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Sur le vif - Page 751

  • Günter Grass : la littérature allemande orpheline d'un génie


     

    Sur le vif - Lundi 13.04.15 - 13.54h

     

    Avec Günter Grass, qui nous quitte aujourd’hui à l’âge de 87 ans, la littérature allemande perd non seulement l’un de ses plus grands auteurs du vingtième siècle, mais l’une de ses plus saisissantes figures dans ce champ immense qui, de la traduction de la Bible par Luther en 1522 à aujourd’hui, n’a cessé en cinq siècles, par sa profondeur, d’enrichir nos consciences. Lorsque j’ai appris la mort de Grass, juste avant midi, ce sont d’abord une foule d’images qui se sont télescopées dans ma tête : Dantzig en 1939, l’immense migration des Allemands vers l’Ouest en 1945, le Tambour, la révolte à Berlin-Est le 17 juin 1953, génialement restituée dans une œuvre pas assez connue, « Die Plebejer proben den Austand », « Les Plébéiens répètent l’insurrection », impliquant comme personnage un certain Bertolt Brecht mettant en scène le Coriolan de Shakespeare, au milieu d’une révolte populaire dont on connaît l’issue historique.

     

    Mes premiers souvenirs de Grass remontent à mes lointaines années de Germanistik, et bien sûr, encore et toujours, à la figure de Bernhard Böschenstein. Mais comme tant d’autres, c’est la lecture du Tambour (Die Blechtrommel, 1961), cette fresque exceptionnelle d’une enfance et d’un destin dans la « Ville libre de Dantzig », cause directe de la Seconde Guerre Mondiale, qui m’a coupé le souffle. Par l’histoire racontée, qui est celle des Allemands du siècle, mais aussi et surtout par la puissance du style, une forme de baroque ou de picaresque germanisé, sur lequel je suis exprimé dans l’Hebdo, lors de la parution de « Mein Jahrhundert » (Mon siècle), le 18 novembre 1999, http://www.hebdo.ch/le_siegravecle_de_guumlnter_grass_8254_.html . Dans cet article, je mentionne la filiation littéraire de Grass avec le célèbre « Simplicissimus », de Grimmelshausen (1688), lecture obligatoire de tout germaniste en herbe, dont le héros, Simplex, se balade dans les dédales de la Guerre de Trente Ans. Nulle œuvre littéraire, assurément, ne se réduit à des thèmes, mais on notera tout de même la présence écrasante, chez Grass, de la guerre, de la migration, du regard d’enfant, décalé, sur la tragédie du siècle, toujours recommencée.

     

    J’avais déjà écrit une page complète, quelques années plus tôt (1995), à la demande de Jacques Pilet (pour le Nouveau Quotidien), sur « Ein weites Feld », « Toute une histoire », où Grass, prenant à témoin le grand romancier du dix-neuvième Theodor Fontane, ironise, l’un des premiers, sur la réunification, en pleine euphorie Kohl. Décalage, toujours : nous avons affaire à un narrateur d’une puissance inouïe, le champ de son action est celui de l’écriture, c’est lui qui choisit le diapason, les clefs, les tonalités. Son allemand de Dantzig, avec la Baltique dans le jeu salé de ses sonorités, c’est à haute voix qu’il faut le lire. Au fait, pourquoi deux des géants de la littérature allemande sont –ils nés au bord de cette mer lointaine, Thomas Mann à Lübeck (1875), Günter Grass à Dantzig (1927) ?

     

    Je ne reviendrai pas ici sur l’immensité de l’œuvre, ni sur le Günter Grass biographique, vous aurez tout cela demain dans vos journaux. Disons simplement que la vie de cet homme de génie fut celle – ne put qu’être celle – d’un Allemand du siècle, né à Dantzig en 1927, douze ans en 39, dix-huit en 45, il a voulu aller dans les U-Boot, il est passé par la Panzerdivision SS Frundsberg à 17 ans, en 1944, il a été prisonnier des Américains. Destin totalement classique d’un adolescent de l’époque : j’ai moi-même passé l’été 1972 chez un Allemand originaire de Posen (Poznam), à la trajectoire étonnamment similaire, front russe, reflux, captivité, reconstruction, à partir de zéro, compagnonnage avec d’autres anciens combattants : un destin allemand, c’est tout. Tous les soirs, pendant des heures, dans son jardin près de Lüneburg (Basse-Saxe), nous nous parlions. Il me racontait la guerre, sans haine, c’était saisissant.

