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  • Berlin, 17 juin 1953 : les Plébéiens répètent l'insurrection

     
    Sur le vif - 17.06.23 - 09.32h
     
     
    Berlin, 17 juin 1953 : il y a, pour jour, 70 ans, Berlin se trouve embrasée par les premières grandes insurrections ouvrières, dans un pays sous tutelle soviétique, depuis la guerre. Dans la foulée, en DDR, de nombreuses manifestations, Leipzig (vieux foyer de soulèvements), Magdebourg, Dresde. Elles finiront vite réprimées, le régime se maintiendra jusqu'à la chute du Mur, en 1989.
     
    Le contexte, d'abord. Nous sommes trois mois et douze jours après la mort de Staline, ce qui joue un rôle, même si la révolte est intrinsèquement allemande, due à la lumineuse idée du dirigeant communiste Walter Ulbricht d'augmenter de 10% les cadences de travail, sans la moindre hausse de salaire. Ulbricht est impopulaire, ça se sait à Moscou, l'homme fort de Berlin perd en influence au Kremlin.
     
    Il faut imaginer Berlin en juin 53, huit ans et un mois après la fin de la guerre. La ville est encore largement détruite, on a certes déblayé, la reconstruction est en cours. La DDR existe depuis quatre ans, elle en vivra encore 36. Le Mur n'existe pas : il ne sera érigé qu'en 1961.
     
    C'est la toile de fond d'un livre absolument extraordinaire, sorti treize ans plus tard (1966), intitulé "Die Plebejer proben den Aufstand", Les Plébéiens répètent l'insurrection", et signé de l'un des plus grands auteurs allemands de l'après-guerre, Günter Grass, un homme du Grand Nord Allemand, né en 1927 dans la Ville libre de Dantzig (lisez absolument Le Tambour, Die Blechtrommel), mort en 2015 dans la ville tout aussi mythique de Lübeck, celle de Thomas Mann et de Willy Brandt, grand ami de Grass.
     
    "Die Plebejer proben den Aufstand" est une pièce de théâtre. Elle se déroule justement à Berlin, Berliner Ensemble, ce 17 juin 1953, jour de l'insurrection. Bertolt Brecht, de retour d'exil et figure no 1 de la création théâtrale en DDR, fait répéter dans son établissement, le Berliner Ensemble, le Coriolan de Shakespeare par les comédiens. Les insurgés pénètrent dans le théâtre, demandent à Brecht de les soutenir, mais "Le Patron" (c'est son nom, dans la pièce) demeure sur la réserve. La "tragédie" ("Deutsches Trauerspiel"), c'est celle de ses atermoiements. Voyez le jeu de miroirs, où l'on retrouve (dans la structure, là, plus que dans la langue) le goût de Günter Grass pour le baroque.
     
    Et puis, Coriolan. Le héros romain ramène à Shakespeare, mais aussi à Plutarque. Mais avant tout, et avec une puissance incomparable dans l'oreille des Allemands, à Beethoven, opus 62, Ouverture symphonique en do mineur, 1807. Vous dites "Coriolan" à un Allemand, il vous dit "Beethoven". Il vous dit cela, et rien d'autre.
     
    Günter Grass, immense romancier, n'est pas très connu comme auteur de théâtre. Mais cette pièce est extraordinaire. Je n'en ai pris connaissance que par mon épouse, il y a quarante ans, lorsqu'elle accomplissait ses études de théâtre à l’École Supérieure d'Art dramatique (ESAD). Ils avaient dû travailler sur la pièce, elle m'avait demandé de l'éclairer sur le contexte historique, ce que j'avais fait sans trop me faire prier. Je recommande à tout prof d'allemand, niveau Matu, de la lire avec ses élèves. La réplique théâtrale, chez Grass, courte et parlée, est beaucoup plus accessible que les longues périodes picaresques de ses romans, avec des mots inventés, un foisonnement de la langue parfois éreintant, qui rappelle le Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen (1668), l'un des modèles de Grass.
     
