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Sur le vif - Page 166

  • Un art, pas une science

     
    Sur le vif - Dimanche 21.08.22 - 15.49h
     
     
    Avec grand fracas, tambours et trompettes, le DIP nous annonce qu'il va s'occuper, cette année, de 80'000 élèves. Il semble s'en réjouir : regardez comme nous sommes forts, notre système est puissant, notre machine est capable de se déployer à l'échelle industrielle. Les roues dentées, Charlot, les Temps modernes.
     
    Mais ça rime à quoi, ce triomphe du quantitatif ? 80'000 élèves, pour un Canton d'un demi-million d'habitants, la proportion est gigantesque. On veut quoi ? Un objectif d'un élève pour quatre habitants ? Pour trois ? Et cette "formation obligatoire jusqu'à 18 ans", nouvelle Constitution oblige, ça rime à quoi ? Prolonger la durée scolaire pour des jeunes qui n'ont ni envies, ni aptitudes ? Infantiliser plus longtemps l'adolescent ? Donner à la société l'illusion de garanties plus solides pour que les jeunes puissent affronter les rudesses de la vie ?
     
    L'école est un miracle. Ce qu'il y a de plus beau dans une société humaine. Parce que des humains transmettent à d'autres, plus jeunes, des connaissances, des passions. Ca passe par la qualité d'une voix, oui au sens physique. Par celle d'une élocution, d'une puissance de conviction. Par une extrême attention les uns aux autres. J'ai passionnément aimé l'école, je lui dois tout. Je me souviens de tous mes maîtres. Je pense évidemment, chaque fois, à l'inoubliable passage de Péguy, Notre Jeunesse, Cahiers de la Quinzaine, 1913.
     
    Réduire au quantitatif les ambitions de l'école, c'est dénaturer le miracle de la transmission. L'enseignement n'est absolument pas une science, il est un art. Il y a des profs doués, d'autres le sont moins, c'est aussi simple que cela. La maîtrise du sujet. La voix. Les chemins de la captation, la ruse, l'humour, l'enthousiasme. Un art, pas une science.
     
    A tous ceux qui prennent ou reprennent demain, allez disons à l'armée des 80.000, j'adresse mes voeux. Pour qu'il soient heureux les uns avec les autres. Heureux d'en découdre avec la connaissance. Réussir cela n'a rien d'une science. C'est un art.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Quelque part, dans le sépulcre noir des océans

     
    Sur le vif - Mercredi 17.08.22 - 09.10h
     
     
    Une poignée de jeunes Allemands, dans un espace extraordinairement clos. Trois heures de film, à vous couper le souffle. En apprenant, ce matin, le décès de Wolfgang Petersen (1941-2022), se presse dans ma mémoire la foule de ces images, ces visages de sous-mariniers, ces angoisses, ces silences, ces attentes à l'approche du navire ennemi. Ce film, l'un des plus grands de l'Histoire du cinéma, c'est Das Boot (1981), le journal de bord d'un sous-marin allemand, en 1941, dans les eaux de l'Atlantique-Nord.
     
    Le film est un chef d’œuvre. D'abord, c'est la reconstitution la plus saisissante du quotidien à l'intérieur d'un U-Boot de la Seconde Guerre mondiale, jamais réalisée. D'innombrables sous-mariniers, encore vivants en 1981 (un an après le décès du Grand-Amiral Karl Dönitz), l'avaient reconnu. Tout est conforme au vécu de l'époque, la salle des machines, les appareils, le périscope, les lance-torpilles, l’exiguïté saisissante, mais aussi les sons, la musique, les communications radio, les costumes.
     
    Alors oui, on peut se contenter de décrypter le film à la seule lumière du réel, et se dire "Tout est juste". Les acteurs sont époustouflants, à commencer par "Der Alte", le Commandant, Jürgen Prochnow. L'historien de la Kriegsmarine placera l'oeuvre de Wolfgang Petersen (d'après le roman de Lothar-Günther Buchheim) dans l'extraordinaire saga de la Kriegsmarine, héritière immédiate de la Kaiserliche Marine et de son fondateur Alfred von Tirpitz (1849-1930), l'homme qui crée sous Bismarck, puis commande entre 1914 et 1916, la machine de guerre navale prétendant rivaliser avec la Royal Navy, d'abord en Mer du Nord et en Baltique, plus tard dans l'Atlantique.
     
