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Sur le vif - Page 113

  • L'Etat. Pas la vie privée.

     
    Sur le vif - Mardi 06.12.22 - 14.26h
     
     
    La politique, ce sont les affaires de l'Etat. Les affaires de chaque Etat, pris séparément. Il n'existe pas de lois universelles.
     
    Il existe une croissance historique de la France, une autre pour l'Allemagne, une autre pour l'Italie, une autre pour la Suisse. Chacune de ces Histoires nationales doit être étudiée, à fond, intrinsèquement, dans son évolution propre, idiomatique. Il n'y a nulle leçon philosophique, encore moins (quelle horreur !) morale à en tirer. Il faut juste considérer ce qui s'est passé, confronter les sources, les témoignages, établir les causes et les conséquences. Comme le fait l'historien grec Thucycide, dans sa Guerre du Péloponnèse, il y a vingt-cinq siècles.
     
    La politique : les affaires de l'Etat. La guerre ou la paix. La prospérité ou la pauvreté. La puissance économique ou la faiblesse. Le rayonnement culturel, intellectuel, ou l'abaissement.
     
    Les affaires de l'Etat, et non la vie privée des gens. Sous couvert d'impératif "sociétal", la parole publique a pris la détestable habitude de s'immiscer dans le chemin d'intimité de nos vies. Le sexe. L'alimentation. L'argent. Et jusqu'au rapport à l'écriture (qui relève pour moi de la part la plus privée) : on nous ensemence la phrase de germes de mauvaises herbes, points médians, tirets inutiles, redondance de désinences, "toutes et tous", et autres détritus.
     
    Tenez, il n'est absolument pas normal, par exemple, que les Chambres fédérales, où doit se décider le destin de la Suisse, en soient réduites à statuer sur la présence, ou non, de "publicités tous-ménages" dans nos boîtes aux lettres. Oh, je suis le premier à m'énerver de ce fatras de papier gaspillé. Mais cela ne regarde pas l'Etat. Cela concerne les efforts publicitaires décidés par une boîte privée pour faire connaître ses services, et ma libre décision de monter ces prospectus chez moi, ou de les classer verticalement, dans la case poubelle, au rez-de-chaussée. En aucun cas la Confédération ne doit statuer sur ces calembredaines de notre quotidien. Ni le Canton. Ni la Commune.
     
    Seulement voilà. Pour un esprit peu préparé à la vie publique, donc peu rompu aux lectures historiques, qui seules peuvent nous y mener, il est plus aisé de pérorer sur le "sociétal" que sur les sujets de fond des domaines régaliens. Alors, doucement, par le défaut de formation d'élus et de médiateurs qui se croient exonérés de se renseigner sur ce qui s'est passé avant leur naissance, on se met à décréter le bien et le mal, le dicible et l'interdit, le présentable et le maudit, le comestible et le jetable. On remplace la politique par la morale, la lucidité par l'obédience aveugle, la liberté de conscience individuelle par l'obligation d'adhésion.
     
    Cette profusion des moralistes à la petite semaine doit être combattue. Fauchée. Et, finalement, éradiquée.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • 6 décembre 1992 : Mémoires de Campagne

     
    Sur le vif - Lundi 05.12.22 . 15.57h
     
     
    Cette campagne-là restera la plus belle de ma vie. La plus mémorable. La plus longue, aussi : toute l'année 1992 ! C'était l'année de mes 34 ans, nous habitions Berne, j'y étais correspondant parlementaire pour la RSR. Avec Romaine Jean (passée ensuite à la TSR), Alain Hertig, André Beaud, Jean de Preux, et plein d'autres qui venaient nous "renforcer" depuis la rédaction centrale de Lausanne, nous étions une sacrée équipe, quand j'y pense : bosseurs, motivés, passionnés de politique suisse.
     
    A l'époque, les correspondants SSR, toutes langues confondues (français, allemand, italien, romanche) étions tous ensemble, assez serrés, au troisième étage du Palais fédéral. Il nous suffisait de prendre l'escalier, ou l'ascenseur, pour descendre au Conseil national ou au Conseil des Etats, comme d'autres vont à la pêche. Nous bossions dur, nous adorions ça : il fallait alimenter toutes les tranches d'information (dont j'aurai l'honneur, dans les années suivantes, de devenir le producteur), Matinales (avec la revue de presse alémanique en direct), Midi, et le Journal du Soir, ancêtre de Forum. Nous vivions dans une atmosphère de stress et de joie intense au travail. Ces années bernoises, comme, sept ans plus tard, la création et le lancement de l'émission Forum, formule actuelle, ont été parmi les plus intenses de ma vie professionnelle.
     
    Dès mon arrivée à Berne, le dossier Suisse-Europe était explosif. Nous étions dans une période de rapprochement, la Communauté européenne (rebaptisée "Union" après Maastricht) avait, contrairement à aujourd'hui, un puissant capital de sympathie, des chefs comme Kohl et Mitterrand la portaient, la Suisse avait éprouvé le besoin de faire un pas. Elle ne le fit pas, contrairement à tous les autres pays, dans un processus clair d'adhésion, mais avec cette singulière construction nommée "Espace économique européen" : le Douze (à l'époque) de la CEE et les Six de l'AELE (dont faisait déjà partie la Suisse) auraient créé une Europe des Dix-Huit, douze pays membres, six pays liés pas des Accords uniquement économiques. Je me souviens très bien de Guy-Olivier Segond, dans un train au retour de Berne, me disant "Seul un cerveau vaudois et complexe comme celui de Jean-Pascal Delamuraz peut avoir engendré une telle idée". Je ne lui donne pas tort.
     