     

    Des thèses de doctorat ne manqueront pas, dans les années ou les décennies qui nous attendent, de scruter, au plus près, le rapport du récit grassien avec la réalité traversée dans l’Histoire, et à coup sûr nous retomberons toujours, principalement, sur la Seconde Guerre Mondiale, l’immense vague de refuge germanique du printemps 1945, la question de l’unité et celle de l’identité. Mais une fois encore, nulle œuvre littéraire, surtout pas de cette puissance-là, ne se ramène à des thèmes. Disons qu’elle les charrie, les tutoie, les évoque, les esquisse. Pour mieux sublimer l’incomparable musique d’un style : celui-là est unique, reconnaissable immédiatement en quelques lignes. La littérature allemande est aujourd’hui autant orpheline qu’en 1955 avec la mort de Thomas Mann, ou en 1956 avec celle de Brecht.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Illisibles, les Verts ne font plus recette

     

    Sur le vif - Dimanche 12.04.15 - 18.34h

     

    Tous les quatre ans, ce qui se passe en avril à Zurich est sondé comme préfiguration de ce qui pourrait se produire six mois plus tard, aux élections fédérales. Ainsi, la déroute des Verts. Dans ce canton, le plus peuplé de Suisse, ce parti vient de perdre, cet après-midi, son conseiller d’Etat, Martin Graf, et, dans la foulée, six députés au Grand Conseil. A Genève aussi, en novembre 2013, les Verts perdaient un membre du gouvernement et sept membres du Parlement cantonal. Que feront-ils, dans une semaine, dans les Conseils municipaux de nos 45 communes ? Nous le verrons dimanche prochain, à Uni Mail.

     

    Je ne cesse, ici même, depuis des années, de thématiser l’illisibilité croissante des Verts. Je le faisais déjà du temps de leur splendeur, lorsqu’ils étaient au firmament de la mode, prétendaient éclipser leurs cousins de gauche, dépasser la lutte des classes, et jusqu’au concept même d’Histoire, qui devrait céder la place à une postmodernité dégagée du poids du tragique, de celui des frontières et des appartenances. Cette invitation à un aggiornamento fut souvent prise de très haut, par des gens qui avaient le vent en poupe, et se figuraient leur posture du succès comme éternelle.

     

    La vérité, c’est que les Verts, ce parti très jeune, très récent dans notre paysage politique (quelque 35 ans), semblent aujourd’hui dans l’incapacité psychologique et intellectuelle du minimum d’autocritique nécessaire pour relancer le mouvement. « L’effet Fukushima est derrière nous », vient de reconnaître à la RSR la co-présidente du parti, Adèle Thorens, et cet aveu est ma foi énorme : par ces mots, la Vaudoise reconnaît qu’une importante tragédie japonaise (dont personne ne nie la gravité) avait, il y a quelques années, été bien utile à son parti pour le propulser dans des compétitions électorales en Suisse.

     

    Seulement voilà, la mode, c’est ce qui se démode, et lorsqu’il faut compter sur une catastrophe au pays du Soleil Levant pour nourrir le débat politique en Suisse, l’argument ne peut tenir très longtemps. Idem, l’obsession climatique du prédécesseur de Mme Thorens, le conseiller national genevois Ueli Leuenberger : dans cet exemple aussi, il fallait toujours « planétiser » les enjeux,  et cela précisément au moment où les frontières, les sentiments d’appartenance et de proximité reviennent.

     

    Aujourd’hui, au niveau fédéral comme dans bien des cantons, les Verts sont devenus illisibles. Ils ne manquent pourtant pas d’atouts : un personnel politique de qualité, avec un très bon niveau de formation, des ministres exécutifs efficaces et pragmatiques, dans les cantons comme dans les municipalités, bref des gens très agréables à fréquenter : le problème, ce ne sont pas « les Verts », en aucun cas les personnes, mais bien le flou croissant dans l’idéologie.

