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Liberté - Page 1388

  • L'inconnu de Lübeck

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    A l’occasion du 40ème anniversaire, aujourd’hui, de la génuflexion de Willy Brandt devant le monument aux morts de Varsovie, je republie, ici, ma chronique du 6 mai 2004 dans la revue « Choisir ». Willy Brandt est, avec de Gaulle, Mendès France et Mitterrand, l’homme d’Etat européen du vingtième siècle qui m’a le plus impressionné.

     


    L’inconnu de Lübeck

     

     

    Il y a juste trente ans, le 6 mai 1974, Willy Brandt, le plus énigmatique, mais aussi à coup sûr le plus grand chancelier allemand du vingtième siècle, envoyait au président de la République une lettre de démission de treize lignes, écrite à la main : « J’assume la responsabilité politique de l’affaire Guillaume ». Brandt quittait la chancellerie, laissant la place à un autre grand homme, Helmut Schmidt. Il allait encore vivre dix-huit ans, présider son parti, et même l’Internationale socialiste, vivre deux décennies en vieux sage ayant tutoyé l’Histoire, cerné d’honneurs et de louanges, mais Brandt au pouvoir, cette aventure allemande de l’après-guerre, se terminait ainsi d’un coup, bêtement, suite à une histoire d’espionnage entre Allemands que plus personne, de nos jours, ne pourrait imaginer.

     

    Willy Brandt, homme du nord né à Lübeck, le 18 décembre 1913, d’une mère de dix-neuf ans qui ne lui révèlera qu’en 1947 la véritable de son père, et mort le 8 octobre 1992, aura donc connu l’Allemagne impériale, traversé la Grande Guerre, la République de Weimar, le Troisième Reich (en exil en Scandinavie), les années de désolation et de reconstruction, la scission en deux de sa patrie, avant de connaître enfin, peu avant sa mort, plus heureux que Moïse, la chute d’un Mur qu’il avait toujours haï, les yeux embués en cette ville de Berlin dont il avait été, de 1957 à 1966, le maire éblouissant. Avant d’être un grand homme d’Etat, celui de l’Ostpolitik et de la génuflexion de Varsovie, avant d’être ce vieillard fatigué et sublime regardant d’écrouler le Mur aux côtés de Kohl et Genscher, en cette nuit du 9 novembre 1989, avant tout cela, Willy Brandt c’est d’abord, comme Mitterrand, le charme étrange et romanesque d’un destin.

     

    La politique, aujourd’hui, n’aime plus guère les aventuriers. Elle préfère les technocrates. C’est dommage. Que serait l’Italie sans Garibaldi et le tumulte de son parcours ? Il faut lire la vie des grands hommes, à la Plutarque, si on veut saisir les véritables enjeux de leurs paris politiques. L’enfant Louis XIV traumatisé par la Fronde, le jeune Léon Blum et l’affaire Dreyfus, les rapports terribles de Frédéric II avec son père. Pour cela, il faut accepter de lire des biographies, ce genre passionnant, longtemps et scandaleusement méprisé par les historiens de la mouvance de Mai 68, ceux qui préfèrent les structures aux hommes, la matière à l’esprit, la coupe synchronique, désincarnée, au fil magique d’une vie.

     

    Il faut aussi regarder les albums de photos. Le collégien Willy Brandt, 1930, debout en pantalon de golf, posant devant un plan d’eau, sans doute un canal de sa ville natale de Lübeck. La beauté de son visage, la retenue de sa posture, le brin de mélancolie de l’ensemble, la force de solitude intérieure d’un regard pourtant porté vers le lointain. Est-ce déjà Willy Brandt, au destin scandinave et futur prix Nobel de la Paix ? Ou n’est-ce, encore, que Herbert Ernst Karl Frahm, son premier nom, celui de son enfance hanséatique, lui qui allait, d’exil en exil, en porter plusieurs, remplaçant une énigme par une autre. Tout est là, oui déjà, dans cette tristesse semi-éclairée, immensément séduisante, de l’inconnu de Lübeck. Enfin, coïncidence ou non, 1930, l’année de cette photographie si troublante, est celle de son adhésion au SPD, le parti social-démocrate : rien, jusqu’à la mort, ne l’en séparera.

     

    Willy Brandt : un destin allemand. Il aurait ou être raconté par une nouvelle d’Heinrich Mann, ou incarné dans l’un des innombrables personnages de Günter Grass, son ami. J’irais plus loin : j’irais chercher dans Schiller, celui des jeunes années, le Schiller de Don Carlos et du Sturm und Drang, le ressort exceptionnel de Brandt. Une vie nécessairement en mouvement, mais d’un chemin non-tracé, où l’invisible surpasse le prévisible, le rend futile, dérisoire. Les plans de carrière volontaristes sont pour les personnages de deuxième choix, les grands commis, les grands exécutants. L’homme de caractère, lui, accepte les chemins de traverse, la surprise du vent.

