Liberté - Page 72
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Pourquoi Kafka ?
Sur le vif - Lundi 03.06.24 - 15.43hPourquoi Kafka ? Pourquoi, entre 1883 et 1924, une telle comète dans la littérature de langue allemande ? Pourquoi lui ? Pourquoi cette écriture, si dense, si grave, pourtant si légère, comme un pas-de-deux, où se mêleraient la rupture et la grâce, l'inattendu, le surgissement, l'omniprésence de la mort ?Le secret de Kafka, qui nous quittait il y a cent ans aujourd'hui (3 juin 1924), c'est bien là qu'il réside : dans cette magie de chaque syllabe, au service d'un récit déroutant. Tu crois poindre le sens de l'histoire, à chaque détour de phrase, tu peux déjà oublier. Mort l'année du surréalisme, mort délivré de toute appartenance, mort sans vouloir que ton oeuvre te survive. Mort, à la manière de Lazare : à travers tout lecteur un peu sensible à la langue, au rythme, à l'écriture, tu te lèves, Franz le Magicien, toi le mort du 3 juin 1924, et tu marches.Franz Kafka, Thomas Mann : les deux plus grands narrateurs de la littérature de langue allemande, au vingtième siècle. L'homme de Prague, l'homme de Lübeck. Celui qui prend le temps, à travers une syntaxe d'une incomparable saveur, complexe, précise, médicale. Et puis l'autre, l'homme de Prague, aux lectures bibliques, Kabbale et Talmud, ce qui t'arrive et ne dépend pas de toi, ce qui te heurte, fragments de destin, ce qui ressemble à une vengeance divine. Pour quel acte, quel crime, qui serait tiens ?Chez Kafka, des traces de littérature fantastique, jamais d'appartenance, jamais d'étiquette. Des traces, comme chez Ovide, comme dans l'Ancien Testament. Des traces, pas plus, parce qu'au centre, c'est l'incertitude de la condition humaine, pas la monstruosité du ciel. On peut être fou, à lier, de cette écriture-là, sans pour autant adhérer au récit, à ce qui est raconté : comme en telle prière pour les morts, tel précepte jeté aux vivants, tel panneau d'interdiction à l'orée d'une forêt, le frisson surgit des mots, leur musique, leur cortège dans la phrase. Pour aller où ?Je vous recommande de lire Kafka en allemand, parce qu'il a sublimé cette langue comme peu d'autres. Thomas Mann, oui, pour la profondeur d'approche, la précision médicale du diagnostic, le balancé diabolique de la phrase. Bertolt Brecht, pour l'invention verbale au détour de chaque mot. Martin Luther, parce qu'à chaque étape de sa traduction de la Bible (1522), il invente la langue allemande, tout simplement.Pascal Décaillet -
Eté 1994 : un aîné en éveil
Sur le vif - Jeudi 30.05.24 - 10.36hIl y a juste trente ans, été 1994, j'ai produit et réalisé, pour la RSR, une Série d’Été, en cinq épisodes de 40 minutes chacun, dans laquelle je racontais l'Affaire Dreyfus. De l'arrestation du Capitaine, en octobre 1894, jusqu'à sa réhabilitation, en 1906.J'avais lu, en amont, tous les livres possibles et imaginables sur l'Affaire. Et un nombre impressionnant de journaux de l'époque. L'Aurore, le Siècle, le Figaro, mais aussi le Journal de Genève, la Gazette de Lausanne, le Courrier, la Liberté, car la presse suisse était partie prenante. J'entrecoupais mon récit de musiques contemporaines à l'Affaire, dans le très riche répertoire de la France au tournant des deux siècles, ainsi que d'extraits de correspondance, notamment celle du Capitaine avec son épouse, lus par les comédiens Caroline Gasser, Philippe Morand, Jean Liermier.La Série a été diffusée. J'ai reçu un très grand nombre de lettres, le public avait été au rendez-vous.L'une de ces lettres, manuscrites (internet n'existait pas encore, donc pas de mail à l'époque), m'avait touché au coeur. Par sa pertinence. Son intelligence. Son rédacteur avait immédiatement saisi ma démarche, mon rapport au micro, ma conception du récit. Il m'écrivait des choses plus qu'aimables. Le même, 21 ans plus tard, en 2015, m'avait vivement encouragé à pousser jusqu'au bout ma Série en 144 épisodes sur l'Histoire de l'Allemagne, de 1522 à aujourd'hui (32 sont déjà bouclés).Ce correspondant pointu, aiguisé, bienveillant, attentif à l'essentiel, n'était pas tout à fait Monsieur X. Il était celui de mes confrères que j'admirais le plus, depuis l'adolescence. En ce jour d'été 1994, il m'avait dit les mots justes, ceux dont j'avais besoin pour continuer mon approche du micro dans le sens que me dictait mon instinct le plus profond.Il était un aîné en éveil. Un porteur de lumière, sur le chemin. Il s'appelait Claude Torracinta.Pascal Décaillet -
Le droit de dire non !
Commentaire publié dans GHI - Mercredi 29.05.24
Dans les textes soumis à votation le 9 juin, il y a un parfait exemple de consensus béat, entre partis politiques, à l’exception de l’UDC et d’associations protectrices de la nature : la loi sur l’électricité. C’est l’immense paquet, onéreux à souhait, à la limite de l’irréalisable, proposé par le Conseil fédéral pour que la Suisse se convertisse bien sagement aux énergies douces : l’eau, le soleil, le vent. Floraison de nouvelles centrales hydro-électriques, forêts d’éoliennes, panneaux solaires partout, dans le pays.
On a le droit d’être pour. Et on a, tout autant, celui d’être contre. On a le droit de refuser le lessivage de pensée des Verts qui veulent tout mettre, aux frais des contribuables, sur le renouvelable. On a le droit de vouloir revenir au nucléaire, avec des centrales de nouvelle génération.
Vous qui me lisez, vous êtes pour, vous êtes contre, vous êtes tous des citoyens et citoyennes respectables. Il faut parfois se méfier des consensus. Et se faire une opinion par soi-même. A tout hasard, je vous recommande les salutaires dissidences d’un Philippe Roch, ou de la Fondation Franz-Weber, magnifiquement défendue par la fille de ce bouleversant défenseur de la nature, Mme Vera Weber.
Votez oui, votez non. Votez comme vous voudrez. Mais de grâce, soyez des citoyens. Pas des moutons.
Pascal Décaillet