Liberté - Page 261
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Pier Paolo, Ostie, le sourire de l'essentiel
Sur le vif - Samedi 05.03.22 - 17.50hNé il y a, jour pour jour, cent ans, à Bologne, et retrouvé assassiné sur la plage d'Ostie la nuit qui sépare la Toussaint du Jour des Morts 1975, Pier Paolo Pasolini est l'une des figures qui ont intensément marqué ma jeunesse. Le cinéaste, l'un des plus grands. Le poète, avec un usage sans pareil des mots et des rythmes de la langue italienne. L'écrivain. Le rebelle. L'inclassable.J'ai aimé passionnément ses films, que j'allais voir à leur sortie, ou chez l'excellent Rui Nogueira, au CAC Voltaire. J'ai découvert ses textes. J'ai contemplé l'irruption de cet homme dans la vie terrestre, une existence à la fois étrangement décalée et totalement présente dans l'essentiel. Il est né quelques mois avant l'ère fasciste (qui commence fin octobre 1922), il l'a traversée d'un bout à l'autre, hors du monde et parfois, les événements le voulant (la mort de son frère, par exemple), terriblement dans le monde. Parfois, l'Histoire le heurtait, parfois il donnait l'impression d'être ailleurs. Mais je connais peu d'hommes aussi présents que lui.L'Italie de l'après-guerre, miséreuse les premières années, celles du cinéma néo-réaliste, puis étouffant plusieurs décennies sous le poids du convenable, incarné par l’Église et la démocratie chrétienne, n'était pas la sienne. Trop prévisible. Trop atlantiste. Trop normée. Trop obsédée par la régulation de la vie privée. Cette société lui était étrangère, mais l'Italie, il en aimait passionnément la langue, les peintures, les figures bibliques, les mots, les musiques.Il faut voir, et revoir, son Vangelo secondo Matteo (1964), incomparable restitution néo-testamentaire, avec un Christ sec, sobre, limite antipathique, 137 minutes d'intensité, d'inattendu, noir-blanc, où la parole biblique file comme la comète. Là aussi, Rui Nogueira, années 80, Ciné-Club CAC Voltaire, moments de grâce, transgressions des convenances, merci Rui !Une nuit de novembre, alors qu'il avait 53 ans, on a retrouvé le corps de Pier Paolo Pasolini sur la plage d'Ostie, celle où va se baigner, pour fuir l'été torride, le peuple de Rome. Il faut aller là-bas, à Rome, avec les meilleures chaussures du monde, il faut marcher, et marcher encore, il faut prendre le métro, ou le train régional, direction Ostie, il faut arpenter le Lido, il faut penser à Énée, à Virgile. Et puis, tout naturellement, sans qu'il soit besoin d'un seul mot, la figure de Pier Paolo, en gisant de hasard, recroquevillé sur le sable, vous apparaîtra. Et je crois pouvoir dire qu'elle vous adressera le sourire de l'essentiel.Pascal DécailletLien permanent Catégories : Sur le vif -
Macron : hier soir, ça sonnait juste
Sur le vif - Jeudi 03.03.22 - 13.44hOn ne me soupçonnera pas, je pense, de macronisme aigu. Je condamne depuis cinq ans les options européennes et mondiales de ce Président, son absence d'armature nationale, ses choix économiques et sociaux, son orléanisme.Mais hier soir, il a dit des choses qui sonnaient juste. Il a, bien entendu, condamné l'agression russe en Ukraine. Mais il n'a pas, pour autant, coupé les ponts avec la Russie. Il a rappelé le passé de cet immense pays avec la France, le sacrifice inimaginable des années 1941-1945, la permanence d'une amitié entre deux peuples.Il a condamné un régime, des choix politiques et stratégiques. Mais pas la nation russe, ni son peuple. Il a rappelé qu'il maintenait le contact avec Vladimir Poutine.Bien sûr, on n'était pas, hier, dans la grande voix d'une France souveraine et non alignée, celle d'un Charles de Gaulle. Mais, Dieu merci, on n'était pas non plus dans un alignement benêt face à l'impérialisme américain. Il y avait, au moins dans le propos, les tonalités d'une France ayant sa politique propre, sans être un dominion de Washington.J'avoue avoir été surpris. Jusqu'ici, depuis 57 mois, l'atlantisme d'Emmanuel Macron était sans faille. De même, son européisme. Sa confiance naïve dans une "communauté des nations" qui n'a jamais été qu'un leurre. Ses jugements historiques à l’emporte-pièce, comme celui sur les 132 ans de présence française en Algérie. Sa méconnaissance inquiétante du tragique de l'Histoire. Son inaction totale pour donner au peuple de France des voies institutionnelles de participation aux décisions, ce que réclamaient à juste titre les Gilets jaunes.Oui, un bilan que je réprouve. Mais hier soir, c'était un bon discours. On a entendu la voix de la France qu'on aime : celle qui écoute les souffrances, mais veut donner sa réponse à elle. Et n'entend pas devenir le 51ème Etat américain.Pascal DécailletLien permanent Catégories : Sur le vif -
Thucydide, vous connaissez ?
