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Commentaires GHI - Page 7

  • La mémoire, la vie qui passe, la Comtesse

     

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 01.10.25

     

    La mémoire. C’est l’un des thèmes historiques, mais aussi littéraires et musicaux, qui me travaillent le plus. La mémoire, non comme accumulation, comme il en irait de la capacité d’un ordinateur à stocker des données, mais comme révélateur de tout ce qu’au fond nous sommes : des êtres sensibles, affectifs, avec un passé, des traces, des cicatrices, des souffrances, des joies. Tout ce qui nous fonde. Ce qui fait de chacun d’entre nous un être unique, singulier. Comme toi j’ai des yeux, des jambes et des bras, comme toi j’ai un cerveau, avec toi je partage une structure humaine. Mais ma mémoire, en ce qu’elle a d’affectif et de propre à mon parcours de vie, me singularise. Toute l’Histoire littéraire, à commencer par les invocations homériques à la Muse, prétend restituer des fragments de mémoire. Ne dit-on pas d’un roman qu’il « raconte une histoire » ?

     

    L’être humain pourrait se contenter de vivre sa vie, d’ailleurs on nous invite à saisir l’instant, jouir du temps présent. Mais non, la mémoire est là, qui nous laboure et nous travaille. L’être humain dort, sa mémoire surgit dans ses rêves. Il voyage, la mémoire d’un pays l’assaille de représentations, noms de rues, statues, monuments, airs d’opéras. Tu retrouves un vieil ami, vous laissez poindre les souvenirs partagés du passé. Tant de fois, les humains passent leur temps à se raconter leur propre vie, ou alors la vie des autres. On fragmente ensemble, en la bricolant, la mosaïque de la mémoire.

     

    Quand je lis, pour la centième fois, l’époustouflant triptyque biographique de Charles de Gaulle, par Jean Lacouture (un volume publié par an, 1984, 1985,1986), c’est pour retrouver, comme chez Plutarque, la vie d’un homme illustre, mais surtout pour me laisser emporter, une fois encore, par le style de Lacouture (un homme unique, délicieux, que j’ai maintes fois interviewé), vivre avec lui sa mise en scène du passé, et au fond, comme dans Homère, l’écouter tout simplement me raconter une histoire. En 84, 85, 86, par trois fois, dès 9h, heure d’ouverture d’une grande librairie des Rues-Basses, je faisais la queue le premier jour, à la première heure, pour acheter l’un des éléments du triptyque. Je voulais vivre cette mémoire-là, intensément. Même excitation que pour Chateaubriand, Rousseau, ou aujourd’hui Annie Ernaux : racontant sa vie, elle nous raconte aussi les nôtres, comme dans « Les Années », ce chef d’œuvre de simplicité et de sobriété. C’est sa mémoire à elle, mais elle remue chacune des nôtres. Particulière, elle résonne universel.

     

    J’aurais tant à dire sur la mémoire musicale. L’œuvre. La partition. L’interprétation. La connaissance du thème, parfois par cœur, chez l’auditeur, sa soif pourtant de l’entendre, encore et toujours, mille et mille fois recommencé, jamais le même en fonction des interprètes, comme une source de vie, toujours recommencée. A l’image de cet air immortel, celui de la Comtesse, Noces de Figaro, acte II, première apparition : la mémoire qui surgit, la sienne, la nôtre, la vie d’une femme, notre destin à tous, universel.

     

    Pascal Décaillet

  • Dans dix mille ans

     

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 24.09.25

     

    J’ai eu la chance de me rendre maintes fois au Proche-Orient, la première fois en 1966 (jusqu’à la Mosquées des Omeyyades, à Damas), puis la plupart du temps pour mon métier. Jérusalem est pour moi une ville de lumières, de chiffres et de lettres, de codes, de prières, de mélange de civilisations. La langue hébraïque, bien sûr. Mais aussi, l’araméen, le copte, le grec orthodoxe, le byzantin, l’arménien, le géorgien. Forêt de signes.