    Dans cette épopée, celle des U-Boote. Le premier apparaît en 1906, ils sont 28 en 1914, ils seront 375 pendant la Seconde Guerre mondiale. Allez voir le remarquable Musée de la Marine à Hambourg (je l'ai visité en 2019, avec mon épouse) : l'étage consacré aux U-Boote est saisissant. J'en avais vu un en juillet 1968, avec mon père, dans le port de Hambourg : l'intérieur est une boîte de sardines. Le génie de Wolfgang Petersen, c'est d'avoir restitué les angoisses de ce huis-clos. Inutile de dire que les passionnés de la guerre sous-marine connaissent personnellement, par leur nom, les 375 U-Boote de la Seconde Guerre mondiale. 229 ont été perdus, et 40% des hommes d'équipage, officiers et sous-mariniers, sont morts au combat. C'est le taux le plus important au sein de toutes les forces allemandes en action, Kriegsmarine, Wehrmacht, Luftwaffe, confondues.
     
    Ca, c'est le fond historique du film de Wolfgang Petersen. Les U-Boote ne sont pas apparus par hasard sur le théâtre des opérations en Baltique et en Mer du Nord. Il fallait, dès la fin du 19ème siècle, rivaliser avec l'Anglais, rattraper le retard pris face à la Royal Navy, dont l'un des Premiers Lords les plus actifs au 20ème siècle, un certain Winston Churchill, ne cessera de commander de nouvelles pièces, faire évoluer les techniques. Le Bataille du Jutland (31 mai et 1er juin 1916) constituera l'apogée de cette rivalité. Nombre de combats, de duels notamment, de la Seconde Guerre mondiale, sont des comptes très précis à régler, de bâtiment à bâtiment, par rapport à des pertes de la Grande Guerre. Les marins n'oublient jamais.
     
    Mais le film de Petersen présente d'autres vertus que celles de la seule exactitude historique. Il est une Odyssée. Et la figure du Vieux, le Commandant, n'est pas sans rappeler les mille tours d'Ulysse, entouré de ses compagnons, qu'il perdra les uns après les autres. Au plus profond de l'Atlantique-Nord, ces gamins égarés dans une folle aventure rêvent de retrouver l'Allemagne, c'est leur Ithaque, leur Pénélope. Sur des couchettes de maison de poupée, serrés comme des harengs, ils lisent et relisent les lettres des filles qu'ils ont laissées, là-bas, à terre. Ils contemplent les photos. Mais ces mêmes jeunes hommes rêvent aussi d'en découdre. Alors, on guette le navire anglais. La Royal Navy, ça n'est pas rien : depuis des siècles, elle domine les mers du monde. On attend. On s'approche en silence. On écoute son coeur palpiter. Soit on torpille l'ennemi, soit c'est la même mort, abominable, pour soi-même, dans le sépulcre noir des océans.
     
    Alors voilà. Je vous encourage à voir et revoir ce film. Il y a de l'Homère, du Moby-Dick, et du Kubrick (celui de l'Odyssée de l'Espace) dans cette oeuvre-là. Il y a des hommes magnifiques. Habités par la peur. L'angoisse. La solitude. L'aventure, au sens étrangement ambigu de ce supin : ce qui peut advenir, se passera en effet, ou non. N'est-ce pas, au fond des mers ou dans celui de nos âmes, le lot de tout humain, face au destin ?
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Les Américains en Allemagne : jusqu'à quand ?

     
    Sur le vif - Lundi 08.08.22 - 05.52h
     
     
    Débarqués en Normandie le 6 juin 1944, les Américains mettent plus de sept mois avant de pénétrer par forces terrestres sur le sol allemand. La résistance de la Wehrmacht, sur les verrous stratégiques, est phénoménale, comme elle le sera face aux Russes, devant Berlin. Depuis deux ans, jour et nuit, Anglais et Américains pulvérisent de bombes les villes allemandes. Le terrain est préparé. Mais les Allemands, jusqu’au dernier jour, se battront. La victoire décisive contre le Reich se fait à l’Est, mais la percée anglo-américaine en Rhénanie, puis en Basse-Saxe, joue évidemment un rôle important.
     
