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Liberté - Page 1196

  • La Suisse, fille du feu au parfum de silex

     

    Fragments d'un discours sur le pays - Lundi 30.07.12 - 14.55h

     

    Citoyen suisse, né suisse, descendant de Suisses aussi loin que puisse porter mon regard généalogique, en tout cas jusqu'en 1815 (auparavant, mes ancêtres étaient simplement Valaisans), j'aime ce pays. J'y ai accompli, et même plus que d'usage, mes devoirs de citoyen, ne me suis jamais dérobé à nulle votation ni élection, ai entrepris toutes choses pour promouvoir le débat politique dans ce pays. Et pourtant, je n'ai jamais été un grand adepte de la fête nationale du 1er août.

     

    Elle touche pourtant, je le sais, un très grand nombre de mes compatriotes dans leur cœur, par l'indicible réchauffement de ces feux nocturnes, je respecte totalement leur attachement, lui reconnais même quelque chose de beau, surgi de l'intime, populaire et spontané.  Nulle instance centrale, en Suisse, ne nous contraint, après tout, à ces rites de nuit et de lumière, ils viennent d'en bas, de partout. Ils jaillissent des communes, des communautés, « Gemeinschaften », comme un appel à ce qui nous ressemble, nous rassemble.

     

    Mais je n'aime pas trop la mythologie historique du 1er août. Ni cette surexposition de la fin du treizième siècle - au détriment des événements capitaux de 1798 et 1848, sur lesquels j'ai tant travaillé à la RSR, et qui, eux, sont fondateurs de la Suisse moderne. Qu'on ait bâti sur des mythes ne me gêne pas en soi. Après tout, la prise de la Bastille a, elle aussi, été revisitée par les historiens comme un épisode plutôt mineur dans l'enchaînement d'événements qui fondent la Révolution française. Et les mythes, comme l'a remarquablement montré Anne-Marie Thiesse ( « La création des identités nationales, Seuil, l'Univers historique, 1999 ») jouent dans l'imaginaire commun un rôle de premier plan, infiniment supérieur aux puissantes exégèses de la raison dialectique.

     

    C'est pourquoi les passionnés, comme moi, des événements politiques suisses du dix-neuvième siècle n'ont jamais réussi à remplacer le mythique, mais magnifique 1er août, par une date autrement pertinente, le 12 septembre 1848. Pertinente, mais hélas inconnue, impopulaire, lointaine. À coup sûr, s'il fallait voter, les partisans du 12 septembre (la première Constitution fédérale, votée par la Diète) seraient écrasés par ceux du 1er août. Et d'ailleurs moi aussi, finalement, je voterais pour août ! Par une sorte de choix de l'instinct contre la froideur de la raison démonstrative. Le lumignon, contre les Lumières.

     

    Pourquoi ? Mais parce que les meilleurs pères de la nation, ces prodigieux radicaux de 1848, à qui nous devons tant, ne pourront jamais grand chose contre la puissance de l'instinct ni celle de l'émotion. Barrès pour la France, Gonzague de Reynold pour la Suisse, parmi quelques autres, l'ont évoqué. Ne parlons pas de l'éblouissante littérature italienne autour du Risorgimento, ni du Sturm und Drang allemand : oui, l'attachement national (qui, d'ailleurs, ne signifie en rien le rejet de l'autre, ni du voisin, ni de l'étranger) a inspiré d'éblouissantes plumes. Que d'aucuns, aujourd'hui, se refusent à les lire, n'abolit pour autant ni leur fonction historique, ni leur valeur littéraire, à moins qu'on entende les brûler, tiens, dans un feu du 1er août, par exemple ! La cérémonie ne manquerait pas d'attrait, et on pourrait citer Heine, « Dort wo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen ».

     

    Dix-neuf billets sur vingt, à peu près, nous rappellent ces jours que la Suisse est métissée et doit se montrer ouverte aux étrangers. Eh bien ils ont raison, pardi. Et ce qu'a déclaré Antonio Hodgers, dans le Matin dimanche d'hier, me convient très bien. Mais enfin, à observer un peu ce pays, il ne me semble pas, en comparaison internationale (à commencer par nos voisins immédiats) qu'il soit le moins ouvert ni le moins accueillant. Ni le moins multiple dans les strates complexes de sa composition interne. Ni celui qui, dans son Histoire, ait le plus farouchement pourchassé la différence. Ni persécuté l'altérité.

     

    Attention, donc, à l'excès d'auto-fustigation. Il est, au fond, tout aussi prétentieux de se proclamer les pires, que les meilleurs. La Suisse, au cœur du continent, est un petit pays aux équilibres fragiles, rien n'assure qu'elle soit là pour l'éternité (comme aucune nation d'ailleurs), rien ne la préserve du malheur, ni du démembrement, ni de la rupture des solidarités internes. À chaque génération de se battre. Rien n'est acquis, rien n'est perdu.