    Alors, la campagne ? Rien qu'à la raconter, du 1er janvier au 6 décembre 1992, je pourrais écrire un livre. Je me souviens de tout. Je me souviens du pays profond, que nous avons sillonné, mes collègues et moi, pour prendre la température des pour et des contre. Je me souviens des Assemblées politiques, le samedi, un peu partout dans le pays, où, derrière l'ordre du jour attendu, montait en coulisses le grand bruissement de la question européenne. Je me souviens, un an plus tôt, de la visite de François Mitterrand à Lugano, mai 1991, je l'avais couverte, il faisait beau, il me semblait que le ciel européen, pour la Suisse, était dégagé. Et même un an plus tard, à Porto, où nous nous étions rendus pour accompagner Jean-Pascal Delamuraz, mai 1992, signature officielle, par les ministres, de l'Accord EEE, nous étions persuadés que six mois plus tard, le 6 décembre, le peuple suisse allait dire oui.
     
    Nous nous étions trompés. Nous avions sous-estimé les forces telluriques de la Suisse profonde, celles qui s'apprêtaient à porter Blocher, contre Delamuraz.
     
    Ah, au fait, je me souviens de Jean-Pascal Delamuraz. Cet homme, pourquoi le taire, a exercé sur moi un ascendant, c'est assez rare pour que je le souligne. Quelque chose, venant de lui, me fascinait : son sens du combat, son attaque du destin, de plein fouet. Delamuraz, fin de campagne, à partir du moment où tout a commencé à tourner au vinaigre (à partir de la votation française sur Maastricht, 27 septembre 1992), ce Vaudois joyeux et tenace qui montait quand même au front, cette détermination unique au monde face à l'opposition qui montait, cet homme rare, c'était Dom Juan invité par le Commandeur. Il se rend au dîner. Il monte au feu. Il assume son destin. Delamuraz, c'était l'ultime charge de la Garde, au soir du 18 juin 1815, à Waterloo.
     
    Je ne l'ai jamais caché, j'ai voté pour l'EEE. C'était il y a trente ans.
     
    Le Conseil fédéral, six mois avant le 6 décembre, avait commis l'erreur irréparable : il avait, en plein début de campagne EEE, déposé parallèlement une demande d'adhésion. La plus grande bévue gouvernementale de l'après-guerre ! Tant de nos compatriotes, favorables à un Accord strictement économique, se sont cabrés en découvrant la stratégie cachée du Conseil fédéral : en cas de oui, on aurait actionné l'étage suivant de la fusée. Et cet étage-là, qui impliquait une subordination institutionnelle, ils n'en voulaient pas. Alors, ils ont dit non. Il ont fait la différence.
     
    Je ne vous raconterai pas tous les détails de la campagne, tant ils se pressent dans ma mémoire. Je me souviens juste de l'heure exacte, 15.22h, ce dimanche 6 décembre 1992, où tout était plié. Le destin était scellé. Dans mon premier commentaire à chaud, j'avais évoqué la fracture du pays. Nous savions bien qu'il allait survivre. Mais la blessure allait être longue. Trente ans après, je repense à ces très belles années fédérales. A Jean-Pascal Delamuraz. Au destin de mon pays, pas toujours si paisible. Parfois heurté, de plein fouet. C'est dans ces moments-là, d'intime douleur, de fragilité enfantine, que nous l'aimons.
     
     
    Pascal Décaillet

  • La presse doit être sève et sang, vie et pulsion

     
    Sur le vif - Samedi 03.12.22 - 10.36h
     
     
    La presse romande se meurt. Doucement, mais sûrement. C'est inéluctable.
     
    A noter, au passage, qu'il n'y a là rien d'anormal. La mort fait partie de la vie. Nous mourons tous. Nos héros sont morts, nos amours sont mortes. Les journaux, eux aussi, naissent, vivent, et meurent. La mort, c'est la vie.
     
    Mais je ne parle pas de cette mort-là. Non, la presse romande se meurt, alors qu'elle pourrait vivre. Elle se meurt sans combattre, sans se réveiller. Elle se laisse mourir, résignée. Pire : elle fait tout pour ça.
     
    Nous avons besoin, dans l'espace éditorial (celui où s'exprime un choix, une vision, un engagement de plume et d'esprit), d'une presse qui soit sève et sang, vie et pulsion, et non de sages et fades "analyses", où s'équilibrent laborieusement le pour et le contre, surtout ne rien dire de clair, surtout ne pas s'exposer, surtout ne pas déplaire à ses pairs, surtout pas les foudres des collègues dans cet ineffable ring de règlements de comptes entre médiocres appelé "débriefing".
     
    Sève et sang, vie et pulsion. Nous avons besoin de révolte et de passion. Nous avons besoin de mémoire, de nostalgie, de lettres et d'esprit. Nous avons besoin de culture, d'ampleur, de lectures dans le temps, comme les dessinateurs ont besoin de lire dans l'espace. Nous avons besoin de musique, avec son souffle et ses silences, son rythme, jusqu'à l'intérieur de chaque syllabe.
     
     
    Nous avons besoin de plumes courageuses. Pas des têtes brûlées. Le lieu de l'ardeur, c'est le coeur. Le lieu de la chaleur, ce sont nos veines, nos artères.
     
    Mourir n'a rien de grave. Mais, si possible, en attendant le lieu et l'heure, on pourrait s'arranger pour être un peu vivants, non ?
     
     
    Pascal Décaillet