Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Commentaires GHI - Page 69

  • On ne vit plus, on ne meurt plus, on "transite"

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 23.11.22

     

    Le Conseil d’Etat s’est-il transformé en agence de pub ? A n’en plus finir, il nous bichonne des slogans. Et les jette au vent, comme miettes aux moineaux. Et le bon peuple est censé picorer, tout heureux de la graine providentielle. Chaque citoyen est un migrateur de passage, on compte sur lui pour reprendre le refrain. Ainsi, depuis deux ou trois ans, s’est soudainement imposé, dans la liturgie gouvernementale, un mot plutôt laid, technocrate, infecté par la banalité de la syllabe maudite : la « transition ».

     

    On disait de Jean XXIII (1958-1963), quand j’étais tout petit, qu’il allait être un « Pape de transition », ce qu’il ne fut d’ailleurs pas du tout, puisqu’il lança le Concile Vatican II. On parle aussi, dans un ordre plus viscéral », de « transition intestinale » : un concept assurément vital, mais, reconnaissons-le, peu porté à l’éclat rhétorique, dans les conversations mondaines, ni à l’éternité littéraire. Bref, jusqu’à une période toute récente, ce mot, « transition », n’était usé que par des Cardinaux cacochymes ou des spécialistes en médecine gastrique, il ne figurait que timidement dans les traités de style, au mieux en latin et en abrégé, dans l’apparat critique.

     

    Mais le Conseil d’Etat genevois, inventeur de mots comme d’autres lancent des jupes ultra-courtes en collections d’été, nous a fait de la « transition » son mantra. On garde le nom, on varie juste l’adjectif : « transition » énergétique, écologique, climatique. Nul doute que les chercheurs en sciences sociales de l’Université de Lausanne, qui ont pyjama et pantoufles sur nos ondes publiques, nous balanceront bientôt de la « transition » sexuelle, genrée, chromatique, rivalisant ainsi avec Ovide dans l’art de la Métamorphose.

     

    Un exemple ? Le parc impressionnant des « bâtiments de l’Etat » (faut-il à tout prix, au passage, que ce dernier ait le statut de propriétaire immobilier ?) doit de toute urgence, nous répètent les clercs, être rénové. A entendre nos ministres, on a l’impression que ces travaux ne peuvent souffrir le moindre délai, sous peine d’avènement anticipé de l’Apocalypse. Le Conseil d’Etat a même chiffré le coût de ces menus aménagements : un milliard. Autant dire une paille, un frisson de néant. Une feuille morte, sur un traité de Newton. Vous avez bien lu : un milliard, pour la seule « transition écologique des bâtiments de l’Etat », vous savez ces locaux où travaillent, les jours ouvrables, de 9h à 17h, ces frères et sœurs en humanité appelés « fonctionnaires ». Pour la « transition » de l’ensemble du parc immobilier genevois, impliquant le privé, il faudra évidemment compter d’autres milliards, cosmiques et sidéraux, je n’ai pas dit « sidérants ».

     

    Nos gouvernants lancent des mots, font tourner la planche à billets, font valser le futur à coups de milliards, nous martèlent le catéchisme de la « transition ». On ne naît plus. On ne meurt plus. On se contente de transiter. Entre deux rivages du néant.

     

    Pascal Décaillet

  • Vous vous ennuyez ? Lisez Plutarque !

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 16.11.22

     

    Depuis plus d’un demi-siècle, je dévore la Vie des hommes illustres. Signé Plutarque, l’un des plus grands biographes de l’Antiquité, au premier siècle de notre ère. L’un des auteurs grecs à m’avoir le plus marqué. Je l’ai lu très jeune, dans la langue. Dans ses Vies parallèles, il compare le parcours des Grecs et des Romains célèbres, Alexandre et César, Démosthène et Cicéron. Il est lui-même à cheval sur les deux civilisations, et passe de longs séjours dans une Rome qui a certes vaincu le monde grec, mais se trouve profondément influencée par le monde hellénique, ce qu’un célèbre vers d’Horace résume en cinq mots.

     

    A lui seul, par son recul historique, sa connaissance intime des antécédents, l’immensité de sa culture littéraire, Plutarque incarne le lien entre Rome et la Grèce. Et je me demande même s’il ne symbolise pas, aux yeux d’une postérité qu’il a profondément influencée (Shakespeare, Rousseau, Beethoven), l’Antiquité elle-même. Je me permets un conseil : lisez Plutarque. Choisissez, je vous prie, la remarquable traduction de Jacques Amyot : vous y entendrez chanter le français du seizième siècle, et la douceur même de cet archaïsme vous portera dans la passion des temps anciens.