     

    Je dirai enfin un mot des paysages. Ceux de la Suisse me bouleversent. Parmi d'autres (Provence, Toscane, Cévennes). Mais en très haute position. Et cet attachement se trouve être celui d'un très grand nombre de mes compatriotes. En lisant le très bel ouvrage de Rémi Mogenet sur la littérature en pays savoyard, j'ai écouté vibrer en moi cette dimension affective du pays. Cette part d'instinct arraché à la terre n'a rien d'ancestral, ni d'archaïque, ni de démodé. Le succès de l'initiative des Alpes (1994), de celle autour des marais de Rothenthurm (1987), évidemment aussi celle de Franz Weber (2012) montre l'attachement des Suisses à leur patrimoine naturel. C'est une valeur constitutive de notre pays. En parcourant, hier dimanche, le bisse de Clavaux, entre la cistercienne fierté des murettes et la géométrique précision des plans de vignes, entre le parfum du silex et le goût de soufre, toute vue plongeante sur les vertes eaux du fleuve, je me suis dit que j'errais au cœur d'un patrimoine universel. Particulier, donc planétaire.

     

    À tous, je souhaite, avec un peu d'avance, une excellente fête nationale.

     

     

    Pascal Décaillet

     

  • La noirceur de la terre et la beauté du ciel

     

     

    Suite de mes entretiens avec le jeune écrivain Grégoire Barbey. Sur la nécessité d'une armée, nous sommes en désaccord. - Vendredi 20.07.12 - 19.24h.

     

     

    GB - L'armée. Vous semblez y tenir. Pourquoi diable ? Je pense sincèrement que le monde se porterait mieux sans.


    PaD - Dans l'idéal, sans doute. Mais justement, nous ne vivons pas dans un monde idéal ! Mais conditionné, de toute éternité, par des rapports de force. Chaque nation a le droit, et même le devoir, d'assurer sa sécurité. Ça n'est pas très plaisant, je sais, de parler d'armée, encore moins plaisant d'y aller. Mais le monde est fait de réalités. Ma vision de l'Histoire, pragmatique si ce n'est pessimiste, m'amène à voir les humains comme ils sont. Pas comme ils devraient être.

     

    GB - Pourquoi ce pessimisme ? Vous pouvez à la fois les voir comme ils sont, de façon rationnelle, tout en imaginant ce qu'ils pourraient être. N'est-ce pas en ayant des rêves, même fantasques, que se sont bâties des grandes civilisations ? Je n'aime pas le pessimisme, c'est une maladie de l'âme.

     

    PaD - L'être humain est traversé de forces noires : appétit de domination, voire d'asservissement de l'autre. J'aurais beaucoup de plaisir, moi aussi, à un monde délivré de ces pesanteurs-là, mais hélas c'est un monde idéal. Et les mondes idéaux ne m'intéressent pas. Toutes mes lectures historiques, de Thucydide à Raymond Aron, en passant par Tocqueville, m'invitent à considérer les choses telles qu'elles sont, et non telles qu'elles devraient être.

     

    GB - Mais les comportements humains ne sont pas immuables. À travers les Âges, nos ancêtres ont changé. Certains rapports, en effet, persistent. Je crois néanmoins à la capacité que possède l'être humain de se dépasser. Cela met du temps. La guerre, un jour peut-être, paraîtra bien futile aux yeux de nos générations futures. Et ils en riront, qui sait !

     

    PaD - Possible, mais pas pour l'heure. Je ne trouve personnellement l'être humain de 2012 en rien supérieur, ni moins dominateur en puissance, que l'être humain de l'Antiquité ou des guerres de la Révolution. La noirceur, immuable, demeure. Latente.

     

    GB - C'est possible. Peut-être est-ce une culture, cette virilité barbare dont certains s'en font les chantres, qui tend à orienter nos rapports vers la domination, la suprématie et la soumission. Mais nous ne sommes pas tous des Marquis de Sade en puissance, tout de même ! Un peu d'optimisme, je ne suis pas idéaliste, les rêves m'ont été enlevés très jeune, cependant je crois à la faculté que nous avons toutes et tous de nous améliorer. Pas vous ?

     

    PaD - Non. Je crois que l'être humain est exactement le même, au fond, depuis la nuit des temps. Et les communautés humaines (qui viennent de la terre, sont multiples et rivales) chercheront toujours, par des moyens divers (pas nécessairement militaires) à défendre leurs intérêts. Je ne crois absolument pas à la dimension mondiale, planétaire de l'humanité. C'est un peu rude à dire comme ça, je sais, mais je n'y crois pas.

