Sur le vif - Samedi 14.12.13 - 18.47h
Je rumine ce billet depuis des années, mais sa cause directe, juste cet après-midi, est la pantalonnade au Municipal de la Ville de Genève, autour du budget 2014. La droite et le MCG avaient prévu des coupes importantes. Par un vote discipliné, ils pouvaient les faire passer. A cause du hasard, la revanche d’un exclu mécontent, ou d’indépendants déracinés de toute cohérence initiale dans leur engagement parlementaire, c’est le contraire qui s’est produit. La gauche exultera d’avoir pu conserver des postes dont je n’ai toujours pas saisi l’utilité, et par là-même sa clientèle politique. La droite, à juste titre, enragera. Ne refaisons pas ici le débat. Interrogeons-nous, en partant de ce tout petit exemple mais en élargissant, sur l’écueil que peut représenter l’institution parlementaire lorsque le hasard, ou la rancœur personnelle de l’un ou l’autre, dictent les décisions à la place du rapport de forces politiques, cette bonne vieille dialectique qui fonde nos antagonismes en démocratie.
Lorsqu’un Parlement – et peu importe qu’on l’appelle ici « délibératif » - devient arène de hasard, imprévisible, livrée au jeu d’éléments individuels, hors de tout contrôle, la démocratie est perdante. Parce que la démocratie, c’est la clarté, la transparence, la confiance des engagements, la traçabilité des actes. Ce qui s’est produit, cet après-midi, au Municipal de la Ville de Genève, peut hélas parfaitement arriver dans un Parlement cantonal, voire aux Chambres fédérales. Et cela mérite une question : le principe de délégation parlementaire, si sanctifié depuis deux siècles dans nos systèmes, mais possédant de tels ferments de fragilité, et parfois d’injustices dans la représentation du peuple, ne doit-il pas nous amener à imaginer des contre-modèles de décision démocratique, impliquant beaucoup plus de votants ?
Le temps des diligences
Depuis deux siècles, disons depuis la Révolution française, ou 1848, ou plus récemment selon les pays, les citoyens ont coutume d’envoyer siéger des représentants dans des cénacles. Cela nous vient du temps des diligences. On partait à la Diète, on y demeurait parfois plusieurs semaines, on était entre gens qui savaient lire et connaissaient les lois, on concoctait entre soi, à des centaines de kilomètres des gens qui vous avaient élu, en totale coupure avec eux. Il fallait bien faire confiance à ces délégués. Ils avaient la formation, l’éducation, les réseaux, la connaissance.
Aujourd’hui, l’information est instantanée. Le miracle de la technique, les réseaux sociaux, internet, permettent à chaque citoyen d’accéder aux mêmes données que les parlementaires. Dans vingt ans, cinquante, dans un siècle, sera-t-il encore nécessaire qu’une minorité d’hommes et de femmes (par exemple, 246 sur une population de huit millions d’habitants) fassent PHYSIQUEMENT le déplacement d’aller siéger côte à côte (par exemple, quatre fois trois semaines par année, à Berne) ? Ou à Paris ? Ou à Berlin ? Ou face aux canons, dans la Vieille Ville de Genève ? Ce procédé de conclave, avec ses rites et sa liturgie, son parfum de chapelles, ses chuchotements de sacristie, sera-t-il encore pertinent dans trois ou quatre générations ?
Intégrer les masses de façon pro-active
En Suisse, nous avons la démocratie directe, initiatives ou référendums. Mais la plupart du temps, cette mise en masse de la décision n’intervient qu’en réaction. Le référendum corrige une loi jugée mal faite, l’initiative vise à amender notre ordre constitutionnel sur des points que les corps constitués auraient négligé d’aborder. Mais ne serait-il pas temps d’intégrer le suffrage universel, non seulement en réaction, mais aussi en pro-action, en procédure normale de décision ? Les outils de technique évoluent à une telle vitesse qu’on peut l’envisager.
Restera, bien sûr, à demeurer dans l’ordre du démos plutôt que de sombrer dans celui de la doxa. Aucun nouvel instrument de démocratie, dans les générations qui nous suivront, ne pourra faire l’économie de la dureté citoyenne, qui implique formation, connaissance, engagement personnel, prise de risque, mise en débats, pour arriver à la décision. On est loin, très loin, de la démocratie d’opinion, ou chaque sondé n’aurait qu’à cliquer. Bien sûr, il faudra vaillamment se prémunir de ceci pour parvenir à cela.
La démocratie comme polyphonie
Les Parlements en ont encore pour quelques générations, et même sans doute demeureront-ils longtemps. Mais ils ne sauraient constituer seuls la totalité d’une démocratie. Pas plus que le suffrage universel, d’ailleurs. C’est du dialogue des uns et des autres de ces ORGANES, en résonance, que naît et fermente la polyphonie de la démocratie. Elle implique d’être constamment interrogée, réinventée, en lien avec la prodigieuse évolution des techniques et des moyens d’information. Disons simplement, pour revenir au sujet initial, qu’un vote démocratique à plusieurs dizaines de milliers de personnes (l’échelle de la Ville de Genève), y compris sur des lignes budgétaires, laisserait moins de place au hasard que l’improbable frottement de 80 personnes, fussent-elles d’une infinie sagacité, toute honte bue, et toute trahison consommée.
Pascal Décaillet