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Sur le vif - Page 531

  • Gilets jaunes : surtout pas de leader !

     

    Sur le vif - Lundi 28.01.19 - 12.13h

     

    Non, non, et non ! Il ne faut pas de leader aux gilets jaunes. L'absence de leader, c'est justement ce qui fait leur puissance.

     

    Chez les gilets jaunes, les thèmes priment sur les personnes. On voit une masse humaine, juste reconnaissable à une couleur, qui se bat pour des idées, notamment pour un prodigieux renouveau de la démocratie française, le référendum d'initiative citoyenne.

     

    Alors, de grâce, qu'on ne vienne pas nous bassiner avec un leader ! Ni surtout avec une liste électorale pour les européennes. Que ce magnifique mouvement, surgi des entrailles de la France, demeure dans la magie et la fraternité de son anonymat. Surtout pas de chef ! Surtout pas de porte-parole, pour faire la tournée des plateaux TV du pouvoir.

     

    Non. Juste la masse humaine. Calme, respectueuse. Débarrassée des casseurs. Cela, dans la campagne de François Mitterrand, en avril-mai 1981, portait un très beau non : cela s'appelait la Force tranquille.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • L'Europe, oui ! Mais pas celle-là !

     

    Sur le vif - Vendredi 25.01.19 - 16.39h

     

    Mon opposition à l'Union européenne - ou plutôt à ce qu'elle est devenue, depuis 1992 - n'est absolument pas une résistance à l'Europe, comme continent. Comme Suisse, parlant français et allemand, ayant étudié le latin et (de fort près) le grec, amoureux de la langue italienne, être anti-européen serait parfaitement absurde ! Notre pays est au centre de l'Europe, il en partage les langues, l'Histoire, les courants philosophiques et religieux : quoi de plus européen que la Suisse ?

     

    En 1974, en Allemagne, j'avais écrit une longue dissertation, en allemand, sur la nécessité de construire l'Europe. J'étais très souvent en Allemagne, dans mon adolescence, je voyais bien la magnifique démarche de réconciliation, principalement avec la France. Mais en même temps, il y avait un immense Chancelier social-démocrate, qui s'appelait Willy Brandt (1969-1974), et qui avait lancé une idée fondamentale, l'Ostpolitik.

     

    Jeune homme, passionné de politique et d'Histoire, lisant chaque semaine le Spiegel, extraordinairement intéressé par la DDR, je suivais de très près cette ouverture allemande vers l'Est, un quart de siècle seulement après la guerre. Les Américains, l'Otan, la CDU-CSU, les conservateurs allemands, ont tout fait, mais vraiment tout, pour que la grande idée de Brandt échoue. Pour ma part, j'étais persuadé que l'homme de Lübeck, de la génuflexion de Varsovie (décembre 1970), voyait juste. C'était quinze ans, et plus, avant la chute du Mur !

     

    Jusqu'à fin 1992, peut-être encore un peu 1993, j'ai cru dans la construction européenne. J'ai couvert à fond la votation du 6 décembre 1992, suivant Jean-Pascal Delamuraz dans ses déplacements, multipliant les débats, pour la RSR. Mais 1992, ce fut aussi, en septembre, la votation sur Maastricht, avec cet incroyable débat Séguin-Mitterrand, un oui du bout des lèvres du peuple français, la porte ouverte à une monnaie unique, à une Europe libérale, libre-échangiste. Le libéralisme érigé en dogme. Partisan des Etats, des nations, de puissants systèmes de redistribution, de solidarité sociale, de mutualités, je me suis mis à rejeter cette Europe n'ayant plus d'autre credo que le marché. Mon opposition, dès lors, au système de Bruxelles, pendant un quart de siècle, n'a fait que croître.

     

    Mais elle n'est pas une opposition à l'Europe ! J'aime profondément ce continent, j'en ai visité la plupart des pays, j'aime son Histoire, et je vois bien que mon pays, la Suisse, en a été secouée au même titre que tous ses voisins. La Suisse n'a rien d'insulaire, tout ce qui la concerne a été produit par l'environnement européen : Humanisme, Réforme, Révolution française, Guerres napoléoniennes, Restauration, Révolution industrielle, Printemps des peuples en 1848, Kulturkampf, réaction de Léon XIII (1891) à la précarité du monde ouvrier et au libéralisme de pur profit spéculatif, Guerres mondiales (même si elle en fut épargnée), Révolutions de 1917 (Russie) et 1918 (Allemagne), etc. Ce qui fait vibrer l'Europe atteint immédiatement la Suisse. Ceux qui nous brandissent la thèse de l’îlot solitaire sont des ignares.

     

    Pour autant, la Suisse ne doit surtout pas se précipiter dans un quelconque Empire. Par son refus constant de le faire, elle a construit, au cours des décennies, sa stature de nation, certes modeste, mais crédible et respectée. Et justement, cette Europe-là, celle de la machinerie bruxelloise, dominée depuis la chute du Mur par l'Allemagne, ultra-libérale, absolument pas sociale, n'est pas, ne peut pas, ne doit pas être la nôtre. Nous avons une autre Histoire, d'autres traditions. L'événement le plus important du vingtième siècle suisse, c'est l'arrivée de l'AVS, en 1947, 1948. Un système de mutualité entre les générations, pour garantir la retraite de nos compatriotes. Eh bien je suis infiniment plus attaché aux grandes inventions sociales de cette immédiate après-guerre (Sécurité sociale en France, 1945 ; AVS en Suisse, 1948) qu'à ce culte du Veau d'or représenté par l'obligation dogmatique d'une Europe libérale et libre-échangiste, à partir de 1992.

