Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Sur le vif - Page 251

  • L'Allemagne, les camions polonais, la prodigieuse vitalité d'une nation en mouvement

     
    Sur le vif - Dimanche 29.08.21 - 16.00h
     
     
     
    J'ai fait des milliers de kilomètres, en juillet, avec mon épouse, sur les autoroutes allemandes, comme tous ces derniers étés. C'est une expérience passionnante. Pour le paysage, qui n'a rien de monotone : même les immenses forêts, en Bavière, en Thuringe, dans le Nord-Est du Brandebourg, sont riches d'enseignement : à la lisière du Mecklenburg-Vorpommern, en montant vers la Baltique, on trouve par exemple des pins, par dizaines de milliers. On dirait le Sud, comme dans la chanson, si bouleversante, de Nino Ferrer.
     
    Et puis, il faut toujours regarder les autres véhicules, leurs plaques, leurs origines. Et là, depuis des années, à vrai dire depuis trente ans, mais de façon exponentielle, un constat : le personnage central, sur l'Autobahn, de Bâle à Stettin, de Flensburg à Berchtesgaden, c'est le camion polonais. Des millions - je n'exagère pas - de camions polonais. En parfait état, souvent neufs, bref on dirait des camions allemands.
     
    Rassurez-vous, la Pologne n'a pas envahi l'Allemagne ! Et l'omniprésence des convoyeurs de marchandises polonais, sur sol germanique, n'indique pas le rapport de forces qu'on pourrait croire. Elle prouve même exactement le contraire.
     
    Il faut se renseigner sur l'économie polonaise. Depuis la "Réunification" (je mets entre guillemets ce mot que je n'aime pas, je préfère parler de phagocytage pur et simple de la DDR par un Ouest capitaliste, vorace, dédaigneux de l'Est, c'est cela qui s'est produit), Berlin et Varsovie travaillent ensemble, c'est le moins que l'on puisse dire. Renseignons-nous donc sur l'économie polonaise réelle d'aujourd'hui, et nous découvrirons que les capitaux des entreprises de ce pays sont souvent en mains allemandes.
     
    Les millions de camions polonais sur les autoroutes allemandes sont certes immatriculés en Pologne, pays bosseur et désireux de fortifier son économie, nul ne le lui reprochera. Mais à bien des égards, nombre d'entre eux sont des camions... allemands ! Les deux pays travaillent ensemble, chacun y gagne en prospérité, mais les vrais patrons, dans bien des cas, ce sont les Allemands. Pas ceux qui dirigent les entreprises, mais ceux qui les possèdent. Les camions polonais qui envahissent les autoroutes allemandes font donc autant grimper le PIB de l'Allemagne que celui de la Pologne. Les deux pays sont gagnants.
     
    Je voyage sur les autoroutes allemandes depuis l'enfance. Souvenirs inoubliables des deux grandes traversées de ce pays dans la Mercedes blanche de mon père, en 1968, lorsque nous sommes montés, toute la famille, au Cap Nord. J'ai connu l'Allemagne avec zéro camion polonais, l'Allemagne avec des centaines de milliers de camions polonais. Voici aujourd'hui l'Allemagne avec des millions de camions polonais.
     
    Un homme, dans l'Histoire allemande de l'après-guerre, avait, à sa manière, préfiguré cette situation. Il n'était pas capitaliste, pas du tout pro-Américain, assez timide sur l'Europe. Mais il était profondément allemand, natif hanséatique de cette ville de Lübeck, tournée vers la Mer de l'Est, que j'ai eu le bonheur, avec mon épouse, de retrouver cette année. Cet homme s'appelait Willy Brandt (1913-1992). Je l'ai toujours considéré comme l'un des plus grands Chanceliers de l'Histoire allemande. Au pouvoir entre 1969 et 1974, il a réinventé, avec l'Ostpolitik, la possibilité de l'Est dans le grand destin allemand. En décembre 1970, 25 ans seulement après la fin de la guerre, il s'est rendu à Varsovie. Il s'est agenouillé devant le Monument du Ghetto. Quelque chose d'incroyablement fort s'est passé.
     
    Willy Brandt est mort peu après la Chute du Mur. La Réunification dont il rêvait devait avoir d'autres aspects, moins gloutonnement capitalistes, moins servilement affidés à l'atlantisme, que celle de M. Kohl. Mais pour l'Autre Allemagne, cette DDR qui a assumé pendant quarante ans (1949-1989) la continuité historique prussienne et saxonne, et celle de la Thuringe, Willy Brandt avait une autre vision que celle du mépris. Quant à la Pologne, son geste de 1970 scelle la possibilité d'une réconciliation des âmes, ça va chercher plus loin que la prise de contrôle systématique des capitaux sur la grande industrie polonaise.
     
