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Sur le vif - Page 86

  • Ludwig, le passage de la Comète

     
    Sur le vif - Samedi 27.05.23 - 16.24h
     
     
    Depuis plus d'un demi-siècle, je me pose une question : comment le moment Beethoven a-t-il été possible ? Comment, entre 1770 et 1827, un homme a-t-il été à ce point capable non seulement de composer les chefs-d’œuvre que nous connaissons, mais d'évoluer à ce point, sans la moindre faille ni le moindre relâchement, d'une partition à l'autre ?
     
    De Beethoven, depuis la fin de l'enfance (je me souviens parfaitement de l'Année du 200ème, 1970), je me dis (et mon constat n'a rien d'original, il est celui de tous) : "Cet homme-là est un chemin, il est l'homme en mouvement, il est celui qui ne se retourne jamais, il progresse, il se modifie, il est la métamorphose permanente".
     
    Sur lui, tout a été dit. La Révolution musicale à lui tout-seul, l'influence de Mozart dans les premiers concertos (n'oublions pas Haydn, et deux ou trois autres, très précis), et les derniers Quatuors, 35 ans plus tard, juste avant sa mort, qui préfigurent les créations les plus audacieuses du vingtième siècle ! Entre ces deux repères, l'éternité du monde.
     
    Ce qui, depuis l'enfance, m'époustoufle chez Beethoven, c'est évidemment le génie de sa musique. Mais je pourrais en dire autant de quelques autres, de Haendel à Bela Bartók, de Richard Strauss à Debussy, et tellement d'autres au fond. Mais ce qui me coupe le souffle, plus encore, c'est l'évolution interne de l'oeuvre, la rénovation constante du langage musical, jamais le moindre rappel d'une oeuvre antérieure. Il revient certes sur le Judas Macchabée de Haendel, et avec quel brio, mais c'est annoncé comme tel. Lui, il avance. Il ne fait pas de la musique, il bouleverse la musique elle-même, à chaque nouvelle oeuvre.
     
    En même temps, il perd l'ouïe, déjà très jeune, et puis ça s'accentue. La Neuvième, ou les derniers Quatuors, il est complètement sourd. L'Ode à la Joie, sur paroles de Schiller, le tube qui tire les larmes aux cinq continents de l'univers vivant, a été composée par un sourd.
     
    S'intéresser à Beethoven, c'est bien sûr se pénétrer, toute une vie, de chacune de ses oeuvres. Rien que les Sonates pour piano sont un monde vivant, cohérent, galactique. Mais ça doit aussi être autre chose : prendre la mesure, par l'écoute, de la fusion permanente que représente l'évolution de son style, cette exigence suprême de l'artiste qui refuse toute allusion parodique aux compositions antérieures, cette nécessité vitale du chemin, qui n'est pas sans rappeler la pulsion de vie du Pèlerin. Pourquoi croyez-vous que l'une des plus grandes oeuvres de Franz Liszt s'appelle "Les Années de Pèlerinage" ? Quel chemin, si ce n'est celui du style musical lui-même ? Le chemin de l'homme vers le son. Comme Heidegger, plus tard, nous invitera à cheminer vers le langage : "Unterwegs zur Sprache".
     
    Toute Histoire des Allemagnes est aussi l'Histoire de la langue allemande (Luther, Frères Grimm, Brecht), dans sa diversité dialectale, et l'Histoire, en profondeur, de la musique allemande. L'Histoire des instruments. L'Histoire des partitions. L'évolution des graphies, on pense bien sûr au travail immense de Jean-Sébastien Bach dans ce sens.
     