Commentaire publié dans GHI - Mercredi 02.03.22
Face à une guerre, nous devons utiliser notre cerveau. Et tenter de comprendre. C’est le registre dans lequel je vous invite ici, celui qui a toujours été le mien, notamment dans le décryptage des guerres balkaniques, pendant toute la décennie 1990-2000. Cela n’empêche ni la compassion, ni l’action humanitaire. Mais avant tout, puisque nous nous targuons d’éclairer les phénomènes politiques, nous devons nous forger des clefs de compréhension. Et cet exercice-là se fait avec la tête froide, les outils de l’analyse, la connaissance historique, la prise en compte de tous les points de vue, la volonté de restituer les chaînes de causes et de conséquences.
Tenez, je vous invite à une lecture. Pas facile. Austère, même. Mais totalement passionnante. Tentez de lire la Guerre du Péloponnèse, de l’historien athénien Thucydide (5ème siècle avant JC). C’est un livre difficile à lire, parce qu’il ne fait strictement aucune concession au plaisir du lecteur. Il se refuse à raconter des histoires, des anecdotes. Il restitue le conflit complexe entre les Cités grecques partisanes de Sparte, et celles d’Athènes. De façon sèche, cérébrale, il démonte les mécanismes.
Dès l’âge de 18 ans, ce que j’ai retenu de cette lecture, ce ne sont pas tant les événements eux-mêmes que le génie de la méthode. Thucydide nous dit, pour faire court : « Voilà ce qui s’est passé. Voilà les causes apparentes. Et voilà les causes réelles ». Et cet homme, il y a vingt-cinq siècles, va chercher dans les besoins économiques des Cités les vraies raisons de leur participation à telle ou telle bataille. C’est Marx, deux millénaires et demi avant l’heure. C’est impitoyablement intelligent. C’est glacial de constat. C’est quelque chose de très fort. C’est un diagnostic cynique de la nature humaine, hyperréaliste. Chez Thucydide, il n’y a ni bons, ni méchants : il y a juste des intérêts en jeu, et la noirceur du pouvoir en toile de fond.
Face à toute guerre, inspirons-nous de Thucydide. Avant de juger, tentons de comprendre. Pour cela, il faut étudier l’Histoire. Et cette étude ne peut en aucun cas se faire en quelques jours, ni quelques semaines, ni quelques mois. C’est le travail d’une vie. Car l’approche historique exige un long cheminement dans la complexité. Il faut s’imbiber de toutes les perspectives, à commencer par celles qui sont antagonistes. Nul ne comprendra jamais rien, par exemple, aux 132 ans de présence française en Algérie (1830-1962), sans avoir étudié en profondeur le point de vue des colons, celui des colonisés, celui des Européens, celui des Arabes, celui des Juifs, celui des Berbères, ceux des différentes factions de la résistance à la France, qui forgeront un jour le FLN. Pour cela, il faut lire, lire, et lire encore. Et plus vous lirez, mieux se révélera, dans votre cerveau, la photographie du réel, dans toute sa complexité. Et plus vous lirez, moins vous verrez les bons, ou les méchants. Et plus vous vous direz : « C’est la polyphonie de tous qui est chemin de vérité ».
Pascal Décaillet
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