    Je vous parle de Willy Brandt, parce que son parti, le SPD, dont j'ai longuement raconté l'Histoire dans ma Série Allemagne, est en train de vivre une nouvelle jeunesse. On dit même - mais il faut être prudent - que son candidat pourrait, après les élections du 26 septembre, devenir Chancelier. Je ne suis pas socialiste, loin de là, mais la sociale-démocratie allemande, surtout depuis le Congrès de Bad-Godesberg (1959), c'est quand même un autre projet que la gauche moralisante, obsédée par le sociétal, donneuse de leçons, culpabilisante, de notre Suisse romande et de la France. Willy Brandt, puis son successeur Helmut Schmidt (que j'ai eu l'honneur, en 1999, d'interviewer dans son bureau, à Hambourg), ont été de grands Chanceliers. Pragmatiques, nationaux.
     
    Le retour en force du SPD, c'est l'Allemagne d'aujourd'hui qui clame son besoin d'Etat. Toute l'Histoire allemande, depuis les premières lois sociales de Bismarck, est marquée par cette nécessité d'équilibre entre productivité économique (phénoménale) et justice sociale. Mme Merkel, dont le bilan appartient à l'Histoire, a laissé des trous dans le filet social. Les populations de l'ex-DDR, en Saxe mais aussi dans la Prusse historique, sont les premières à en faire les frais. Le capitalisme sauvage, importé de l'esprit libre-échangiste des Anglo-Saxons, n'est pas un modèle pour l'Allemagne. Ce pays a besoin de dynamisme économique, il est à cet égard l'une des premières puissances du monde, et je me souviens avec émotion de l'admiration que nous éprouvions avec mon père, ingénieur, pour ces immenses usines que nous visitions dans les années 60. Mais l'Allemagne a besoin, tout autant, de cohésion sociale, à l'intérieur de sa Gemeinschaft.
     
    Alors, au moment où les camions polonais nous prouvent que le destin économique de l'Allemagne se joue, plus que jamais, sur les Marches de l'Est, l'heure de Willy Brandt a peut-être sonné.
     
    Que ce pays fascinant demeure un géant économique d'une exceptionnelle vitalité, toute l'Europe y sera gagnante. Mais qu'il réaffirme sa tendance plus que séculaire au modèle social, à la recherche des équilibres. En Allemagne, il y a des millions de plaques polonaises. Mais il y a, aussi, des centaines de milliers d'éoliennes, de panneaux solaires. Ce pays, comme si souvent depuis sa renaissance sous l'immense Frédéric II de Prusse (1740-1786), a d'innombrables longueurs d'avance sur nous. Il vaut d'être visité. Ses auteurs, d'être lus. Ses musiciens, d'être écoutés. Ses penseurs, ses théologiens, d'être étudiés. Ses entreprises, d'être visitées. Il est l'un des phares de notre continent.
     
     
     
    Pascal Décaillet

  • Eté 2021 : le souvenir qui emporte tous les autres

     
     
    Sur le vif - Vendredi 27.08.21 - 11.15h
     
     
    Ostsee ! La Baltique, sur la côte extrême Nord-Est du Mecklenburg-Vorpommern, non loin de la frontière polonaise, cette Prusse maritime où je me sens chez moi. J’ai tenu en allemand, en juillet, le journal de ce nouveau séjour en ex-DDR. J’y reviendrai largement, notamment dans ma Série Allemagne, dont 32 épisodes sur 144 sont déjà publiés. Pour l’heure, mon épouse et moi n’avons qu’un désir : retourner sans tarder dans ce Finistère septentrional des Allemagnes, où j’avais passé de longues périodes de ma jeunesse. J’y emporterai Thomas Mann et Hölderlin, Brecht et Heiner Müller, Christa Wolf et Paul Celan. Peut-être la vraie vie est-elle là. Et sur les sentiers valaisans.
     
     
    Pascal Décaillet

  • RTS : l'invasion des "hein ?"

     
    Sur le vif - Jeudi 26.08.21 - 12.39h
     
     
    Seize siècles après le regretté Attila, voici, au 12.30h RTS, l'invasion des « hein ? ». Jusqu’à six par papier d’une minute. Un pur tic de langage, pour simuler misérablement le spontané. Le degré zéro de l’expression radiophonique.
     
