'infléchi, il vous échappe déjà.

     

    Comme Alissa, sans doute, semble échapper à Jérôme. Pour aller, dit-elle, vers Dieu. Mais c'est une autre affaire. Ou peut-être l'affaire elle-même. Je n'en sais rien. Il faut lire Gide, à haute voix. En pesant les virgules. Et en laissant juste s'évaporer la petite musique. Comme dans la nuit.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • L'avis du Conseil fédéral. Bof !

     

    Chronique publiée dans le Nouvelliste - Vendredi 06.07.12



    Ce mercredi 4 juillet, le Conseil fédéral a recommandé de rejeter sans contreprojet l'initiative de l'UDC dite « contre l'immigration de masse ». C'est bien : le gouvernement de ce pays a bien le droit de donner son avis. Mais, si j'ose me montrer quelque peu impoli envers cette éminente instance, j'ai juste envie de dire que son opinion sur une initiative populaire, c'est intéressant dans le dossier, sans plus. En un peu moins poli encore : la prise de position du Conseil fédéral, on s'en fout.

    Pourquoi ? Eh bien tout simplement parce qu'une initiative, et c'est là le miracle de notre système suisse, n'est pas l'affaire du Conseil fédéral. Ni celle du Parlement. Je ne parle pas ici des questions d'invalidation, mais bien du fond. Une initiative, c'est une affaire du peuple avec le peuple. Le défi d'une poignée d'hommes et de femmes au début, de plus en plus nombreux lors de la phase de récolte de signatures, face au souverain ultime, qu'on appelle « le peuple », le suffrage universel. Ça passe ou ça casse. On peut rater la récolte de signatures (le PLR en sait quelque chose avec son texte sur la bureaucratie), rater la validation, et surtout échouer, un certain dimanche, devant le peuple. La prise de risques est immense, il est des baffes dominicales dont on ne se relève pas. Il est, au contraire, des triomphes qui vous font entrer dans l'Histoire, exemple Franz Weber, pardonnez-moi de citer ce nom dans ces colonnes.

    Alors oui, j'ai toujours trouvé qu'on attachait beaucoup trop d'importance à l'avis du Conseil fédéral. Voilà une instance qui dispose déjà du pouvoir suprême. Elle tient les rênes de l'exécutif, dirige l'administration, édicte des messages à l'attention du Parlement, bref gouverne. L'idée même de l'initiative, encore plus que du référendum, est justement de faire agir, dans le pays profond, des leviers politiques hors de ce cénacle-là. Hors de ce jeu de miroirs, dans la molasse du Palais fédéral, entre exécutif et législatif, 253 personnes en tout. Justement pour corriger leurs erreurs. Sanctionner leurs errances. Leur ouvrir les yeux sur des réalités telluriques que, de leurs altitudes, ils auraient oubliées.

    Nous sommes là dans un mécanisme correctif, l'un des meilleurs du monde, que d'aucuns, à commencer par nos amis français, nous envient. Alors oui, que le Conseil fédéral donne son avis, aucun problème, mais sans plus. Cet avis n'a pas plus d'importance que celui de sept citoyens sur environ quatre millions que compte notre corps électoral. Il n'y a donc pas lieu, cet avis, de le sanctifier. A moins, bien sûr, de faire partie de cette caste politico-médiatique qui gravite autour du pouvoir en place, tellement qu'elle s'en trouve satellisée. En résumé, le jour où vous voterez sur ce texte, n'écoutez que votre intime conviction. Votez oui, votez non. Mais ne le faites pas en fonction de l'avis du Conseil fédéral.



    Pascal Décaillet