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  • Willy Brandt, dans votre salon

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    Sur le vif - Mercredi 31.07.13 - 23.57h

     

    Je suis un cinglé d’archives audiovisuelles. D’archives tout court, d’ailleurs, à commencer par ces dizaines de milliers de journaux qui ont encombré mes caves et ma vie. Mais depuis un quart de siècle, d’archives audiovisuelles. À cet égard, internet est un bonheur. En combinant les moteurs de recherches, vous pouvez passer des journées avec Mendès France ou Mitterrand, de Gaulle ou Churchill, Mauriac ou Céline. Avec l’habitude, vous tapotez deux ou trois mots-clefs, et les voilà qui surgissent sur votre écran, avec leur voix, leur visage, les intonations. Fascinant.

     

    Hier soir, je me suis lancé sur l’un de mes hommes politiques favoris au vingtième siècle, Willy Brandt, l’un de ceux qui m’impressionnent le plus, sur lequel j’avais naguère écrit, pour la Revue jésuite Choisir, le texte « L’inconnu de Lübeck ». Contrairement à d’autres chanceliers, je ne l’ai jamais rencontré, jamais interviewé. Mais j’avais douze ans et demi lors de la génuflexion de Varsovie, de quoi marquer un jeune garçon déjà féru (pour toutes sortes de raisons, à la fois personnelles et intellectuelles) d’Histoire allemande.

     

    Alors voilà, vous tapez Brandt, vous ajoutez une date, un lieu, vous vous laissez promener dans l’imagerie cinématographique ou télévisuelle de l’époque. Vous commencez par le 9 novembre 1989, en souvenir de cette nuit magique que vous aviez passée à traduire les interventions de Brandt, Kohl, Genscher, pendant que s’écroulait le Mur et que Rostropovitch, imperturbable, entonnait les Suites pour Violoncelle de Bach. Et puis, vous voilà à Erfurt en 1970, première visite d’un chancelier fédéral en DDR, acclamations. Ou à Berlin, le 26 juin 1963, Willy Brandt Maire avec Kennedy Président. Ou, en affinant encore les recherches, dans les années cinquante, tiens à Bad-Godesberg, par exemple, ce fameux congrès où le SPD rompt avec le marxisme. Et tant d’autres exemples, qui reconstituent la vie publique d’un homme d’exception.

     

    Vous y allez à l’instinct, une scène en appelle une autre, vous voilà, comme dans les archives d’un journal papier, en promenade historique. C’est une infinie jouissance, lente et distillée, comparable à celle d’une infusion, en fin de soirée. Et là, je dis vive internet, parce qu’il y a vingt ans encore, il fallait fréquenter les bibliothèques, les phonothèques. Alors qu’aujourd’hui, de chez vous, vous pouvez à loisir convoquer tout cela. Vous êtes acteur de la recherche, c’est la vôtre, vous êtes promeneur et chercheur, voyeur et jouisseur, votre imagination se dilate, c’est une forme de bonheur.

     

    Sur Willy Brandt, qui aurait eu cent ans cette année, je reviendrai bientôt. Mais c’est une autre affaire. Ou peut-être la même, au fond. J'ai fait ici l'éloge d'une médiation. Mais l'essentiel, en toutes choses, n'est-il pas le contenu, le fond du sujet ? En l'espèce, la trajectoire de feu d'un destin. A tous, je souhaite une excellente nuit.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • La Suisse et le désert du silence

     

    Sur le vif - Mercredi 31.07.13 - 12.41h
     

     

    11 mars 1998, huit heures du matin. L’Assemblée fédérale va devoir élire le successeur de Jean-Pascal Delamuraz, démissionnaire pour cause de « grave maladie », dont il avait d’ailleurs lui-même prononcé le nom, et qui l’emportera quelques mois plus tard. Le successeur sera Pascal Couchepin, nous serons les premiers à l’avoir au micro et l’appeler « Monsieur le Conseiller fédéral ». Mais pour l’heure, la tradition exige un discours d’adieu du partant. Delamuraz monte à la tribune. Silence de plomb.

