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  • Monsieur Max et les éteignoirs

     

    Sur le vif - Samedi 14.05.11 - 16.41h

     

    Je viens d’écouter l’excellente émission « L’Horloge de sable », de Christian Ciocca (Espace 2), sur Max Frisch, qui aurait eu cent ans demain. A travers « l’inflexion des voix chères qui se sont tues », c’est toute la sorcellerie de la radio que de nous ramener ceux qui nous ont quittés : Frisch lui-même, mais aussi Claude Stratz, tant d’autres. Emotion, sûr.

     

    Mais une chose, décidément, me frappe : la perpétuelle réduction de Frisch, dans ces années 70 et 80, où il était roi, à la « dimension sociale » de son œuvre, son rôle de « mauvaise conscience d’une Suisse prospère », l’écrivain comme curseur ou comme jalon. Je veux bien. Mais l’écrivain comme écrivain ?

     

    On a affaire, avec Frisch, dans le sillage de Brecht et dans une incandescence certes moins folle que chez Heiner Müller, à une exceptionnelle plasticité de la langue allemande (très proche, en cela, des dialectes grecs), que l’auteur reconnaît d’ailleurs quelque part dans les archives de Ciocca. Ses pièces, ses récits, ses carnets, ses journaux mettent en scène la phrase allemande comme une jonglerie de cirque avec des torches de feu. Dans cette œuvre-là, le risque d’incendie est omniprésent, nous sommes tous Monsieur Bonhomme, et c’est la magie des mots, celle d’une langue, avec ses alluvions, ses héritages, qui nous est servie.

     

    Magie d’une langue à laquelle semblent bien peu sensibles les commentateurs de ces années 70 et 80. Ils ne nous parlent que de portée sociale, de malaise suisse, ne nous parlent pas de l’œuvre. L’œuvre en elle-même. L’œuvre pour elle-même. Dans le champ qui la porte, la nourrit, et qui s’appelle la langue. Ces commentateurs n’allument pas notre passion pour Frisch. Dans leur médiocrité, ils l’éteignent.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Johann Schneider-Ammann : salut, les copains !

     

    Sur le vif - Vendredi 13.05.11 - 18.15h

     

    S’exhumer du sommeil pour sortir une énormité, c’est la rafraîchissante prestation d’un nouveau conseiller fédéral dont vous ne soupçonniez sans doute pas l’existence, tant il est discret: Johann Schneider-Ammann. A côté de lui, Didier Burkhalter fait figure de Tarzan hurlant, empêtré dans ses lianes, terrorisant de ses mâles stridences les plus gourgandines des guenons.

     

    Sortir du silence ? Oui, hier à Lucerne, JSA, l’homme qu’une Assemblée fédérale habitée par l’Esprit a cru bon de préférer à la Saint-Galloise Karin Keller-Sutter, a parlé. Pour dire quoi ? Que la SSR devait pouvoir développer son offre en ligne, malgré les craintes des éditeurs, parce que la vraie concurrence était étrangère. Reproduction exacte du discours du Mammouth ! Et ça tombe à pic : Roger de Weck, président de la SSR, fait justement partie du comité directeur du Swiss Media Forum, devant lequel s’exprimait hier le bouillant conseiller fédéral ! On n’est jamais aussi bien qu’entre soi, jamais aussi bien servi que par les siens, jamais aussi chouchouté que dans le cocon de son petit monde. Jamais aussi délicieusement coquin qu’entre copains.

     

    Voilà donc un ministre de l’économie, sincèrement libéral, réputé excellent chef d’entreprise, partisan de la concurrence et de l’émergence des meilleurs, sauf dans les domaines où la grâce – et la célérité – d’un certain lobbying ont déployé leurs effets sur lui. Un libéral, oui, prêt à admettre que la SSR puisse bénéficier à la fois de cet impôt déguisé qu’on appelle redevance, et du feu libre pour s’épancher dans le champ de la concurrence. Beurre, argent du beurre, délices incestueuses d’un trio d’amour avec la crémière et la plus désirable de ses sœurs.

