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Liberté - Page 3

  • Le Pacte d'Acier PS-UDC

     
     
    Sur le vif - Mardi 10.12.24 - 16.19h
     
     
    Pour ceux qui ambitionnent de décrypter les enjeux politiques avec une autre lucidité que le trottinement derrière les conférences de presse, il s'est produit un événement, aujourd'hui à Berne : l'alliance de la gauche avec l'UDC pour sauver les aciéries de Suisse. Stahl Gerlafingen à Soleure, Swiss Steel à Lucerne.
     
    Pour ma part, je ne parle quasiment que de ce sujet, depuis des mois. Débats, dans Genève à Chaud (nous y revenons demain, mercredi). Commentaires, éditos, chroniques. Pour une raison simple : la production d'acier est l'un des piliers stratégiques de notre souveraineté suisse. Mon père était ingénieur, ces questions m'ont toujours habité.
     
    Cette majorité de 105 voix contre 84, au National, mérite d'être décortiquée : la gauche, une bonne partie du Centre, une bonne partie de l'UDC. Totalement marginalisé dans un secteur dont il prétendait, de toute éternité, être le roi : le PLR. Terrible défaite pour le parti héritier du grand parti qui a fait la Suisse, le parti radical. Les radicaux de 1848, pères de notre industrie suisse !
     
    Les socialistes et l'UDC ne sont pas des amis. Sur tant d'autres sujets, ils divergent. Mais ils sont capables, maintenant, sur ce thème comme sur d'autres (on le verra dans le domaine de la santé), de dégager des majorités protectionnistes, sociales, attachées aux intérêts supérieurs du pays. L'aile arrogante du PLR, celle des golden boys ultra-libéraux, totalement déconnectée du pays réel, de ses souffrances, subit aujourd'hui une défaite majeure.
     
    Victoire aussi, au sein de l'UDC, de la branche protectionniste et sociale, plus soucieuse du sort de la population que de celui des dividendes. Bref, l'aile Dugerdil, contre l'aile libérale financière. Tout cela, pour le pays, ce sont de bonnes nouvelles. Et ce Pacte d'Acier nous indique, à nous Suisses, la direction à suivre en ces années difficiles : attachement au pays, patriotisme, défense de l'agriculture, de l'industrie, des PME, protectionnisme, priorité au marché intérieur. Oui, c'est une date, vraiment.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Albert Speer, Jean Dumur, les vertiges de la mémoire

     
    Sur le vif - Dimanche 08.12.24 - 14.35h
     
     
    Il me faut commencer par le début, c'est essentiel, parce que dans cette affaire, chacun doit se situer lui-même. Et le début, pour moi, c'est ce soir d'octobre 1971 où, avec mes parents, dans le salon familial, nous regardons l'émission Destins, à la Télévision Suisse Romande. Nous avions encore, pour quelques mois, notre vieille TV noir et blanc, nous n'avons pris la couleur qu'en février 1972, pour les Jeux Olympiques de Sapporo. Russi, Collombin, la gloire.
     
    L'émission est animée par un très grand journaliste, Jean Dumur. Ce soir-là, un invité exceptionnel : Albert Speer, 66 ans, architecte personnel de Hitler, ordonnateur des cérémonies et monuments du Troisième Reich. Puis, pour les trois dernières années de la guerre, redoutable Ministre de l'Armement. A son apogée, en 42, le Reich se porte très mal, côté production. Et c'est paradoxalement pendant les trois années de déclin (42-45) que les usines produisent le mieux. Et c'est grâce à cet homme-là, Albert Speer.
     
    En octobre 71, j'ai treize ans, je connais l'Allemagne de l'intérieur, et j'ai déjà lu mille fois les trois tomes volumineux sur l'Histoire de la Seconde Guerre mondiale, dans la bibliothèque de mes parents. A cet âge, je ne m'intéresse absolument pas aux livres pour enfants, style "Contes et Légendes". Non, je veux la Seconde Guerre mondiale, encore et toujours.
     
    En ce soir d'octobre 71, je connais donc le fond historique, comme un solfège qu'on a appris très jeune, mais franchement il ne me semble pas avoir entendu parler d'Albert Speer. Et là, soudain, cinq ans après sa sortie de prison (1945-1966 : il a été condamné à vingt ans, à Nuremberg), cet homme est là, devant nous, bien vivant, face à Jean Dumur, à la TSR ! Nous n'en revenons pas. Ni mon père, ni ma mère, qui a vécu en Allemagne dans les années trente, dans une famille de la haute aristocratie militaire ultra-conservatrice mais anti-nazie, qui le prouvera le 20 juillet 1944. Ni moi.
     
    Nous avons face à nous un homme qui, au fond, n'a que quinze ans de plus que mes parents, n'en a que 66 (mon âge, aujourd'hui), fut sans doute l'homme le plus proche d'Adolf Hitler, y compris affectivement, a joué un rôle capital sous le Troisième Reich. Et il est là, bien vivant, à Nuremberg il a échappé à la potence, et même à la perpétuité, il a purgé ses vingt ans, a pris des kilomètres de notes sur du papier toilette (on pense évidemment à Sade, et ses rouleaux). Il est là, dans notre salon, avec son regard incroyablement perçant, ce visage calme, d'une troublante profondeur. Et il répond, dans un bon français et avec la totale courtoisie d'un grand bourgeois de Mannheim, aux questions de Jean Dumur. Mon père n'en revient pas. Ma mère n'en revient pas. Je n'en reviens pas. Nous sommes conscients, les trois, de vivre un moment télévisuel, familial, un carrefour dans les chemins croisés de nos consciences historiques en perpétuelle révélation, comme une photographie pour toujours en chambre noire.
     