    Je résume ici en quelques lignes, pour ceux qui ne connaîtraient pas, les onze derniers mois d’une guerre dont le détail m’habite et me passionne depuis plus d’un demi-siècle. Je pourrais la raconter jour par jour, parfois même heure par heure, dans les moments-clefs comme l’offensive allemande dans les Ardennes, fin décembre 44, ou les ultimes combats, titanesques, pour défendre Berlin, fin avril 45. Ou encore, les semaines de résistance dans le bocage normand, en juin-juillet 44, où les Allies ont été tenus en échec. Je peux vous dire exactement, à chaque fois, quelle unité allemande s’est battue, sous quel commandement.
     
    Les Américains sont implantés en Allemagne depuis janvier 1945. Cela fait plus de 77 ans. D’abord, comme occupants. Puis, comme « alliés ». J’ai passé de longues périodes de ma jeunesse en Allemagne. Chez des Bavarois américanophiles, à l’image du bouillant Franz-Josef Strauss. Mais aussi, beaucoup plus important et formateur, chez un ancien combattant du Front de l’Est, tout au Nord de l’Allemagne, en 1972, qui me racontait tous les soirs la Guerre à l’Est.
     
    Une passion de la connaissance qui m’a accompagné toute ma vie, et m’a amené à rencontrer et interviewer tant d’autres témoins, comme feu August von Kageneck, officier de Panzers à l’Est, issu des milieux que ma mère avait fréquentés en Allemagne, dans les années trente. Son père avait été aide de camp du Kaiser. Enfant, il s’était mis au garde à vous devant Hindenburg, le vainqueur de Tannenberg en 1914, venu leur rendre visite dans le château familial de Rhénanie, au milieu des années vingt.
     
    Les Américains en Allemagne, c’est plus de trois quarts de siècle d’Histoire. Les Russes ont quitté la DDR en 89/90, au moment où Kohl a littéralement absorbé ce pays pour établir l’influence atlantiste sur l’ensemble des Allemagnes. Les Américains, eux, sont restés. Et se sont projetés sur les pays d’Europe centrale et orientale, jusqu’à aller narguer les Russes à leurs frontières.
     
    C’est dans ce contexte d’expansion continue, et de provocation permanente, qu’il convient de mettre en perspective l’affaire ukrainienne actuelle. Il faut utiliser les outils de la connaissance, ainsi que nous y invite il y a 25 siècles l’historien grec Thucydide, et surtout ne jamais se laisser contaminer par la morale. Notre analyse doit être froide, stratégique, et reconstituer les chaînes de causes et de conséquences. C’était valable dans les guerres balkaniques, il y a 30 ans. Ça le demeure, plus que jamais, face au conflit ukrainien.
     
    J’annonce, dès le premier jour, que l’Allemagne finira par jouer un rôle-clef dans cette affaire. Elle se cherche encore, c’est sûr. Quelle va être, ces prochaines années, l’évolution de ses relations avec les Etats-Unis ? Avec la Russie ? Le poids des nécessités en approvisionnement énergétique. L’évolution des esprits allemands face à leur propre Histoire, depuis Frederic II (1740-1786), notamment dans la question cruciale de l’Ostpolitik, un demi-siècle après les intuitions géniales de Willy Brandt (1969-1974). À qui profitera, le jour venu, le réarmement allemand ? Quelle marine va s’imposer dans la Baltique ? Une ou deux questions, parmi tant d’autres.
     
    La présence américaine en Allemagne n’a rien de définitif. Quatrième puissance économique du monde, en pleine expansion commerciale sur les Marches de l’Est, en amorce d’un réarmement massif, habitée par les esprits les plus vifs et les plus ingénieux, l’Allemagne n’a pas dit son dernier mot. Son comportement futur face à l’Est constitue l’une des clefs majeures des futurs équilibres. Dans l’Ostpolitik, elle jouera, une fois de plus, son destin.
     
     
    Pascal Décaillet