    Pourquoi Beethoven ? Pourquoi ce moment-là ? L'Europe est en effervescence, il a 19 ans lorsqu'éclate la Révolution française, il en a 36 lorsque s'effondre le Saint-Empire, 45 au Congrès de Vienne, 51 à la mort de Napoléon. Il lit Rousseau, Plutarque, il vénère Bonaparte puis s'en détourne, il est homme de son temps. Il affranchit la musique du mécénat de Cour, il vit de ses compositions. Il donne à chacun de nous, ses auditeurs, ses admirateurs, ses passionnés, une fantastique leçon de liberté. Il est l'homme du destin. L'homme qui chemine. Il ne s'arrête jamais. Il est, à lui-seul, le passage de la Comète.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • L'Allemagne en récession : la nouvelle la plus importante de l'année

     
    Sur le vif - Jeudi 25.05.23 - 13.00h
     
     
    L'Allemagne entre officiellement en récession. C'est la nouvelle du jour, et la nouvelle la plus importante de l'année, pour qui sait lire les mouvements tectoniques des structures lourdes, plutôt qu'aller chaque fois s'écraser, comme un éphémère, sur le premier appel de phares des sujets à la mode, sociétaux, anecdotiques, sans intérêt pour le destin collectif.
     
    L'Allemagne. Quatrième puissance économique du monde. Un destin époustouflant, depuis qu'il a été relancé, entre 1740 et 1786, par l'immense Frédéric II de Prusse, l'homme qui a relevé l'idée allemande en Europe, un siècle après la destruction totale de la Guerre de Trente Ans (1618-1648). Lire Simplicius Simplicissimus, de Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen (1668), un roman terrible, sous ses apparences picaresques. L'Année Zéro des Allemagnes, trois siècles avant 1945, et là, sans Plan Marshall pour aider à la reconstruction. Oui, la seconde partie du 17ème siècle allemand, et le début du 18ème encore, furent épouvantables, pourquoi les profs d'Histoire n'enseignent jamais cela ?
     
    L'Allemagne. Une vitalité économique, et Dieu merci encore industrielle, sans comparaison en Europe. Ces usines allemandes, il faut aller les voir, les visiter. Depuis la Révolution industrielle, elles ont fait l'Allemagne moderne, le charbon, l'acier, la houille, l'aluminium, la métallurgie, la chimie, l'industrie automobile.
     
    L'Allemagne. Notre premier partenaire commercial, depuis toujours. Quels que soient les régimes en Allemagne, la Suisse DOIT maintenir des relations étroites, il en va de sa propre survie.
     
    L'Allemagne, en récession. Depuis la République de Weimar, le mot terrorise les Allemands. Leurs grands-parents ont connu l'extrême pauvreté, voire la misère, c'était dans deux périodes bien précises comprises entre 1919 et 1933. La récession, l'inflation, sont des hantises pour l'inconscient collectif allemand.
     
    Bien sûr, nous n'en sommes pas là, de loin pas ! Mais je vous recommande à tous d'aller visiter les Allemagnes, je le fais moi-même tous les ans. Allez, par exemple, dans les Länder de l'ex-DDR, la Thuringe, la Saxe, la Saxe-Anhalt, le Brandebourg, le Mecklenburg-Vorpommern. Vous y découvrirez très vite, en plus de richesses culturelles incomparables, une réalité sociale infiniment plus modeste, pour l'écrasante majorité des habitants, que l'image d'opulence que nous avons de l'Allemagne. La récession, l'inflation, ce sont ces Allemands-là qui vont en souffrir le plus. Un jour ou l'autre, ce ne sera pas sans conséquences politiques.
     
    Ces strates-là de la population, il n'est pas certain que les dépenses colossales consenties par le pouvoir, sous pression américaine, pour soutenir un bellicisme importé de Washington, les enchantent particulièrement. Seulement, il ne faut pas en parler, c'est tabou. Tout ce qui touche au parapluie atlantiste est tabou. Tout ce qui touche au rôle des Américains, depuis 1945, sur sol allemand, est tabou.
     