    Alors voilà. Il y a 70 ans, Berlin se soulevait. La révolte, figée dans la Guerre froide, n'a pas duré. La répression fut sévère. Mais ce drame allemand a permis à l'un des auteurs majeurs de l'après-guerre de nous forger une pièce délicieuse, où il a le culot de faire de Bertolt Brecht, l'un d'un des plus puissants inventeurs de mots de la littérature allemande depuis Martin Luther, un personnage. Hésitant, indécis, calculateur pour la suite de sa carrière, bref pas très reluisant. Disons juste un humain. Méchamment tombé de son Olympe.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Mon enfance, les timbres de la DDR, l'âme des peuples

     
    Sur le vif - Vendredi 16.06.23 - 17.27h
     
     
    Enfant, je collectionnais les timbres de la DDR. Ma mère les décollait sur l'enveloppe, par un procédé de vapeur qui m'a toujours impressionné, ils en sortaient gondolés, alors il fallait les aplatir toute une nuit sous l'un des six volumes de notre Grand Larousse familial. Le lendemain, ils étaient bons pour l'album.
     
    Pour un enfant passionné d'Histoire, de poésie et de musique, on n'imagine pas à quel point la philatélie est un prodigieux aiguillon d'éveil et de curiosité recommencée. Chaque timbre, de chaque pays, nous donne une piste pour l'Histoire, la littérature, les arts et des sciences de ce pays. D'ailleurs, le Grand Larousse était bien utile : j'en usais en seconde instance, non pour presser le timbre (ce qu'un colporteur eût mieux fait que moi), mais pour me renseigner sur son contenu. C'était internet, trois décennies avant l'heure.
     
    La DDR. Ce pays qui, toujours, a tant compté pour moi, et vers les Länder duquel je me rends, avec mon épouse, quasiment tous les étés. Ses timbres étaient tout simplement fantastiques. Ils avaient, comme le drapeau du pays, ces instruments quasiment maçonniques, mystérieux, qui laissaient perler une passion pour les sciences, les mathématiques, la géométrie, la Raison. En un mot, l'Aufklärung, Kant, Hegel. Et c'étaient ces grandes figures-là qu'on voyait sur le timbre. Beaucoup plus souvent que Marx et Engels. Avant d'être communiste, la DDR, c'était tout simplement l'Allemagne : la Prusse historique, la Saxe, la Thuringe, toutes régions qui me fascinent depuis si longtemps.
     
    S'il n'y avait eu, pourtant, que les figures de la Raison (Vernunft), mes appétits philatéliques auraient sans doute couru le risque de s'assécher. Les sciences, c'était le domaine de mon père, ingénieur en génie civil, mes passions réclamaient plus, du côté de la poésie et de la musique. Eh bien les grands poètes, sur les timbres de la DDR, étaient là. Schiller et Goethe, avec la reproduction de la célèbre statue de Weimar, devant laquelle je ne puis passer sans un serrement de coeur. Hölderlin je ne sais plus, j'espère que oui, de toute façon je ne l'ai découvert que beaucoup plus tard, grâce à Bernhard Boeschenstein. Et puis, bien sûr, Martin Luther, Bertolt Brecht, Bach, Beethoven. Dürer, le grand Dürer, dont j'ai visité en 1971, à Nuremberg, l'expo mondiale du 500ème.
     
    Y avait-il Wagner ? Richard Strauss ? Il y avait Rosa Luxemburg, je m'en souviens, Karl Liebknecht, tous les grands communistes de la Révolution de Novembre 1918, et ceux qui ont suivi. Et puis, tous les scientifiques, innombrables en Prusse et en Saxe. L'optique à Iéna, ça vous parle ?
     
    Des valeurs sûres, trop classiques ? C'est certain. En vieillissant, j'ai fréquenté tant d'autres immenses figures de la culture allemande qui, sans doute, n'étaient pas sur les timbres de la DDR. Et qui auraient dû l'être. Mais nous étions dans les années 60, 70, et chacun de ces timbres m'offrait, dans les livres de chez moi ou à la Bibliothèque municipale, des pistes pour creuser. J'ai toujours aimé lire les dictionnaires, les encyclopédies, en piochant une page au hasard, et en dévorant ce qu'elle me proposait. L'article de l'Encyclopedia Universalis de mon enfance sur Beethoven, pointu et remarquable, je pouvais me le réciter par coeur.
     