     

    Et là, pour l’ultime fois publiquement, les vibrations d’une très grande voix. Je me souviens avoir dit à mon voisin : « Delamuraz, c’est une voix ». Il avait parlé de la Suisse et de son avenir, de l’ouverture, de la jeunesse. Il y avait là les inflexions tragiques du dimanche noir, six ans plus tôt, mêlées à l’acceptation d’un destin personnel, la passion de l’Histoire, celle du pays. J’avais déjà été pris de fierté lorsque Furgler, en novembre 1985, avait accueilli Reagan et Gorbatchev. Mais là, c’était autre chose, la puissance d’une voix, la fragilité d’un homme, la dignité de sa posture. Il nous avait saisis, pour certains jusqu’aux larmes.

     

    Petit pays, aux équilibres précaires, à la prospérité beaucoup plus récente qu’on ne l’imagine, fragile, sans matières premières, la Suisse a besoin de quelques grandes voix. Il m’est, pour ma part, parfaitement égal qu’elles soient de gauche ou de droite, il y en eut des deux bords, de Tschudi aux deux personnes citées plus haut. Mais il faut que cette voix nous parle. Il faut qu’elle nous touche. Qu’elle nous donne envie de croire au pays.

     

    Qu’est-ce qu’une voix ? Il existe de magnifiques tessitures, parfaitement posées, mais ça n’est pas encore la voix. Il y faut autre chose. Le souffle. Le rythme. L’élan, les pauses, la communion avec le public. La colère, ou parfois l’accent d’une nostalgie. Dans ce registre, qui s’en va chercher dans les jeux perdus de l’orgue, la simple démonstration rationnelle, où l’argument serait livré nu dans la bataille, ne suffit pas. Michel Rocard, qui s’écoute démontrer, ça n’est pas une voix. Mitterrand, à Epinay ou à la fin des Congrès de Toulouse, et peut-être encore aux funérailles de Bérégovoy à Nevers, c’est une voix. Charles de Gaulle, d’un bout à l’autre de son destin, fut avant tout une immense, une incomparable voix.

     

    Elle était pourtant mal posée, la voix du Général, parfois beaucoup trop haute, offerte en pâture à la caricature. Mais il avait quelque chose à nous dire, d’incroyablement sincère et puissant. L’immensité de sa voix, c’était le courage des voies choisies. La résistance. La solitude. Le destin. La voix, la voie. L’homonymie est-elle si gratuite que cela ? Si votre discours ne nous emporte pas dans l’espérance d’un chemin, parviendra-t-il à capter ?

     

    Retour à la Suisse de 2013. Où sont-elles, ces grandes voix ? Avez-vous en tête le moindre souvenir, même fragmentaire, même trois ou quatre mots, d’un quelconque discours de Didier Burkhalter ? Il serait pourtant, dit-on, notre ministre des Affaires étrangères. Notre pays traverse une crise majeure, attaquée par ses puissants voisins. Le peuple suisse apprécierait d’entendre une voix. Il ne perçoit hélas que le désert d’un silence.

     

    Eh bien moi, des grandes voix suisses, vivantes, présentes, j'en connais. Je vais vous en citer une ou deux, quitte à fâcher quelques amis de droite. On aime ou non Jean Ziegler, mais c’est une grande voix. Chaleureuse, éruptive, volcanique, tendre aussi lorsqu’il évoque son enfance dans l’Oberland ou laisse perler ses inflexions spirituelles. On aime ou non Franz Weber (oh, j’ai voté contre, rassurez-vous, amis valaisans), mais quelle puissance de rhétorique, lorsqu’il nous parle du pays physique, des sources et des étangs, et de notre responsabilité face à leur survie. On aime ou non Pierre-Yves Maillard, mais lorsqu’il s’exprime, c’est l’Etat qui parle, et cela n’est pas si fréquent.

