Sur le vif - Lundi 12.06.23 - 15.26h
Prenons la politique italienne depuis 1945. Ou l'année suivante, lorsqu'émerge la République sur les décombres de la guerre. Huit décennies. Sur l'immense galerie de portraits qui sépare le père fondateur, Alcide de Gasperi, de l'actuelle Présidente du Conseil, Giorgia Meloni, de qui le grand public se souvient-il ? Quels noms retient-il ?
Réponse : Silvio Berlusconi.
Sur les cinquante premières années, de 1945 à 1994, celles de la toute-puissance de la Democrazia Cristiana, de l'insubmersible Andreotti, de l'infortuné Aldo Moro, de Fanfani, et de l'interminable cortège qui semblait surgir tout droit d'une annexe du Vatican, où ils prenaient leurs ordres, qui sort du rang ? Quel nom sonne encore, aujourd'hui, dans les oreilles du grand nombre?
Réponse : aucun, en comparaison de Silvio Berlusconi. C'est injuste, parce qu'il y eut dans le Marais démocrate-chrétien quelques hommes d'Etat. Mais trop sages. Trop discrets. Trop feutrés. En comparaison du monstre. Ils trottinaient. Lui, cavalcade.
Un entrepreneur de génie. Un Président du Conseil haï ou adulé. Une énergie époustouflante. Des frasques à n'en plus finir. Un patron d'écurie. Un chef de clan. L'homme d'une bannière, avec ses couleurs.
Admirable, pour sa trempe exécutive. Enfin le Président du Conseil existait, dans un régime voulu dès 1946, pour rompre avec le fascisme, comme exagérément parlementaire, une éternelle et ennuyeuse Quatrième République française.
Les limites : transcender la réussite individuelle, tant admirée des Italiens, en réussite républicaine. Un grand capitaine économique ne donne pas un homme d'Etat.
Les limites : les pires télévisions privées sur l'univers habité. Jouir d'un tel pouvoir, dans les médias, et n'en faire qu'une machine à variétés de troisième zone, alors qu'on aurait pu orienter cet outil extraordinaire vers l'élévation culturelle de tout un peuple, tout en le distrayant aussi bien sûr. Échec monumental : l'homme, brillant, aurait dû se rendre compte de la carte à jouer, pour entrer dans l'Histoire. Il ne l'a pas fait. C'est terrible. Le grand peuple italien méritait mieux.
Les limites : le libéralisme à tout crin. Dans un pays qui a certes besoin d'admirer la réussite économique, les champions, mais qui a profondément besoin de République et d'Etat.
Les limites : se servir de l'Etat comme d'un casino. Alors qu'en Italie, l'Etat est le seul garant contre les ferments de dispersion, le pouvoir hallucinant de quelques grandes familles, la toute-puissance des clans.
Être un homme d'Etat en Italie, c'est être un homme au service de l'Etat. L'éclat d'une réussite individuelle, même époustouflante, ne tient pas lieu de vision d'ensemble, dans l'un des pays les plus compliqués du monde, où la République, contrairement à la France, n'a jamais vraiment réussi à s'imposer.
Que repose en paix cet homme déroutant, vibrionnant, surdoué pour les affaires. Il fut, entre la chape de plomb du Marais et l'époque contemporaine, un éloquent moment de l'Histoire italienne. Et tout de même, quel homme, quel personnage, quelle existence, quelles couleurs, au milieu des visages éteints de la grande galerie.