     

    Chaque fois que je m’y suis rendu, je m’y suis senti au cœur du monde. Le judaïsme, dans toute la complexité de son Histoire. Le christianisme, incroyablement présent, dans ses versions orientales. Et puis, l’Islam. Jamais, une seule seconde, dans ma vie, je n’ai tenté d’ériger ces trois immenses courants en opposition les uns avec les autres.

     

    Il y a la guerre, bien sûr, pour la possession de territoires. Le contrôle de l’eau, denrée infiniment plus rare que chez nous. Mais je suis habité par l’idée que les grands courants spirituels convergent quelque part. En se promenant dans Jérusalem, « trois fois Sainte », du Mur des lamentations à l’Esplanade des Mosquées, de la Porte de Damas au Saint-Sépulcre, le premier sentiment qui vous envahit, d’une puissance inouïe, n’est pas celui de la différence. Mais celui de l’unité.

     

    On continuera longtemps, je le crains, à se battre pour le contrôle de territoires. Un jour, l’unité triomphera. Un jour, peut-être. Dans dix-mille ans.

     

    Pascal Décaillet

  • Proche-Orient : la passion de comprendre

     

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 24.09.25

     

    La semaine dernière, j’ai évoqué ici l’extrême violence dans la tonalité du débat politique français. J’ai fait allusion, notamment, au rôle irresponsable joué par les chaînes privées parisiennes, TOUTES TENDANCES CONFONDUES, dans la polarisation des échanges. Soyons clairs : il n’est absolument plus possible, en France, de poser sereinement, par exemple, les termes complexes de l’équation Israël-Palestine, sans sombrer, après quelques secondes, dans un torrent d’insultes, surgies d’un camp comme de l’autre. La France a importé chez elle la haine du conflit, comme si la situation, sur place, n’était pas assez dramatique. Comme si l’horreur, celle de Gaza, allait s’arranger en instillant, autour d’un conflit extérieur à la France, un parfum de guerre civile, au pays des Guerres de religion et de l’Affaire Dreyfus. En s’étripant autour du Proche-Orient, ce sont leurs propres fantômes que réveillent nos amis Français : la question coloniale, l’antisémitisme, et même Vichy.

     

    Nous, les Suisses, sommes mieux armés que la France pour aspirer à poser sereinement les éléments du conflit entre Israël et les Palestiniens. Nous n’avons pas eu de colonies, Nous n’avons pas opprimé le monde arabe. Nous n’avons, d’un autre côté, pas eu les poussées d’antisémitisme de la France au moment de l’Affaire Dreyfus (1894-1906), même si l’analyse de la presse suisse de l’époque (j’ai travaillé sur ce sujet, pour ma Série RSR de 1994 sur l’Affaire) laisse poindre des positions plus tranchées, d’un côté comme de l’autre, que vous ne l’imagineriez. Nous avons, en Suisse, la chance de pouvoir parler à toutes les parties en guerre, Israël comme les Palestiniens. Nous avons cette qualité d’ouverture qui nous avait été reconnue, dans les dernières années de la Guerre d’Algérie, par la France et le FLN, pour pouvoir accueillir chez nous des négociations secrètes, alors que les armes, en Algérie, parlaient encore.

     

    Poser sereinement les termes du débat. Parler au gouvernement d’Israël, y compris pour lui dire tout net notre condamnation sans appel de son action à Gaza. Parler aux Palestiniens. Être reconnus, par l’un et l’autre camp, comme un pays de dialogue, de sérénité dans les débats, de sérieux dans notre connaissance, en profondeur, du Proche-Orient. Pour cela, il nous faut des diplomates connaissant à fond le monde arabe, la complexité de son Histoire, ses grandes figures, de Nasser à Bourguiba, de Abdel Kader (1808-1883) aux pères de l’indépendance algérienne de 1962. Il nous faut des diplomates parlant arabe, dans toutes les saveurs de cette langue fascinante. Il nous en faut d’autres parlant persan, et connaissant l’Iran avec une autre profondeur historique et culturelle que les caricatures de la propagande américaine. Bref, il nous faut de l’ouverture, de l’amitié avec les deux peuples en conflit, celui d’Israël et celui de Palestine. Il nous faut la patience de comprendre. Tout le contraire des hurlements de haine, sur les chaînes privées parisiennes.

     

    Pascal Décaillet