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Sur le vif - Page 80

  • Profiteurs du climat, la voie vous est ouverte !

     
    Sur le vif - Lundi 19.06.23 - 08.26h
     
     
    La "loi climat" (détestable expression : en français, on utilise des prépositions) est donc passée. Dont acte. Vous connaissez mon attachement viscéral à la démocratie directe.
     
    Mais je me pose, ce matin, les mêmes questions que lors de l'acceptation du CEVA, à Genève, en 2009. Tous ces milliards, à qui vont-ils profiter ?
     
    Pour le CEVA, je n'avais cessé d'agiter le sujet pendant la campagne. Une honte, cette campagne de 2009, univoque à vomir, à part l'UDC et le MCG : la Sainte Alliance du Bois, du Bâtiment, du Fric, pour les milieux affairistes, de la Candeur et de la Naïveté, côté gauche. Ca fait du monde. Ils avaient gagné.
     
    Le Bois, le Bâtiment, ça n'est pas moi qui vais combattre ce milieu : j'en suis issu, j'ai grandi dans les récits de chantiers, de délais, de soumissions. J'aimais ça. Mais là, dans la campagne CEVA, c'était la nausée, tellement on voyait le lien entre politiques et appétits financiers de certains milieux. À noter qu'ils ont méchamment déchanté : les nouvelles normes d'adjudications ont fait que nombres de travaux ont été attribués à des entreprises... étrangères.
     
    Pour les milliards du climat, on va droit vers la même saloperie. Ces milliards ne serviront absolument pas à "lutter pour le climat" (encourageons peut-être les Chinois, les Américains, à un petit effort). Non, ils iront droit dans la poche de quelques petits malins qui, sous prétexte de "finance durable" (expression foireuse, répétée à l'envi dans les cocktails, vide de sens), se réjouissent déjà de s'en mettre plein les poches. Avec des panneaux solaires. Avec des chauffages sans fossiles. Avec tous ces nouveaux trucs désormais porteurs, qui vont appauvrir le pauvre et enrichir le riche.
     
    Ne parlons pas des voitures électriques ! Beaucoup de prolétaires possèdent une automobile, ils y sont attachés, c'est leur liberté, leur promesse de dimanches au vert, de vacances familiales à la mer. Ce seront eux, les premières victimes de la mode Verte, profondément anti-sociale, comme le sont les bobos.
     
    Voilà ce qui nous attend, en Suisse, avec cette "loi climat". Le peuple a voté, c'est en ordre. Mais on a encore le droit, dans ce pays, de dire et d'écrire ce qu'on pense. Protéger l'environnement oui, évidemment, mais se laisser berner par les modes et la liturgie des bobos, c'est NON, NON, et NON.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Kiruna, mines de fer, juillet 68

     
    Sur le vif - Dimanche 18.06.23 - 09.52h
     
     
    Vous entrez dans la roche, on vous donne un casque, vous prenez place dans le wagonnet d'un petit train, avec presque un côté Disneyland, et vous vous enfoncez à n'en plus finir dans les entrailles de la montagne.
     
    Kiruna, grand Nord de la Suède, mi-juillet 1968. Les mines de fer. Ce minerai qu'Anglais et Allemands s'étaient si âprement disputé en voulant contrôler Narvik, port norvégien d'où partait le précieux métal, au printemps 1940. Le Premier Lord de l'Amirauté est le même qu'aux Dardanelles en 1915, un certain Winston Churchill. Un quart de siècle après, une fois de plus, ce sera l'échec. Les Allemands tiendront la Norvège jusqu'à la fin de la guerre.
     
    Nous voilà donc, mi-juillet 68, dans le petit train minier de Kiruna, mes parents, ma soeur et moi. Mon père était ingénieur en génie civil. Il avait 48 ans. Les tunnels, dans la montagne, il connaissait : il avait commencé en Valais, en 1942. Fort d'artillerie de Champex, au-dessus d'Orsières.
     
    Nous étions partis fin juin de Genève, quatre heures du matin, Mercedes-Benz blanche, 280 S. Vitesses illimitées sur les autoroutes allemandes, une semaine rien que pour traverser l'Allemagne, deux jours dans le port de Hambourg, puis Kiel-Oslo (les courants marins nous ont secoués comme jamais), puis la lente montée vers le Cap Nord : Norvège, souvenir, inoubliable. Il faisait jour, même la nuit, nous dormions chez l'habitant, les gens étaient extraordinairement accueillants, tablées de poissons au petit-déjeuner. Hareng saur, à la place de la traditionnelle tartine. J'adorais ça.
     
    Retour du Cap Nord par la Suède, puis le Danemark, puis à nouveau plusieurs jours en Allemagne. Voyage unique, il marque une vie.
     
    Les mines de fer de Kiruna, c'était au début de notre descente, depuis le Cap Nord. Mon père voulait absolument nous montrer ça. Spectacle fascinant. La profondeur de la roche, la propreté du chantier, sa modernité, la qualité des cantines, à l'intérieur de la montagne : Suède sociale-démocrate, soucieuse de ses ouvriers, égalitaire, modèle au monde. C'était l'époque où la gauche n'était pas encore bobo.
     