     

    J’ai cité ici des êtres qui me touchent. Je suis pourtant loin de partager toutes leurs options. Mais la rhétorique, la vraie, peut s’avérer furtive et surprenante. J’ai besoin de celle qui me ramène à l’essentiel : notre condition humaine, notre citoyenneté partagée, notre construction collective de l’avenir. À partir de là, gauche ou droite, basse ou alto, qu’importe. Une voix, dans le discours politique, ne se ramène ni à une tessiture, ni à la perfection d’un phrasé. Elle se jauge à la puissance révolutionnaire d’un verbe et d’une conviction. Non pour défaire une société, mais pour nous proposer les repères d’une aventure commune. Je n’ai pas parlé ici du discours amoureux. Je n’ai pas, non plus, pour vocation de l’exclure a priori.

     

     

    Pascal Décaillet

     

  • Fragments d'un discours au pays

     

    Le pays n'est pas venu à moi, il a fallu que j'aille à lui.


    Mercredi 30.07.13 - 13.31h

     

    Mon rapport à la Suisse n’a jamais été immédiat. Ou alors, s’il devait doucement le devenir, il n’y aurait là que le produit d’une lente maturation, ces choses qui viennent avec l’âge, comme la passion de la nature, ou l’éclatante confirmation de ce qui m’emporte depuis toujours : la musique, la poésie. À quinze ans, j’aimais avec folie Rimbaud et Wagner, aujourd’hui plus encore. Mais franchement, à quinze ans, l’attachement à la Suisse n’était pas ce qu’il a mis du temps à devenir. Beaucoup de temps.

     

    À cause de cela, je dis que mon patriotisme est culturel. Je ne l’ai acquis que sur la durée, en fonction d’innombrables lectures, dans deux, parfois même trois, de nos langues nationales. Lorsque j’ai passé ma Maturité, quelques mois avant mes dix-huit ans, je n’avais franchement pas grande idée de l’Histoire suisse, qui ne nous avait pas été enseignée avec un excessif talent, alors que celles de la France, de l’Allemagne, m’habitaient déjà complètement. Franchement dit, en ce mois d’avril 1976, mes compagnons de volée de Maturité fédérale et moi considérions l’Histoire de notre pays comme un pensum indigeste. Nous avions, je le sais maintenant, totalement tort, mais comment diable, avec  cet enseignement si chétif et si désincarné, eût-il pu en être autrement ?

     

    Le pays n’est pas venu à moi, il a fallu que j’aille à lui. Et je crois que ce trajet de volonté, qui passe par la connaissance, est celui de très nombreux Suisses. J’ai accompli quelque cinq cents jours d’armée, entre 1977 et le début des années 1990, à peu près dans tous les coins de la Suisse, y compris le Tessin, je crois aujourd’hui que ma motivation était d’aller vers le pays, faire un geste vers lui. Elle était celle, aussi, simple et tranquille, de l’immense majorité de mes camarades. Journaliste, j’ai immédiatement opté, à l’étonnement de certains, il y a bientôt trente ans, pour travailler en rubrique nationale. C’était au Journal de Genève. Je n’oublierai jamais cette époque.

     

    Il m’a fallu aller vers le pays. Férocement, je le voulais. Il ne m’a jamais appelé à lui, il n’y a pas eu de voix, ni vocation ni Domrémy, juste ma volonté de comprendre. Déjà, dans la presse, d’autres propositions me venaient, soit purement genevoises, soit internationales, certains patrons de l’époque m’ont même demandé pourquoi diable je m’accrochais à une rubrique aussi ennuyeuse à leurs yeux. Réponse : parce qu’elle ne l’était pas ! Je le sentais profondément, même si je n’avais pas encore la connaissance suffisante pour l’établir. Je savais qu’aller vers la Suisse exigeait la lente imprégnation d’une Histoire nationale (au moins depuis 1798, 1848) et de vingt-six Histoires cantonales. Je savais qu’il faudrait du temps. Je ne prétends pas ici qu’il faille passer par l’Histoire, je dis simplement que c’est mon mode à moi, mon chemin d’initiation. Chacun fait ce qu’il peut.