     

    Plutarque n’est pas un historien, dans le sens scientifique donné aujourd’hui à ce mot, ni dans la ligne de rigueur de l’immense Athénien Thucydide, l’auteur de « La Guerre du Péloponnèse », qui vécut cinq siècles avant lui. Mais il est un narrateur d’exception. Le jeune Rousseau, qui le lisait déjà avec son père, restera toute sa vie sous son influence. Beethoven le lit avec passion. Et je crois que tout adolescent, helléniste en herbe, ayant d’abord dû passer par les récits de batailles de Xénophon, puis commencé à pratiquer les Dialogues de Platon, la Poétique d’Aristote, les tragédies de Sophocle, découvre comme un chemin de bonheur, d’humanité, de génie narratif, dans cet auteur au fond assez tardif (huit siècles de littérature grecque le précèdent, depuis les temps homériques).

     

    Oui, pour un jeune, amoureux de textes, d’Histoire et de musique, il y a, dans la totalité du monde restituée par Plutarque, des fragments de vérité. Pas toujours celle de l’historien, au sens actuel. Mais celle de l’âme humaine. Longtemps, on l’a d’ailleurs décrit comme un « moraliste », non dans le sens d’un donneur de leçons, mais plutôt dans celui d’un spécialiste des mœurs. Je me souviens du Professeur André Hurst, nous parlant de Plutarque avec une infinie science : non seulement l’œuvre, mais les éditions critiques, l’immensité de la postérité, c’était tout simplement passionnant de l’écouter.

     

    Alors quoi, moraliste, historien, biographe, romancier ? Depuis deux millénaires, on lui colle des étiquettes. Et si le génie de cet esprit était, justement, d’échapper à toutes les nomenclatures ? Tenez, je voulais vous parler d’autre chose au début, de politique genevoise, du pouvoir, de la justice. Et puis voilà, comme détourné pas mes passions souterraines, je vous ai parlé de Plutarque. Peut-on jamais prévoir ce que votre propre plume vous réserve ? Excellente semaine à tous !

     

    Pascal Décaillet

  • Nous tous, méfions-nous du pouvoir !

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 09.11.22

     

    De longues décennies de journalisme politique, avec une passion intacte, comme au premier jour, m’ont appris à me méfier de toutes choses. Me méfier des apparences. Des sourires. Des confidences. Me méfier des mots utilisés par le pouvoir. Et justement, les décortiquer. Un analyste politique doit avoir fait de la linguistique, ou tout au moins se montrer sensible au choix des vocables. Tout pouvoir, quel qu’il soit, règne par les mots. Tel régime autoritaire impose sa terminologie. Tel communiqué annonçant à la population des désagréments choisira des mots doux, pour atténuer la douleur du public. Tel parti en lance comme des slogans : la « famille » pour le PDC, la « liberté » pour les libéraux, la « transition climatique » pour les Verts, les « prestations à la population » pour les socialistes. Ils les jettent au vent, les reprennent au vol, les répètent en incantation, c’est leur méthode, leur liturgie.

     

    Notre rôle à nous, celui de toute citoyenne, tout citoyen, c’est de décrypter les actes de langage du pouvoir. Dès l’école, on doit prendre des textes émanant de gens ayant une emprise sur les autres, ou aspirant à l’avoir. Et on doit, documents en mains (journaux, communiqués, archives audio, vidéos) se livrer avec les élèves à une analyse rigoureuse, impitoyable, des mécanismes de langage du pouvoir. Pas besoin d’aller jusqu’au discours d’un dictateur ! Non, prenons ceux qui exercent la puissance aujourd’hui, tout près de nous : politique, économique, financière, médiatique. Prenons leurs mots, tels qu’ils sont. Lisons-les, écoutons-les, repassons la bande, dix fois, vingt fois. Analysons le rythme, le souffle, les silences, les effets de voix. Dégageons l’intention réelle, sous le masque des apparences. Vous verrez à quel point les élèves sont intelligents, lucides, éveillés à l’idée de travailler avec le matériau du langage, ne pas être dupes. Cet exercice-là, c’est le chemin le plus direct vers la citoyenneté.

     

    Et puis, nous tous, méfions-nous du pouvoir ! De tout pouvoir, d’où qu’il vienne. Celui des hommes. Celui des femmes, qui s’exerce exactement selon les mêmes mécanismes. Celui de la droite. Celui de la gauche. Celui des méchants. Celui (sans doute plus dangereux) des gentils, des souriants, des aimables, des ronronnants. Méfions-nous, comme de la peste, de ces drôles de pendards qui prétendent, le monde ayant évidemment commencé avec eux, « faire de la politique autrement ». Comme s’ils détenaient, eux, la clef magique pour s’affranchir de l’immanente noirceur du pouvoir. Celle qui nous guette tous, dès qu’il nous est loisible d’exercer une emprise sur nos contemporains.

     

    Je vais vous dire : je préfère encore la rude franchise de l’autoritaire assumé à la menteuse bonhomie des gentils. La politique n’est en rien une affaire de morale. Elle est un rapport de forces. Autant le génial historien grec Thucydide, il y a vingt-cinq siècles, que Karl Marx, nous l’identifient ainsi. Lisez ces deux auteurs. Pénétrez-vous de réalisme, voire de cynisme. Soyez lucides : c’est notre seule voie, au milieu de l’universelle manipulation.

     

    Pascal Décaillet