    Et Jean Dumur, en excellent journaliste, lui pose évidemment la question que tout le monde attend : "Monsieur Speer, sur ce qui s'est passé dans les camps d'extermination, que saviez-vous ?". Et lui, Speer, lui donne la réponse qu'il développe dans son best-seller deux ans plus tôt, Au Cœur du Troisième Reich (1969, trois ans après sa sortie de prison), cette réponse qu'il a mis vingt ans, en prison, à peaufiner au millimètre près, mais qu'il avait déjà donnée à Nuremberg, et qu'il donnera jusqu'à sa mort, à Londres, en 1981 : il prétend ne pas avoir su, mais assume la responsabilité collective, comme Ministre du Reich. Dit-il la vérité ? Ment-il ? Arrange-t-il ? J'avais treize ans et quelques mois : je me souviens parfaitement du moment d'incertitude, de gêne profonde, lors de cette réponse.
     
    Dans les semaines qui ont suivi, j'ai acheté "Au Cœur du Troisième Reich", 617 pages, Livre de Poche, texte intégral, que j'ai encore dans ma bibliothèque, et que j'ai passé ma vie à lire, et relire. J'étais dans ma quatorzième année, je lisais ce livre-là, je zappais les lectures obligatoires d'école (je me souviens d'avoir zappé La Mare au Diable pour Speer, pardon George !), bref j'avais mordu à l'hameçon. Speer était venu à Genève, face à Jean Dumur, pour une tournée de promo, j'ai été son premier gogo. Son client, avec mon argent de poche. Il avait gagné. Cet homme a passé sa vie à gagner.
     
    Et moi, gamin, élève en troisième année d'école secondaire, son client oui ! Mais dès cette émission, puis dès la première lecture du livre, j'ai été fasciné par la question de la vérité. Ou, pour être plus précis, par la question de l'angle et de la situation de celui qui parle. Celui qui écrit. Celui qui, ayant ruminé son scénario pendant ses vingt ans de captivité, se met en scène dans une autobiographie, plus exactement une autofiction. Ne croyez pas qu'il cherche à se disculper, il est beaucoup trop intelligent pour cela : au contraire, il reconnaît sa culpabilité, prétend juste qu'elle est collective et non individuelle. Ce point, dès la sortie de son livre, a été immédiatement contesté par des historiens allemands du nazisme : impossible, selon eux, d'avoir exercé un tel niveau de responsabilité, sans avoir su. Comment le Ministre de l'Armement et de la Production du Reich, qui avait à sa disposition des centaines de milliers de travailleurs forcés, ose-t-il prétendre ne pas avoir su "ce qui se passait en certains lieux de Haute-Silésie" ?
     
    J'ai voulu poser ce prologue avant de vous proposer, d'ici quelques jours, ma chronique sur l'excellent roman que vient de publier, chez Grasset, Jean-Noël Orengo : "Vous êtes l'amour malheureux du Führer". Un peut chef d'oeuvre, remarquablement écrit. Mais d'abord, je voulais tenter de me situer moi-même. Face à l'émission Destins, d'octobre 1971. Face à Albert Speer, personnage majeur du Troisième Reich. Face au principe littéraire de l'autofiction. Face à la mémoire. Face à ce qui est dit, ce qui est tu. Ce qui est retenu, ce qui est écarté. C'est cela, les questions autour de Speer. C'est cela, le livre de Jean-Noël Orengo. Ca tourne autour de celui qui écrit. Et aussi, autour de celui qui lit. Bref, vous et moi, toujours et partout, dès que surgit un texte. C'est compliqué, et c'est infiniment troublant. Vertigineux, même.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Ursula face au Jugement dernier

     
    Sur le vif - Dimanche 08.12.24 - 08.27h
     
     
    Européenne, Ursula von der Leyen ? Non, pour la simple raison que « l’Europe » politique n’existe pas. Pas plus que l’Europe économique. Et l’Allemande, avec éclat, vient d’en administrer la preuve. En trahissant les paysans d’Europe, à commencer par ceux de France, dans l’affaire du Mercosur.
     
    J’ai organisé plusieurs débats de GAC sur le Mercosur, et nous y reviendrons demain lundi. Cette alliance économique de pays d’Amérique latine cherche à exporter ses produits. Fort bien. Sauf que l’accord signé avec l’Union européenne comporte un volet agricole qui va achever la mort des paysans européens. Notamment sur le marché de la viande.
     
    En Europe, il y a des gagnants : l’industrie allemande, qui traverse comme on sait une phase particulièrement difficile de sa longue et passionnante Histoire. Volkswagen, fleuron et incarnation depuis 1938 du génie économique allemand, ferme ses sites et licencie massivement. D’autres secteurs, vitaux, comme la métallurgie, la chimie, sont touchés. L’Allemagne s’en relèvera. Elle se relève TOUJOURS, depuis la grande ruine de 1648. Et celle de 1945 ne fut, dans ce prodigieux destin national, qu’une défaite d’étape.
     
    L’accord UE-Mercosur : un coup de main aux industriels allemands, un coup de poignard dans le dos des paysans, notamment français.
     
    L’Europe n’existe pas. Seuls existent les intérêts nationaux. Que surgisse une difficulté, on l’a vu avec le Covid, et c’est chacun pour soi. À quelques semaines d’élections capitales dans son pays, l’Allemande de Bruxelles le prouve.
     
    Quant à la France, elle ressuscite Notre-Dame, pendant que ses paysans se meurent. Terrible contraste, de noirceur et de lumière, comme le Jugement dernier. Dies Irae ! Mozart, vite ! Encore Mozart. Toujours Mozart. Quelque part, entre la fosse commune et l’extase du ciel.
     
     
    Pascal Décaillet