     

    Cet outillage de connaissance, c’est la Radio Suisse Romande qui me l’a donné. D’abord, en me nommant début 1991 correspondant parlementaire à Berne, où je me suis littéralement défoncé, tellement j’ai aimé ce biotope. Mais surtout, en me permettant de réaliser un nombre considérable d’émissions historiques. À cet égard, l’année 1998, qui marquait le 150e de la Suisse fédérale et le 200e de la République Helvétique, où j’ai creusé toutes les Histoires des cantons et réalisé des émissions dans l’ensemble du pays, a été une prise de conscience déterminante. À partir de ce moment-là, j’ai commencé, par moi-même, à dévorer toutes les thèses et tous les mémoires sur notre Histoire politique aux 19ème et 20ème siècles, mais aussi celle de notre presse.

     

    J’avais mordu à l’hameçon. J’éprouvais tout autant de plaisir, enfin, sur la Suisse que sur la Troisième République française, l’époque bismarckienne ou le Risorgimento. Quelque chose, de l’ordre d’une adhésion, s’était produit. S’il fallait ne citer qu’un nom d’historien romand à qui je dois tant dans l’ordre de cette initiation, ce serait Olivier Meuwly, l’homme qui nous a tant éclairés sur notre Histoire politique au 19ème siècle.

     

    Non, mon rapport au pays n’est pas immédiat. Mais hors de la musique, de la poésie, hors du sentiment de la nature, existe-t-il au fond beaucoup de choses qui le soient ? Nos adhésions, nous avons besoin de les construire.  Aller vers une langue, vers un poète étranger, exige de longues années de grammaire, d’initiation à la métrique. Et un jour, oui, Homère ou Hölderlin, Pindare ou Paul Celan, Brecht ou Sophocle. N’étant pas immédiatement patriote à l’âge de quinze ans (d’autres, sous d’autres latitudes, le furent, et jusqu’au sacrifice, je les admire infiniment), il m’a fallu cheminer vers le charme fragile, multiple, infini de ce petit pays aux équilibres si précaires. Des décennies de chemin ! Je ne parle ici que pour moi, n’entends en rien ériger mon expérience en modèle, respecte toutes les autres formes d’adhésion, ou d’ailleurs de non-adhésion. Mais moi, en toutes choses, en littérature comme en Histoire et au fond comme dans les romans familiaux, j’ai besoin de visiter en profondeur le passé.

     

    L’été dernier, j’ai passé des nuits entières sur les archives en ligne (bravo à eux de les rendre accessibles !) du Confédéré, le grand journal radical valaisan. 150 ans d’Histoire cantonale, de la grande politique aux petites annonces, et jusqu’à ces mortuaires où j’ai retrouvé mes grands-parents, côté paternel. Parce que, côté maternel, on ne publiait pas exactement chez les radicaux ! Cette année, je me suis plongé dans les archives audiovisuelles. J’ai retrouvé par hasard le reportage que j’avais fait au National le lundi 7 décembre 1992, lendemain du « dimanche noir ». Les députés tentaient de s’exprimer sur la fracture, ou plutôt les fractures, de la veille. Les Romands étaient groggys. Un homme, reconnaissant qu’on avait sous-estimé les « forces obscures » du pays, s’était exprimé avec beaucoup d’intelligence et de lucidité. C’était un Valaisan de cinquante ans, chef du groupe radical. Il s’appelait Pascal Couchepin.

     

    Aujourd’hui plus que jamais, tenter le saisir les « forces obscures » du pays me passionne. Par « obscur », j’entends ce qui m’échappe. Ce qui se dérobe à mon entendement. Ce qui glisse au-delà des Lumières et de la Raison. Car si le langage politique exige l’argumentation organique du discours articulé, l’adhésion patriotique, quant à elle, relève du sentiment et d’une immédiateté qui précisément n’a longtemps pas été la mienne. Disons jusqu’à une période très récente.

     

    À tous, j’adresse mes amitiés et ma ferveur confédérales à l’occasion des festivités de ces prochains jours, autour de notre Fête nationale.

     

     

    Pascal Décaillet