    La DDR, avec la chute du Mur, a cessé d'exister comme régime. Elle a été avalée par Kohl avec une brutalité et une absence de respect inimaginables. Tout cela, au nom de la prétendue victoire définitive du capitalisme. On a vu le résultat. A ce pays pourtant je dois tant. Non au régime, bien sûr, dont on connaît les méthodes, les excès. Mais la DDR, c'était tout simplement l'Allemagne. La continuité historique de la Prusse, de la Saxe et de la Thuringe, de la culture allemande, de la musique allemande, de l'Université allemande, de l'écriture et de la poésie allemandes.
     
    Les régimes passent. L'âme d'un peuple demeure. Immuable. A travers les siècles. La DDR n'est pas une parenthèse dans l'Histoire allemande. Elle est quarante ans d'Histoire allemande.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Madame se meurt, Madame est morte

     
    Sur le vif - Vendredi 16.06.23 - 09.14h
     
     
    En bientôt quarante ans de journalisme professionnel, je n'ai connu Lionel Dugerdil que sur le tard, ça doit faire deux ans. Immédiatement, j'ai senti chez cet homme souriant, toujours de bonne humeur, plein d'humour, l'éclosion d'une figure prometteuse pour l'UDC genevoise, dont le problème no 1 a longtemps été le renouvellement du casting.
     
    Au fil des débats, j'ai appris à le connaître. Non seulement jovial et plein de bon sens paysan, mais remarquable connaisseur des dossiers. Pas seulement, et de loin, ceux de l'agriculture. Vision très précise et documentée des finances publiques, de la fiscalité, du pouvoir d'achat des classes moyennes : exactement les sujets que moi, dans mes émissions et mes éditos, je mets en avant depuis tant d'années, contre les modes sociétales, qui ont submergé les rédactions.
     
    Lionel Dugerdil n'a pas été élu, mais il a fait une fantastique campagne. Chez ses alliés de droite, et jusqu'au Marais, il a conquis estime et respectabilité. Ils savent bien qu'ils lui doivent quelque chose : pour le Marais, l'élection de leur magistrate. Ils n'ont quand même pas eu le culot de lui dire "À charge de revanche !", on sait ce que vaut la parole des politiques. Mais lui, le job, il l'a fait.
     
    Une chose est sûre : Lionel Dugerdil est sorti fortifié de cette campagne. Il siège au Grand Conseil, où il tiendra un rôle majeur. Sa parole franche et directe dans les débats, son instinct des besoins et des colères de la classe moyenne, tout cela en fait un homme politique qui monte.
     
    Un UDC qui monte, populaire, compétent, visible et audible, et qui transmet sa joie et son amour de la vie : exactement ce qui commence sérieusement à inquiéter une certaine presse, dont les têtes pensantes, à Zurich, ont juré il y a plus de trente ans la perte de ce parti. J'ai vécu tout cela de l'intérieur, comme correspondant au Palais fédéral, c'était la campagne EEE du 6 décembre 1992, la montée fulgurante de Blocher, les premières crispations dans les milieux financiers pro-européens, au bord de la Limmat.
     
    Alors, vous pensez, l'affaire du cambrioleur, quelle aubaine ! L'homme qui monte aurait eu l'impardonnable impudence de porter la main sur celui qui avait juste voulu pénétrer chez lui, tout ramasser, et déguerpir avec le pactole, une broutille !
     
    Alors, dans cette presse-là, on se rue sur l'occasion : haro sur le fasciste ! Haro sur le violent ! Et on en fait un thème, alors que le vrai sujet, c'est la multiplication des cambriolages à Genève, par des crapules. On thématise Dugerdil, on feuilletonne Dugerdil, on "fait réagir la classe politique" sur Dugerdil, on laisse s'exprimer des drôles qui n'ont ni le crédit de Dugerdil, ni ses compétences professionnelles, ni son tempérament joyeux, ni son humour, ni sa vision remarquable des classes moyennes. Et on rentre se coucher, persuadé d'avoir œuvré pour la Cité. En lui désignant la Bête immonde.
     
    Lionel Dugerdil est un homme politique remarquable, par son instinct, sa puissance de travail, sa facilité de contact, son intelligence. Il est donc dangereux pour les ennemis de son parti. C'est juste ça qu'il faut dire. Le reste, c'est du blabla. Des feuilletons nullissimes pour faire mousser le néant. Les ultimes sursauts d'une presse qui se meurt. On se réjouit qu'un Bossuet surgisse du buisson, et nous annonce, tout sonore encore de la funeste nouvelle : "Madame se meurt, Madame est morte".
     
     
    Pascal Décaillet