    Mais les tabous, comme les humains, naissent, vivent, et un jour meurent. Il faut envisager ce qui leur succédera. Pour cela, fuir tout conformisme, surtout dans l'ordre de l'inféodation aux Américains. Et, nourris des profondeurs exceptionnelles de l'Histoire allemande, être capable mentalement d'imaginer d'autres scénarios, d'autres avenirs, pour ce pays fascinant sur le continent européen. Le pays de Luther et de Beethoven. Le pays de Brahms et de Wagner. Le pays de Brecht. Le pays de Thomas Mann. Le pays de la langue en fusion, dans sa diversité dialectale. Le pays où la puissance de la musique précède jusqu'à l'idée même de l'existence.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Le mécène, la masse, le dindon

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 24.05.23

     

    Un week-end, c’est le Marathon. L’autre week-end, c’est le Triathlon. L’autre encore, c’est le Feu Ô Lac. Un autre, c’est telle Fête des Fiertés. Un autre, c’est la Fête de la Musique. Un autre, c’est la Course de l’Escalade. Puis, le Cortège de l’Escalade. Un autre, c’est telle course à but caritatif. Sans compter le ballet des diplomates, les ultimes tentatives de discussions entre Joe et Vlad, et tant d’autres manifestations, populaires et sportives (ah, les abords de la route des Jeunes, ceinturés comme en état de siège, à l’occasion du moindre match important !), j’en oublie, elles sont légion, tout au long de l’année.

     

    Toutes ces réjouissances ont un point commun. Elles plaisent au public, donc sont réputées faire du bien au moral du grand nombre. C’est exactement pour cela que nos autorités, cantonales ou en Ville de Genève, les multiplient : du pain et des jeux. Plus on distrait le grand public avec des fêtes populaires, plus il trouvera les autorités formidables, des gens charmants, attentionnés, qui s’occupent de nos loisirs. Le jour venu, on pensera à les réélire. Pas belle, la vie ?

     

    Dans ce pacte entre les édiles et le bon peuple, on oublie juste, en passant, un petit détail : les dizaines de milliers de résidents genevois qui, désireux ou non de participer à la fête, se voient littéralement confisquer l’espace public au profit de la clientèle électorale escomptée par nos autorités organisatrices. Cet espace, pourtant, notamment les chaussées, qui les finance, sinon justement ces mêmes résidents genevois, ceux de la Ville par exemple, tondus à longueur d’année par les impôts, les taxes ? Parmi eux, des dizaines de milliers d’automobilistes, des familles modestes souvent, qui aimeraient bien, le week-end, pourvoir utiliser leur véhicule pour sortir de chez eux, ou y revenir, sans tomber systématiquement sur des kilomètres de bouchons, créés par la générosité du Prince à dépenser, pour des Fêtes, l’argent qui n’est pas le sien.

     

    Car c’est bien là le problème. Les édiles ne dépensent pas leur argent. Mais le nôtre. Celui des contribuables. Le Genevois de la Ville qui paye ses impôts, cantonaux et municipaux, et qui en plus paye les plaques du véhicule qu’il a le mauvais goût de posséder, celui-là, je vous le dis, est la pire des vaches à lait. Non seulement il paye, mais en plus les autorités multiplient les week-ends où on lui confisque littéralement ce pour quoi il sort ses deniers. Un pacte, oui, entre le Prince et la masse, sur le dos du bon vieux Genevois qui se lève le matin pour aller bosser, entretenir sa famille, fait partie des 64% de gens qui payent des impôts, ne bénéficie jamais de la moindre subvention. Et en plus se fait engueuler, les jours de fête, parce qu’il se permet de maugréer contre la fermeture quasi-totale du centre-ville aux véhicules !

     

    Un pacte, entre le mécène qui ne verse pas son argent, mais le nôtre, et le bon peuple qu’on distrait avec des spectacles. Il y a juste, dans l’histoire, un dindon de la farce. Vous me permettrez d’avoir une pensée pour lui.

     

    Pascal Décaillet