     

    Brandt, un destin. Mais aussi un certain sens de la formule, du symbole. A genoux devant le monument aux morts de Varsovie, recueilli au Mémorial de Yad Vashem, ou hagard devant les burins de fortune qui détruisent le Mur, c’est toujours le même homme, le même sens du destin et de l’Histoire. « Jetzt wächst zusammen, was zusammengehört », s’était-il contenté de déclarer en cette nuit allemande du 9 novembre 1989 (Maintenant va pouvoir croître ensemble, ce qui est du même terroir). Et si le combat social-démocrate, tout en étant parfaitement sincère, n’avait été, toute une vie, que le paravent d’un autre enjeu, plus fondamental, plus inavouable : le combat national pour enfin donner un champ d’éclosion à une patrie ravagée, et au fond tant aimée, comme une mère qu’on retrouverait, intacte et prometteuse, au soir de sa propre vie ? La force des grands hommes, Brandt, de Gaulle et les autres, c’est qu’ils nous donnent l’impression, à chaque fois, de recommencer l’Histoire.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Frontières, chimères

     

    Chronique publiée dans la Tribune de Genève - Lundi 06.12.10

     

    Le Salève, glacé sous son manteau blanc, a beau s’offrir à l’immédiate portée de mon regard, il ne s’en trouve pas moins en pays étranger. Ami, certes, ô combien. Mais étranger. Entre le Salève et nous, il y a ce tracé invisible dont il est à la mode, dans les cocktails, de nier l’existence : une frontière.

     

    Nos frontières ne sont pas des caprices de douaniers. Elles viennent du fond des âges. Elles n’empêchent ni l’estime, ni le respect mutuels. Mais il y a un pays qui s’appelle la France. Et un autre, le nôtre, la Suisse. Si je vais à Bâle, à Coire, je demeure dans mon pays, même si la langue change. Si je passe à Annemasse, même langue, mais autre pays. C’est ainsi, nos choix historiques l’ont voulu.

     

    Hélas, à Genève, jusqu’au plus haut niveau de décision politique, on semble préférer le magma très improbable, mais tellement tendance, de chimères transfrontalières à la réalité de notre « foedus », notre contrat avec la Confédération helvétique.

     

    Au point que les 25 autres cantons, dans certaines hautes sphères genevoises, on s’en fout. C’est une injure à l’âme de ce petit pays, son charme pluriel, l’infinie fragilité de ses équilibres. Une insulte à l’arrière-pays, campagne ou montagne, plus rugueux, plus conservateur, mais qui a fait la Suisse. Au moins autant, et à vrai dire beaucoup plus, que les petits marquis de cocktails au royaume de la frontière abolie.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Quand la radio raconte la radio

     

    A propos d’une passionnante émission diffusée aujourd’hui sur Espace 2, autour du travail d’un jeune homme de 22 ans, Maxence Garin.


    La radio serait-elle une reine de la nuit ? Face à elle-même, en son miroir, elle interroge ses archives, rallume les voix éteintes, restitue le timbre et le grain. Ainsi, tout à l’heure, de 13.30h à 15.00h, l’émission L’Horloge de Sable, de Christian Ciocca, sur Espace 2, évoquait le mémoire du jeune Maxence Garin, 22 ans, sous l’égide d’Alain Clavien, à l’Université de Fribourg, consacré à une émission qui avait fait scandale le 21 avril 1967, jour du coup d’Etat des colonels en Grèce.


    Cette émission, c’est le mythique « Miroir du monde », fondé en avril 1943 par Benjamin Romieux sous le premier nom de « Miroir du temps », et où s’illustrèrent des journalistes aussi éminents que Jacques Matthey-Doret ou mon regretté confrère et ami Christian Sulser. C’était une émission du soir, elle a bercé nos enfances, prenait le temps de nous décoder la politique internationale.


    Alors, quoi ? Que se passe-t-il de si scandaleux au soir de ce 21 avril 1967 ? Réponse : rien ! Rien, en tout cas, à nos oreilles d’aujourd’hui. Christian Ciocca ayant eu l’excellente idée de nous rediffuser l’intégralité de l’émission, la première réaction, plus de 43 ans après, est l’admiration devant la capacité de mise en perspective de Jacques Matthey-Doret, à chaud, alors qu’Athènes et la Grèce ne sont sous couvre-feu que depuis quelques heures. Rappel historique, référence à la guerre civile qui s’était déroulée vingt ans auparavant, dissection des champs d’intérêt respectifs, lumière sur les clans, autour du roi Constantin notamment, et même premières interrogations sur un silence (acquiesçant ?) de la bourgeoisie que tous les historiens, plus tard seulement, relèveront, et que décrit avec génie « Un homme », le chef-d’œuvre d’Oriana Fallaci. Tout cela, le jour même du coup d’Etat. Nul scandale, donc, vraiment.


    Mais c’était compter sans un autre mythe du journalisme en Suisse romande, André Luisier. Dans son édito du lendemain, l’omnipotent patron du Nouvelliste accuse l’équipe du « Miroir du monde » d’extrémisme de gauche ! L’affaire fera grand bruit, sera relayée par le Conseil d’Etat valaisan (dont Luisier a toujours été le sixième homme), et finalement tranchée en faveur de la RSR. Tout ce contexte, le jeune Maxence Garin le restitue. Vieille rogne de Luisier à l’égard de Romieux, datant d’une guerre d’Algérie ne s’étant terminée que cinq ans auparavant, contexte d’élections législatives internes à la politique suisse, mais aussi guerre froide, rôle des Etats-Unis dans l’alliance stratégique avec la Grèce, etc.


    A 22 ans, Maxence Garin possède son sujet. Certes plus à l’aise sur l’histoire du « Miroir du monde » que sur le détail de la politique valaisanne dans les années soixante. Mais peu importe : ce mémoire-là, on brûle de le dévorer.


    Pascal Décaillet