Sur le vif - Vendredi 16.06.23 - 17.27h
Enfant, je collectionnais les timbres de la DDR. Ma mère les décollait sur l'enveloppe, par un procédé de vapeur qui m'a toujours impressionné, ils en sortaient gondolés, alors il fallait les aplatir toute une nuit sous l'un des six volumes de notre Grand Larousse familial. Le lendemain, ils étaient bons pour l'album.
Pour un enfant passionné d'Histoire, de poésie et de musique, on n'imagine pas à quel point la philatélie est un prodigieux aiguillon d'éveil et de curiosité recommencée. Chaque timbre, de chaque pays, nous donne une piste pour l'Histoire, la littérature, les arts et des sciences de ce pays. D'ailleurs, le Grand Larousse était bien utile : j'en usais en seconde instance, non pour presser le timbre (ce qu'un colporteur eût mieux fait que moi), mais pour me renseigner sur son contenu. C'était internet, trois décennies avant l'heure.
La DDR. Ce pays qui, toujours, a tant compté pour moi, et vers les Länder duquel je me rends, avec mon épouse, quasiment tous les étés. Ses timbres étaient tout simplement fantastiques. Ils avaient, comme le drapeau du pays, ces instruments quasiment maçonniques, mystérieux, qui laissaient perler une passion pour les sciences, les mathématiques, la géométrie, la Raison. En un mot, l'Aufklärung, Kant, Hegel. Et c'étaient ces grandes figures-là qu'on voyait sur le timbre. Beaucoup plus souvent que Marx et Engels. Avant d'être communiste, la DDR, c'était tout simplement l'Allemagne : la Prusse historique, la Saxe, la Thuringe, toutes régions qui me fascinent depuis si longtemps.
S'il n'y avait eu, pourtant, que les figures de la Raison (Vernunft), mes appétits philatéliques auraient sans doute couru le risque de s'assécher. Les sciences, c'était le domaine de mon père, ingénieur en génie civil, mes passions réclamaient plus, du côté de la poésie et de la musique. Eh bien les grands poètes, sur les timbres de la DDR, étaient là. Schiller et Goethe, avec la reproduction de la célèbre statue de Weimar, devant laquelle je ne puis passer sans un serrement de coeur. Hölderlin je ne sais plus, j'espère que oui, de toute façon je ne l'ai découvert que beaucoup plus tard, grâce à Bernhard Boeschenstein. Et puis, bien sûr, Martin Luther, Bertolt Brecht, Bach, Beethoven. Dürer, le grand Dürer, dont j'ai visité en 1971, à Nuremberg, l'expo mondiale du 500ème.
Y avait-il Wagner ? Richard Strauss ? Il y avait Rosa Luxemburg, je m'en souviens, Karl Liebknecht, tous les grands communistes de la Révolution de Novembre 1918, et ceux qui ont suivi. Et puis, tous les scientifiques, innombrables en Prusse et en Saxe. L'optique à Iéna, ça vous parle ?
Des valeurs sûres, trop classiques ? C'est certain. En vieillissant, j'ai fréquenté tant d'autres immenses figures de la culture allemande qui, sans doute, n'étaient pas sur les timbres de la DDR. Et qui auraient dû l'être. Mais nous étions dans les années 60, 70, et chacun de ces timbres m'offrait, dans les livres de chez moi ou à la Bibliothèque municipale, des pistes pour creuser. J'ai toujours aimé lire les dictionnaires, les encyclopédies, en piochant une page au hasard, et en dévorant ce qu'elle me proposait. L'article de l'Encyclopedia Universalis de mon enfance sur Beethoven, pointu et remarquable, je pouvais me le réciter par coeur.
La DDR, avec la chute du Mur, a cessé d'exister comme régime. Elle a été avalée par Kohl avec une brutalité et une absence de respect inimaginables. Tout cela, au nom de la prétendue victoire définitive du capitalisme. On a vu le résultat. A ce pays pourtant je dois tant. Non au régime, bien sûr, dont on connaît les méthodes, les excès. Mais la DDR, c'était tout simplement l'Allemagne. La continuité historique de la Prusse, de la Saxe et de la Thuringe, de la culture allemande, de la musique allemande, de l'Université allemande, de l'écriture et de la poésie allemandes.
Les régimes passent. L'âme d'un peuple demeure. Immuable. A travers les siècles. La DDR n'est pas une parenthèse dans l'Histoire allemande. Elle est quarante ans d'Histoire allemande.
Pascal Décaillet