     

    GB - Vous avez pourtant lu Rousseau. Dans son Discours sur les origines et le fondement de l'inégalité parmi les hommes, il postule que tout a commencé par le concept de propriété privée. Et pourquoi pas, après tout ? Finalement, nous l'ignorons. J'aimais bien cette idée.

     

    PaD - « Le premier qui, ayant enclos un terrain... » : admirable préambule ! Rousseau est un immense écrivain. Comme philosophe, je ne puis le suivre. Il avait pourtant, dans son enfance, lu Plutarque avec son père (nous dit-il au début des Confessions). Plutarque ! Exceptionnel peintre des ambitions humaines. Noir. Et réaliste.

     

    GB - Exactement ! Je me souviens de cette phrase. Comme philosophe, il me plaît et me fascine. En écrivain, je n'ai pas encore pu lire ses Confessions. Cela viendra, car vous y faites souvent référence, et ma curiosité est piquée à vif. En outre, j'espère que je ne cesserai jamais de croire en la possibilité qu'ont les êtres humains de changer. Sinon, ce serait la mort du cœur.

     

    PaD - De grâce, que vivent les cœurs ! Le chemin de vie n'est pas si long, profitons-en ! J'espère ne pas vous avoir trop déprimé avec mon pessimisme politique. Pour vous rassurer : il est aussi littéraire ! Nous en reparlerons. En attendant, oubliez un peu la noirceur de la terre. L'appel du ciel, surtout l'été, nous y invite. Excellente soirée.

     

    GB + PaD

     

  • L'armée française est magnifique. Et la nôtre ?

     

    Chronique publiée dans le Nouvelliste - Vendredi 20.07.12



    Une armée impeccable, sans rien en elle qui suinte l'arrogance, non, juste une armée au service de la nation. C'est le sentiment que m'a donné le défilé du 14 Juillet, devant François Hollande et le gouvernement de Jean-Marc Ayrault. J'ai pensé à la France, son admirable Histoire, ses éclatantes victoires sur les champs de bataille, mais aussi la profondeur désespérée de ses défaites (mai-juin 1940), cette France « oscillant sans cesse de la grandeur au déclin » (Charles de Gaulle, Mémoires de Guerre). Et puis, j'ai aussi pensé à mon pays, la Suisse, pour lequel j'ai tout de même fait, dans ma jeunesse, quelque 500 jours d'armée. Et je me suis demandé pourquoi notre voisin donnait l'impression d'un rapport plus simple que le nôtre avec ses forces armées, quelque chose de décomplexé, dont nous sommes loin.



    C'est tout de même paradoxal : la Suisse, nous sommes tous d'accord, se porte mieux que la France. Economiquement, financièrement, et même politiquement, grâce à une démocratie directe et un fédéralisme que beaucoup (à commencer par nombre de Français !) nous envient. Nous sommes, globalement, un peuple plus heureux (pour reprendre Denis de Rougemont), avons infiniment moins souffert de la guerre, n'avons pas eu à vivre l'humiliation d'une défaite (1940), d'une occupation, ni les tourments moraux des guerres coloniales. Pourtant, nous avons avec notre armée un problème que la France semble ne pas entretenir.



    Retour sur les Champs. Vous les avez vus, ces uniformes ? Ça vous a quand même une autre gueule que la bonne vieille tenue de sortie, ou de combat, de l'armée suisse. Des spahis à la Légion, des démineurs aux troupes de santé, des pompiers aux gendarmes, des zouaves aux légendaires régiments d'infanterie (dont certains datent de l'Ancien Régime), voilà des militaires, hommes et femmes, fiers de ce qu'ils sont. De la tenue, mais aucune arrogance, aucune posture dominatrice. Au contraire : tout est mis en scène pour mettre en évidence la primauté du pouvoir civil. L'armée française est un outil de la politique nationale, en aucun cas un but en soi. Et la population, qui applaudit, l'entend comme cela.



    L'armée suisse aussi, me direz-vous ! Mais alors, pourquoi cela se voit-il moins ? Pourquoi avons-nous toujours tant d'états d'âme face à notre chose militaire ? Pourquoi rechignons-nous à les montrer, nos régiments, dont certains sont pourtant admirables ? Il y a, bien sûr, l'aspect toujours obligatoire (contrairement à la France, depuis Chirac) de la conscription suisse. Mais cela n'explique pas tout. Nous avons un problème avec notre armée, pourtant bien meilleure, me semble-t-il, que celle de mon époque, avec ses colonels-banquiers qui semblaient davantage tenir au maintien de l'ordre social qu'à la défense du pays. Aurions-nous honte, petit pays fragile, de nos forces de sécurité ? Et si oui, pourquoi diable, je vous prie ?



    Pascal Décaillet