    Je venais d'avoir dix ans. Je voulais, moi aussi, travailler dans ce monde-là. Pour être précis, je voulais - ne me demandez pas pourquoi ! - faire ma vie d'adulte comme ingénieur en mécanique en Allemagne. Je n'avais pas encore découvert (ou juste effleuré) l'autre monde, celui des livres et de la musique. Je rêvais ma vie en me calquant sur celle du seul homme adulte que j'avais à disposition, mon père. On me dira que c'était peut-être déjà pas si mal. Et on aura raison.
     
    Si, par hasard, vous passez un jour en Laponie, allez visiter les mines de fer de Kiruna. Une partie de la vraie vie se trouve dans le ventre de cette montagne : le labeur des hommes pour maîtriser la roche. Lisez Sophocle, Antigone, le choeur, premier vers du premier stasimon, "πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀνθρώπου δεινότερον πέλει" "Polla ta deina", "Nombreuses sont les merveilles". Mais la plus éblouissante de toutes, c'est l'homme.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Berlin, 17 juin 1953 : les Plébéiens répètent l'insurrection

     
    Sur le vif - 17.06.23 - 09.32h
     
     
    Berlin, 17 juin 1953 : il y a, pour jour, 70 ans, Berlin se trouve embrasée par les premières grandes insurrections ouvrières, dans un pays sous tutelle soviétique, depuis la guerre. Dans la foulée, en DDR, de nombreuses manifestations, Leipzig (vieux foyer de soulèvements), Magdebourg, Dresde. Elles finiront vite réprimées, le régime se maintiendra jusqu'à la chute du Mur, en 1989.
     
    Le contexte, d'abord. Nous sommes trois mois et douze jours après la mort de Staline, ce qui joue un rôle, même si la révolte est intrinsèquement allemande, due à la lumineuse idée du dirigeant communiste Walter Ulbricht d'augmenter de 10% les cadences de travail, sans la moindre hausse de salaire. Ulbricht est impopulaire, ça se sait à Moscou, l'homme fort de Berlin perd en influence au Kremlin.
     
    Il faut imaginer Berlin en juin 53, huit ans et un mois après la fin de la guerre. La ville est encore largement détruite, on a certes déblayé, la reconstruction est en cours. La DDR existe depuis quatre ans, elle en vivra encore 36. Le Mur n'existe pas : il ne sera érigé qu'en 1961.
     
    C'est la toile de fond d'un livre absolument extraordinaire, sorti treize ans plus tard (1966), intitulé "Die Plebejer proben den Aufstand", Les Plébéiens répètent l'insurrection", et signé de l'un des plus grands auteurs allemands de l'après-guerre, Günter Grass, un homme du Grand Nord Allemand, né en 1927 dans la Ville libre de Dantzig (lisez absolument Le Tambour, Die Blechtrommel), mort en 2015 dans la ville tout aussi mythique de Lübeck, celle de Thomas Mann et de Willy Brandt, grand ami de Grass.
     
    "Die Plebejer proben den Aufstand" est une pièce de théâtre. Elle se déroule justement à Berlin, Berliner Ensemble, ce 17 juin 1953, jour de l'insurrection. Bertolt Brecht, de retour d'exil et figure no 1 de la création théâtrale en DDR, fait répéter dans son établissement, le Berliner Ensemble, le Coriolan de Shakespeare par les comédiens. Les insurgés pénètrent dans le théâtre, demandent à Brecht de les soutenir, mais "Le Patron" (c'est son nom, dans la pièce) demeure sur la réserve. La "tragédie" ("Deutsches Trauerspiel"), c'est celle de ses atermoiements. Voyez le jeu de miroirs, où l'on retrouve (dans la structure, là, plus que dans la langue) le goût de Günter Grass pour le baroque.
     
    Et puis, Coriolan. Le héros romain ramène à Shakespeare, mais aussi à Plutarque. Mais avant tout, et avec une puissance incomparable dans l'oreille des Allemands, à Beethoven, opus 62, Ouverture symphonique en do mineur, 1807. Vous dites "Coriolan" à un Allemand, il vous dit "Beethoven". Il vous dit cela, et rien d'autre.
     
    Günter Grass, immense romancier, n'est pas très connu comme auteur de théâtre. Mais cette pièce est extraordinaire. Je n'en ai pris connaissance que par mon épouse, il y a quarante ans, lorsqu'elle accomplissait ses études de théâtre à l’École Supérieure d'Art dramatique (ESAD). Ils avaient dû travailler sur la pièce, elle m'avait demandé de l'éclairer sur le contexte historique, ce que j'avais fait sans trop me faire prier. Je recommande à tout prof d'allemand, niveau Matu, de la lire avec ses élèves. La réplique théâtrale, chez Grass, courte et parlée, est beaucoup plus accessible que les longues périodes picaresques de ses romans, avec des mots inventés, un foisonnement de la langue parfois éreintant, qui rappelle le Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen (1668), l'un des modèles de Grass.
     
    Alors voilà. Il y a 70 ans, Berlin se soulevait. La révolte, figée dans la Guerre froide, n'a pas duré. La répression fut sévère. Mais ce drame allemand a permis à l'un des auteurs majeurs de l'après-guerre de nous forger une pièce délicieuse, où il a le culot de faire de Bertolt Brecht, l'un d'un des plus puissants inventeurs de mots de la littérature allemande depuis Martin Luther, un personnage. Hésitant, indécis, calculateur pour la suite de sa carrière, bref pas très reluisant. Disons juste un humain. Méchamment tombé de son Olympe.
     
     
    Pascal Décaillet