    L’impro sur mots-clés, au service d’une info vivante, exacte, dense, calibrée dans le temps, et sous la forme d’un vrai entretien, non-préécrit, avec le meneur, ça n’est pas exactement cela. Ça exige à la fois une extrême rigueur, notamment dans la maîtrise de la durée (le timing imparti, ou convenu avec le meneur, doit être respecté à la seconde) et celle des articulations, et un bonheur dionysiaque, viscéral, physique, dans la valse des mots. Une prise de risque, aussi, sans filet, dans le rapport à l’oralité. C’est un métier. Cela s’apprend. Cela s’exerce. Il faut avant tout en avoir puissamment envie, sinon autant oublier.
     
    Le secret de la radio, c'est la relation intime que l'aspirant au micro entretient avec son ventre, sa gorge, sa voix. Il doit s'aimer, tout en se montrant d'une incroyable exigence avec lui-même. Il doit s'aimer, et se détester quand il faiblit. Il doit parfois se gifler, de rage. Il doit se réécouter dix fois, vingt fois, aussitôt après son passage à l'antenne. Il n'est pas rien, lui le locuteur. Il n'est pas un détail de l'histoire. Il est un être humain, doté d'une voix, d'une énergie, d'un souffle de vie. C'est lui qui a choisi le métier du micro, personne ne l'y a contraint. Alors, ce choix dément, où il est question d'amplifier les sons provenant du ventre, puis de la gorge, il doit l'assumer. Aller jusqu'au bout. On ne fait pas de la radio à moitié, sans en avoir l'air. On ne triche pas. On ne glisse pas des "hein ?", juste pour mimer le moment de vie d'une vraie conversation. La radio est un art. Elle mérite mieux que des béquilles.
     
    L'homme ou la femme de radio doit être tenaillé par la volonté d'habiter, avec toute l'intensité d'une présence, la période vocale impartie. Le temps donné, ni plus, ni moins. C'est quelque chose de très fort, à des milliers de lieues marines des relances pré-écrites, cette apothéose du scolaire, cette fausse spontanéité qui ne dupe personne.
     
    Il faut être debout, face au meneur, également debout. Sans studio, sans murs, sans mobilier, sans investissements dantesques dans une machinerie n'ayant rien à voir avec l'essentiel : canaliser le verbe qui surgit. La vraie radio, c'est dehors, là où quelque chose se produit. En phase avec l'événement ! En palpitation avec lui. Debout, et en mouvement ! Micro sans fil, casque sans fil, reliés à une valise satellite, c'est tout. Juste une montre radiocontrôlée dans l'autre main, pour rendre l'antenne à la seconde près, même à dix mille kilomètres du meneur. Un métier, je vous dis, juste un métier, exigeant, millimétré, fascinant. Pas de place pour les amateurs.
     
    La radio, c'est la liberté, surgie de la précision.
     
    Sous les yeux, tout au plus quelques mots-clés, correspondant aux trois ou quatre choses essentielles qu'on veut faire passer. Des noms propres. Des chiffres. Des dates. Rien d'autre. Parce qu'en réalité, si on a bien intériorisé sa prise de parole avant, si on a fait une "italienne", ces quelques-mots-clés, on ne les regardera même pas. Exigence absolue : une parfaite maîtrise du sujet.
     
    Dans le regard, deux objectifs : les yeux de l'interlocuteur, comme dans la vie quand on parle à une autre personne ; et, quelque part dans le champ, l'horloge radiophonique, à la seconde près. Le timing, en radio, est capital. Celui qui déborde met en péril l'ensemble de l'émission : après lui, d'autres intervenants surgissent, qui n'ont pas à être prétérités par l'absence de professionnalisme de celui qui dégouline.
     
    Au plus haut niveau radiophonique romand, dans le silence ouaté des étages, la surdité règne. La plus parfaite insensibilité à la forme, à la phrase, aux syllabes, aux silences, à tout ce qui forge les vertus de l’élocution. Pourquoi se préoccuper de ces choses-là, il est tellement plus galvanisant de projeter ses désirs vitaux sur une construction immobilière à Ecublens.
     
    Je parle ici de radio, et de radio seulement. C'est un domaine que je connais un peu.
     
    La radio est le média de l’oralité. Mais la flamme du verbe vivant n’y intéresse quasiment plus personne. À quelques exceptions près, hommes et femmes de talent, à qui j’adresse mon estime et ma fraternité. Ils sont, eux, des praticiens du micro, jamais des cadres ni des apparatchiks. Ce sont eux qui sauveront la radio en Suisse romande, pas la tristesse grisâtre des hiérarques.
     
    Pour l’heure, c’est la radio d’Attila. On y émet des sons, mais l’esprit ne repousse plus.
     
     
    Pascal Décaillet