     

    Je demande à ceux qui, comme moi, combattent à fond l'Union européenne, de rappeler qu'ils sont, par les élans du coeur et les dispositions de l'âme, tout autant européens que les autres. Européens, par les langues. Européens, par la culture. Européens, par l'Histoire. Simplement, nous ne voulons pas de l'actuelle Europe de Bruxelles. Nous ne voulons pas de cette construction-là. Nous ne voulons pas du dogme libéral imposé après la chute du Mur, au début des années 90.

     

    Nous sommes Européens. Mais nous voulons une autre Europe. Solidaire et sociale. Respectueuse des nations. Consciente de sa prodigieuse Histoire. Ne laissant personne sur le bord du chemin.

     

    Quant aux spéculateurs, il leur reste New York, Singapour ou Hong Kong. Qu'ils vivent leur vie, dans leurs Temples du profit. Et qu'ils nous laissent construire, sans nous presser, le continent que nous aimons.

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Bernhard Böschenstein (1931-2019) : un immense germaniste nous a quittés

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    Sur le vif - Jeudi 24.01.19 - 16.10h

     

    Il est des êtres qui vous marquent plus que d’autres, allez savoir pourquoi. Une histoire d’ondes, ou de fluides, le sentiment surtout de leur devoir beaucoup. Ainsi, Bernhard Böschenstein, qui vient de nous quitter à l’âge de 87 ans. Sans lui, je n’aurais sans doute pas trop entendu parler de Friedrich Hölderlin (1770-1843) ni de Paul Celan (1920-1970), auxquels, il y a si longtemps, il m’avait initié. Sans lui surtout, je n’aurais imaginé l’immensité des liens entre la langue grecque ancienne, celle d’un Eschyle ou d’un Sophocle, et la langue allemande, celle des poètes. J’aurais bien sûr appris ces choses-là, avec d’autres, mais il se trouve que par lui j’y suis entré, par lui j’en ai pris conscience. Au moment où nous quitte ce très grand germaniste, mon sentiment premier est celui, pour la vie, d’une immense reconnaissance.

     

    Né à Berne en 1931, fils du grand journaliste Hermann Böschenstein (1905-1997), avec qui j’ai eu l’honneur de faire une grande émission de radio, en compagnie de mon confrère André Beaud, diffusée à la Pentecôte 1991, Bernhard Böschenstein a vécu sa vie entière dans l’incandescence des textes. A la séance d’information d’octobre 1976, pour les nouveaux, il avait plaidé avec passion pour « tous ces témoignages humains », avec une saisissante force de vie. Il était un littéraire pur, habité par le vers et sa prosodie, il vivait dans la musique des mots, et d’ailleurs aussi dans la musique, tout court.

     

    Il y avait sa prodigieuse érudition, mais elle n’eût rien été sans les incroyables antennes musicales intérieures de cet homme hors de pair, son attente face à la capacité sonore de chaque syllabe. Il en sortait, dans ses Vorlesungen, pour les gamins que nous étions, d’étranges fragments d’obscurité. Ces derniers ne tenaient pas à la langue allemande, qu’il avait accessible, mais à la teneur même de son propos, d’une déroutante exigence, au service du texte. En d’autres termes, il nous arrivait bien souvent, face à ce professeur aussi lunaire que fascinant, de nous sentir largués. Et je crois aujourd’hui, au moment où lui nous quitte, que justement cette distance-là éveillait en nous mille sentiments diffus : culpabilité de ne pas tout comprendre, impuissance, et pourtant désir impétueux, un jour futur, de rattraper le chemin qui mènerait jusqu’à la lucidité de ce maître.

     

    Ceux qui ont eu l’honneur, entre 1964 et 1998, de se frotter peu ou prou à l’étincelant discours critique de Bernhard Böschenstein, sur Hölderlin (il avait consacré, en 1958, sa « Dissertation » à la Rheinhymne), sur Paul Celan ou sur Musil, se reconnaîtront peut-être ici. Ce spécialiste du grand poète Stefan George (1868-1933), considérait, comme ce dernier, qu’existait autour de lui un « Cercle », un « Kreis », visible ou invisible, autour d’une passion pour les textes. Il serait pourtant totalement faux de réduire cet homme à la solitude d’une tour d’ivoire : sa vie entière, justement, fut consacrée à la transmission. Exigeante, épuisante, mais tissant des fils que nul ne peut rompre. C’est peut-être cela, face à la vie, face à la mort, face aux chemins qui se séparent, face aux destins qui se font ailleurs, qu’on appelle un « maître ». Un être unique, face à l’inéluctable pluralité du monde.

     

    Pascal Décaillet