     

    Aucune section Verte dans une grande ville, aucun parti Vert cantonal, pas plus que le parti national, ne pourra faire l’économie d’une autocritique, ou s’ils préfèrent un aggiornamento, dans ce domaine-là. Refuser de le faire, mais en profondeur croyez-moi, ce qui n’ira ni sans douleur, ni sans déchirements, c’est conduire cette formation politique vers d’autres défaites, d’autre pertes d’influence, d’autres rétrécissements dans notre vie citoyenne. A eux de choisir, entre la politique de l’autruche et le chemin de l’introspection. Les élections fédérales, c’est dans six mois et six jours.

     

     

    Pascal Décaillet

     

  • Mattmark, 1965

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    Sur le vif - Jeudi 09.04.15 - 14.44h

     

    Était-ce le repas du soir du lundi 30 août 1965 (oui, très probablement), ou celui de midi du mardi 31 ? Je me souviens exactement où j’étais, avec ma famille, lorsque j’ai appris la catastrophe de Mattmark. J’avais sept ans, et c’est la seule fois de ma vie où j’ai perçu l’esquisse d’une larme dans l’œil de mon père. Il venait de rentrer du travail, nous étions déjà attablés, il était très ému, il a juste dit : « Il faut vite allumer la radio, le glacier s’est effondré sur le chantier de Mattmark ». Nous avons écouté, en silence. Ce mot, Mattmark, déjà naturellement dur, austère, revêche, m’a fait peur de longues années après, peut-être aujourd’hui encore.

     

    Le souvenir de cette tragédie est lié à l’émotion de mon père. Il était ingénieur, génie civil, 45 ans à l’époque, il avait justement travaillé, les premières années de sa carrière, pendant la guerre, sur des chantiers de montagne. C’est lui, par exemple, tout jeune, qui avait construit le Fort d’Artillerie de Champex, dans la commune de ma mère, Orsières. Mattmark n’est pas le plus vieux souvenir que je conserve d’une nouvelle grave, avec nécessité immédiate de brancher la radio : je me souviens de la mort de Kennedy, novembre 1963, et de celle de Churchill, janvier 1965. Mais Mattmark, comment vous dire, je tremble presque en l’écrivant cinquante ans après, c’était quelque chose de terrible : le glacier de l’Allalin qui s’écroule sur le chantier d’excavation du barrage en construction, 88 morts, dont 57 saisonniers italiens et 23 travailleurs suisses.

     

    Des jours suivants, début septembre 1965, je n’ai plus aucun souvenir concernant Mattmark, c’était le moment de mon entrée dans une école où j’allais passer près de onze ans, jusqu’à ma Maturité en avril 1976, une école qui m’a profondément marqué. Depuis cette date, je suis allé marcher, avec mon père, sur tous les barrages du Valais, Mauvoisin, Dixence, Moiry, Emosson, Zeuzier, Cleuson, et tant d’autres. Tous, sauf Mattmark. Aujourd’hui encore, je ne suis jamais monté voir ce barrage. Mais je vous jure que chaque fois que j’en vois un, ou n’importe quel chantier de montagne, tunnel collecteur, canalisation, puits d’échappement, je pense à ces 88 morts, sans compter les blessés, au plus profond de moi. Je pense aux chantiers de montagne de mon père, à la dureté du métier de ces hommes-là. Grâce à eux, ces Italiens, ces Suisses, tous les autres, nous vivons aujourd’hui mieux, plus confortablement en tout cas, que les générations d’avant.

     

    Je pense aussi à la puissance sonore et musicale des mots : il fallait que le lieu de mort et de malédiction fût celui qui portât ce nom de deux syllabes, raides, sombres, rauques, gutturales, habillant la plus nocturne des voyelles. Ce nom qui, cinquante ans après, me fait toujours peur. Hommage aux victimes. J’ignore encore si je m’y rendrai un jour.

     

    Pascal Décaillet