Nouvelle réflexion sur la destruction de la Ville allemande - 1945, dans le miroir de 1648 - Dimanche 04.04.21 - 11.16h
En 1945, les villes allemandes sont détruites. C'est à dessein que les Anglo-Saxons les ont pulvérisées elles, les villes. Pas seulement parce qu'elles concentraient le secteur industriel. Mais parce que l'âme allemande, au fil des siècles, s'est forgée dans un théâtre de représentation urbain : les cathédrales, les résidences des seigneurs locaux, les collections d'art, les salles de concert, les théâtres.
En 1945, tout cela est en cendres. Pas les villages ! Pas la campagne ! Non, les villes, si importantes dans la construction de l'imaginaire du Saint-Empire : Immédiateté impériale, Franchises, concentration des pouvoirs, convergences des artistes. En rasant Hambourg en 1943, puis Dresde en 1945, Harris, le chef des commandos de bombardements la Royal Air Force, ne prend pas ces décisions tout seul. Non, il obéit à un chef, le Premier Ministre, qui s'appelle Winston Churchill, un homme pétri d'Histoire, et qui sait parfaitement ce qu'il fait. Pas seulement venger Coventry, il l'a fait au centuple ! Bien pire : éradiquer la Ville allemande. La Ville allemande, pas seulement les villes allemandes !
Ma mère a passé une partie de sa jeunesse en Allemagne, dans les années 1936 à 1938. Elle a connu d'éclatantes villes allemandes, au centre du pays, avant la guerre. Les trésors du Moyen Âge y étaient visibles à chaque coin de rue. Quand elle y est retournée, peu après la guerre, plus rien. J'ai moi-même visité d'innombrables villes, dans l'ensemble du pays, des Alpes jusqu'à la Baltique, du Rhin jusqu'à l'Oder, avec une prédilection pour la partie orientale (Saxe, Prusse, Thuringe) : malgré certaines splendeurs sauvées du désastre, on sent bien qu'il y a quelque chose de perdu, d'irrémédiable.
J'aime passionnément Hambourg, Lübeck, Nuremberg, Würzburg, Francfort-sur-l'Oder, Weimar, Brême. J'ai passé de longs mois à Munich, du temps de mes études. Je n'aime pas trop Berlin, bien que je m'y sois rendu maintes fois. Je préfère la Prusse intérieure, austère, sévère, intellectuelle, celle qui semble retenir en elle le monde sensible, de peur qu'il n'explose. La Prusse de Kleist. J'aime les bords de l'Oder, à la frontière polonaise, il y règne un esprit de garnison, de musique et de poésie. Le monde germanique, dit-on, s'y termine. Je n'en suis pas si sûr.
La Ville allemande, devenue cendres et poudres. 1945 ? Pas seulement ! En 1648, à l'issue de l'abominable Guerre de Trente Ans, la Ville allemande, de la Baltique jusqu'à Bâle, est en ruines. Les Suédois, entre autres, y sont pour beaucoup. Les Princes de toute l'Europe, à partir de la Défenestration de Prague, avaient décidé de faire des Allemagnes le terrain de jeu de leurs guerres. En 1648, il n'y a plus de Ville allemande, il n'y a plus d'Allemagne, il n'y a plus rien.
Il faudra un siècle pour que renaisse, en Europe, un esprit allemand : ce sera l’œuvre de Frédéric II, le Roi de Prusse (1740-1786), l'homme sans qui nul renouveau n'eût été possible.
En visitant pour la première fois Lübeck avec toute ma famille, en juillet 1968, nous sommes allés voir ces sublimes églises de briques rouges, où chante l'âme luthérienne, et d'où semble encore poindre la musique de Buxtehude. Les murs de l'une d'entre elles étaient percés de trous d'obus. Seconde Guerre mondiale, avais-je demandé au guide : "Oui, je crois bien. A moins que ce ne soient les Suédois, au moment de la Guerre de Trente Ans".
Une marge d'erreur de trois siècles ! Mais la béance, au coeur de murs, était toujours là. Comme un rappel du destin allemand, tragique et muet, à la recherche d'un fil invisible. Comme dans Wagner. Comme dans les Contes de Grimm. Comme dans "Deutschland, bleiche Mutter", l'éblouissant poème de Brecht. Quelle mère ? Et quel enfantement ? Pour quel destin ?
Pascal Décaillet