     

    S’est-il trouvé quelqu’un, à Lucerne, pour défendre les radios et les TV privées de Suisse ? Et la nécessité d’un marché publicitaire (autre que d’insignifiants reliefs d’ortolans) pour les entreprises naissantes, souvent minuscules, dans le domaine du multimédia ? S’est-il trouvé un esprit pour défendre le tissu des PME, face à l’arrogante gourmandise du Monopole ? S’est-il trouvé une âme pour illustrer l’idée que la grande chance d’une démocratie, c’est la pluralité de ses opinions, la diversité de ses sources d’information, la liberté d’expression (qui passe aussi par un minimum de survie économique) pour ceux qui, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, de gauche ou de droite, ne pensent pas nécessairement comme la masse ?

     

    Non. Il ne s'est trouvé personne. Et voilà que le ministre suisse de l’économie, contre tous les principes qui devraient inspirer sa philosophie politique, donne un gage d’expansion supplémentaire à un Mammouth dont l’urgence première est au contraire de maigrir, en se concentrant sur des tâches essentielles. Débat politique, oui. Culture, oui. Acheter et diffuser une série américaine, le privé le fera tout aussi bien, et sans doute à meilleur prix. Peut-être l’entourage de Monsieur Schneider-Ammann, dans le Bois dormant de son ministère, pourrait-il, dans l’éclat d’un jour d’éveil, lui souffler, du bout des lèvres, ces quelques pistes.

     

    Pascal Décaillet

     

     

     

  • Max Frisch : feu et braise

     

    Sur le vif - Jeudi 12.05.11 - 11.38h

     

    Œuvre de feu. Eclair de braise. L’un des grands écrivains de langue allemande de l’après-guerre, et Dieu sait s’il y en eut. Né en 1911, mort à l’aube de ses 80 ans, Max Frisch aurait eu 100 ans dimanche prochain, 15 mai. Son œuvre demeure, trace du temps mais aussi hors du temps, dans le monde et hors du monde, libre.

     

    Libre, oui. Jamais captive des grilles de lecture dont la critique littéraire des années 70, issue du structuralisme, a fait sa spécialité : grille historique, grille sociologique, grille politique. La grille – ce mot horrible – n’implique que les limites carcérales intimes de celui qui en use, non celui qu’elle tente d’emprisonner. Frisch, comme Brecht, restera l’auteur libre d’une œuvre libre, de celles qui ne se réduisent ni au temps, ni au monde, même si, de près, elle les évoque, les convoque. Il n’est pas un écrivain politique, pour la simple raison qu’un écrivain politique n’existe pas, ou plutôt ne survit que comme écrivain, condition qui précède et transcende, dans un ordre d’années-lumière, la question politique.

     

    Les étudiants en Germanistik des années 70 lisaient peu l’œuvre de Frisch, et cette méfiance professorale, de la part des mêmes qui, pourtant, nous ouvraient à Hölderlin et Paul Celan, comparaient avec génie les variantes de Brecht sur l’Antigone de Sophocle, était, du vivant du dérangeur zurichois, un hommage à sa probable capacité de nous troubler. Je ne l’ai lu, d’ailleurs, que plus tard. J’ai détesté son côté « auteur officiel » des dernières années, tout simplement parce que ce côté est ontologiquement haïssable.

     

    Ce week-end, je tâcherai de relire « Don Juan oder die Liebe zur Geometrie », et, bien sûr, « Biedermann une die Brandstifter ». Le feu, le festin de Pierre, le rendez-vous de la séduction avec la mort, la parole qui s’embrase, le souvenir de Claude Stratz et de sa mise en scène, inoubliable, de mai 1999, je crois bien que c’était son dernier spectacle avant de quitter la direction de la Comédie.

     

    Max Frisch, Claude Stratz, nous ont quittés. Et le ballet de mort est là, qui s’invite à danser quand on ne l’attend pas. Et l’œuvre, tellement présente, demeure. Au point qu’elle nous brûle.

     

    Pascal Décaillet